Journal de notre bordLettre n° 118 (6 juin 2010)Cap au pire. Tous les faits les plus saillants de l'actualité indiquent à l'évidence que les chefs des États puissants, des grandes banques et des grandes entreprises continuent sans ciller à mettre le cap au pire pour l'humanité et la nature. Il y a quelque chose qui relève de l'hystérie implacable dans le comportement des dirigeants de l'État d'Israël tuant ou emprisonnant des gens voulant porter secours à la population de Gaza. Ils font régner la terreur dans la région de longue date en toute impunité. Aussi bien les États-Unis que les États impérialistes européens ne peuvent que les approuver en douce et les soutenir très concrètement car cela est tout bénéfice pour ces puissances qui par ailleurs mènent d'autres guerres complémentaires en Afghanistan, en Irak, au Pakistan. Ils soutiennent plus que jamais militairement et financièrement une série de régimes pourris. Ces mêmes États qui avaient organisé un grand carnaval de l'hypocrisie sur le réchauffement climatique à Copenhague ne font même plus semblant de se soucier de l'avenir de la nature. Ils assistent impavides à la plus grande pollution par hydrocarbures de l'histoire de l'extraction du pétrole. Obama prétend que BP devra payer et indemniser. Est-ce avec des dollars qu'on peut ramener à la vie les espèces animales et végétales détruites ainsi que les milieux terrestres et aquatiques durablement souillés ? À présent ces États montrent plus que jamais leurs crocs contre les classes populaires par une série de plans d'austérité. Ils ont besoin de l'argent nécessaire pour entretenir leurs armées, poursuivre leurs guerres, renflouer leurs banques, soutenir les profits des grandes entreprises. Lesquelles sont encore plus féroces dans l'exploitation du travail humain. Des salariés mettent fin à leurs jours aussi bien à la Poste en France que dans l'usine Foxconn en Chine. Dans cette usine de Shenzhen, sous-traitante d'Apple, Dell, Nokia, Hewlett-Packard, le personnel fabrique des téléphones portables et des ordinateurs qui « nous facilitent tellement la vie ! ». Les jeunes ouvriers et ouvrières y produisent couramment 70 heures par semaine, voire 80 heures dans les périodes de pointe. L'un d'eux a été retrouvé mort le 23 janvier dernier au pied de son dortoir, très probablement assassiné par des gardes de l'usine parce qu'il travaillait « trop lentement ». Tous ces faits se tiennent et annoncent des catastrophes encore plus importantes. Allons-nous tenir encore longtemps sans commencer à prendre en mains les destinée de la société ? Les ouvriers chinois de Honda près de Canton ont réussi par leur grève à bloquer la production de quatre sites et à obtenir il y a quelques jours une augmentation de salaire importante. Des grèves et des révoltes nombreuses surviennent déjà en Chine et d'autres pays. D'autres actions collectives mûrissent sans doute mais parallèlement des manifestations de racisme, de xénophobie et de sexisme éclatent dans divers pays. Le délai pour contrer l'action des responsables de tous les désastres évoqués plus haut n'est pas extensible. ________________________________ Balle de match La tisseuse Le jour avant le bonheur Le prix de la subversion Quintette à cordes _________________________________ BALLE DE MATCH La FIFA, les sponsors et les médias télévisuels du monde entier vont régaler les spectateurs des cinq continents d'une série de prestations footballistiques nous permettant, bière, whisky, jus de fruit ou coca en main, de transpirer de joie ou d'anxiété, loin des problèmes du monde auxquels il est bien connu « qu'on ne peut pas grand-chose ». Bien calés au fond de nos banquettes, nous devrons au passage subir des annonces publicitaires débiles avec en sous-titrage l'injonction de manger des fruits et des légumes et de nous bouger un peu plus pour éviter un accident cardio-vasculaire. Sur fond de destruction des retraites, de notre pouvoir d'achat et des restes de services publics, l'été s'annonce donc palpitant. Il y a peu de chance pour que le prochain match amical entre l'équipe gouvernementale et l'équipe des dirigeants syndicaux change la donne. Il n'est pas question de chercher à dénigrer ou à culpabiliser qui que ce soit appréciant le foot à la télé. D'autant plus qu'une telle tentative de rabat-joie serait vaine et inopérante. Ce qui n'interdit pas (disons, pas encore) de porter un regard critique sur la fonction de cet événement. L'entreprise est difficile car le Mondial, comme les jeux olympiques, procure un plaisir qu'on peut partager en couple, en famille ou entre amis, commenter au travail ou avec des inconnus à la terrasse d'un café. Celui qui n'y connaît rien et n'aime pas trop cela se retrouve esseulé. Il est terrible dans une société de ne pas « être dans le coup ». C'est précisément ce ressort de la convivialité, du plaisir et de l'intérêt partagés qui est lourdement investi, dans tous les sens du terme, par les grosses machines de la marchandisation du sport comme de tous les spectacles de divertissement. Toute l'entreprise est si habilement montée qu'il y en aura pour tout le monde, y compris pour les citoyens ayant des préoccupations sociales ou éthiques. Nous aurons notre ration de magouilles scandaleuses, de dénonciations des conditions infâmes dans lesquelles de jeunes joueurs africains sont sélectionnés et abandonnés sans papiers, loin de leur famille ruinée. Et au fond de nos banquettes, nous serons à juste titre indignés, écoeurés, puis à nouveau enthousiasmés par tel match ou tel joueur. C'est notre condition humaine actuelle. Nos émotions sont bien encadrées pour l'instant par les meneurs de jeu. Il est temps que cette partie se termine pour que nous devenions les acteurs de nos vies. LA TISSEUSE Revenons à nouveau sur ce qui se passe en Chine où de remarquables cinéastes réalisent des films très éloquents. Signalons la parution d'un coffret de documentaires de Zhao Liang (trois DVD Ina) dont l'hallucinant « Pétition, la cour des plaignants » que tout le monde devrait voir pour ne pas dire de bêtises sur les Chinois et la société chinoise. Nous y reviendrons dans notre prochaine lettre. « La Tisseuse » de Wang Quan An est une fiction dramatique émouvante dont le personnage principal interprété par Yu Nan est une ouvrière d'une usine textile d'aujourd'hui. Bruit infernal, cadences infernales, surveillance constante des chefs qui permet par exemple de baisser le salaire d'une ouvrière parce qu'on l'a vu manger à son poste de travail. Pour arrondir un salaire dérisoire, certaines femmes sont entraîneuses dans un bouge le soir. L'histoire se déroule dans la ville de Xian qui, en dépit de sa fameuse armée de guerriers en terre cuite, n'a ici rien de touristique. L'ouvrière décide de faire un voyage à Pékin quand elle apprend qu'elle a un cancer de la moelle épinière. Il est incurable dans la mesure où elle et son mari n'ont pas la somme requise pour tenter une greffe. Ce film est bouleversant car tous les sentiments y sont exprimés avec un tact remarquable. Le réalisateur n'a pas besoin d'insister sur ce qui est poignant ou révoltant. Son art consiste par exemple à montrer des immeubles sinistres et des quartiers concassés réduits en gravats avec en accompagnement une chanson populaire chantée par la chorale de l'usine où il est question d'amour renaissant et d'abricotiers en fleurs. LE JOUR AVANT LE BONHEUR Nous avons déjà invité sur ce site à lire deux romans d'Erri De Luca, « Tu, mio » (voir point de vue sur notre site) et « Montedidio » (idem). On s'en veut à nouveau par avance d'en dire trop sur le dernier roman de cet écrivain d'origine napolitaine, « Le jour d'avant le bonheur » (Gallimard, 138 pages). Non pas parce il jouerait a priori sur des effets de surprise à ne pas dévoiler mais en raison de la sensibilité forte et du style décanté avec lesquels il nous présente ses personnages, leurs pensées et les situations qu'ils vivent. Ses phrases, en général assez courtes, semblent respirer avec naturel pour porter à la fois de vastes rêves et des réalités très palpables. « Le jour d'avant le bonheur » est celui qui survient lorsqu'un peuple se libère par lui-même, en l'occurrence celui de Naples pendant la Deuxième guerre mondiale lorsqu'il chassa victorieusement l'armée allemande tandis que la flotte américaine mouillait à proximité. « Quand ils deviennent un peuple, les gens sont impressionnants » dit don Gaetano, un concierge qui fait à sa façon l'éducation d'un jeune orphelin passionné de littérature. Cet homme regrette la nature qu'il a connue en Argentine mais il sait tout de Naples, de son histoire héroïque et de ses coutumes. Il est un expert au jeu de cartes local où son jeune protégé n'est malheureusement qu'une « nouille ». En outre il a le pouvoir de lire dans les pensées des gens. N'en disons pas plus, ce livre est lumineux. Liens : http://culture.revolution.free.fr/critiques/Erri_De_Luca-Tu_mio.html http://culture.revolution.free.fr/critiques/Erri_De_Luca-Montedidio.html LE PRIX DE LA SUBVERSION Nos lecteurs qui ont déjà lu des romans de Thomas Bernhard (1931-1989) ou vu certaines de ses pièces de théâtre apprécieront d'autant plus le recueil posthume de textes qui vient de paraître en français sous le titre « Mes prix littéraires » (Gallimard, 162 pages). De fait celles et ceux qui ignorent tout de ce grand auteur corrosif peuvent aussi commencer à le découvrir et à l'apprécier au travers de ce petit livre très drôle. Dans une bonne partie de son œuvre, Thomas Bernhard a été particulièrement acerbe à l'encontre de la « bonne société » autrichienne, de ses conventions réactionnaires, de son catholicisme, de son nazisme mal refoulé et de toutes ses hypocrisies. L'auteur a toujours fait preuve d'une combativité vengeresse et inextinguible contre tout cela, au point d'interdire que l'on joue ses pièces en Autriche après sa mort. Il est donc vraiment comique de découvrir que Bernhard a reçu des prix de la part d'officiels et de notables qui en général n'avaient pas lu ses œuvres. En fait il aura reçu davantage de prix prestigieux en Allemagne que dans son propre pays. Dans quelles circonstances et parfois pour quelles obscures raisons a-t-il reçu ces prix ? C'est précisément ce qu'il nous raconte avec verve et sensibilité. Il se plaît aussi à se moquer de lui-même avec entrain et une bonne dose de férocité pour ses embarras situationnels et ses maladresses. Il ne cache pas que l'une de ses motivations gourmande et enfantine dans l'acceptation de ces cérémonies souvent ridicules de remise d'un prix est la somme d'argent qui se trouve à la clé. Certains prix qui correspondent à une ville qu'il aime comme Hambourg et à une reconnaissance authentique sont aussi à l'origine de moments de félicité sans mélange. Ces narrations sont complétées par trois « discours de remerciement » et une lettre de démission qui ont dû provoquer une certaine consternation chez les officiels visés. Une fois de plus on retrouve dans ce livre comme dans « L'origine », « La cave », « Le souffle », « Le froid », « Un enfant » (regroupés dans la collection Byblos Gallimard), « Maîtres anciens » (voir un point de vue sur le site C&R), « Béton » (idem) ou « Extinction, un effondrement », cette qualité paradoxale de Thomas Bernhard d'évoquer des réalités pénibles, sordides, ennuyeuses ou grotesques de façon vivante, musicale et philosophique. Liens : http://culture.revolution.free.fr/critiques/Thomas_Bernhard-Maitres_anciens.html http://culture.revolution.free.fr/critiques/Thomas_Bernhard-Beton.html QUINTETTE À CORDES Rigmor Gustafsson est une chanteuse suédoise métisse connue dans les pays nordiques ainsi qu'en Allemagne et Suisse alémanique pour interpréter un jazz de très bon aloi ainsi que des chansons folk américaines ou suédoises. Sa tessiture fait songer à celle de Joni Mitchell. Pour son huitième album « Calling You » (CD ACT, 2010) elle a eu l'excellente idée d'associer ses cordes vocales à celle du quatuor à cordes de la radio de Vienne, le radio.string.quartet.vienna. Le résultat est séduisant. Le répertoire choisi est large puisqu'on y trouve des chansons ou des thèmes de Paul Simon, Stevie Wonder, Charles Mingus, Richard Bona et des compositions ou arrangements de la chanteuse et de membres du quatuor, Asja Valcic, Bernie Mallinger ou Johannes Dickbauer. On sent que ces cinq-là se sont amusés comme des petits fous pour habiter et habiller toutes sortes d'harmonies et de climats. La très bonne surprise est qu'un quatuor à cordes classique réussisse aussi impeccablement par leurs attaques et pizzicati à rendre toutes sortes de rythmes propres au swing, à la soul, au folk, voire à la musique contemporaine. On peut découvrir quelques mesures de cette formation en allant sur le site de chaîne de télévision suédoise TV4 : http://www.tv4play.se/aktualitet/nyhetsmorgon?videoId=1.1552568 Cela commence par une pub pour des pâtes ou des saucisses et une présentation par un journaliste suédois portant un blouson de style KGB. Mais ensuite ça s'arrange et l'interview de Rigmor Gustafsson qui suit vous permettra d'améliorer si nécessaire votre suédois ! Bien fraternellement à toutes et à tous Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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