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Journal de notre bord

Lettre no 127 (le 25 février 2011)

Les massacres que Kadhafi et ses mercenaires continuent à
perpétrer n'y changeront rien. Le peuple libyen va endurer
encore des drames et des souffrances mais il ne cédera pas.
Il ne reculera pas avant d'avoir chassé complètement cette
vieille marionnette sanglante qui s'était si bien
réconciliée avec les chefs des États de l'Union européenne
et des États-Unis qui marchent sur des œufs dans cette
affaire. Avec Kadhafi, ils vont perdre un bon client pour
leurs ventes d'armes, un bon partenaire pour leurs achats de
gaz et pétrole et un bon gardien de prison pour le peuple
libyen et les milliers de candidats africains à
l'immigration en Europe.

La vague de révoltes qui mobilise des dizaines de millions
de gens au Maghreb et au Moyen Orient ne s'arrêtera plus
avant la disparition du système capitaliste. Il y aura des
revers, des victoires fragiles, des duperies, des déceptions
et des répressions. Mais stopper la volonté collective de
vivre dignement, comme des êtres humains, cela n'est à terme
plus possible nulle part, ni au Maghreb, ni en Chine, ni en
Amérique latine, ni en Europe. Le capital en crise, en
soutenant des oppressions, en créant des inégalités, des
poches de misère et des désespérances innombrables, aura
déposé toutes les forces explosives adéquates pour nous
permettre de nous en débarrasser. Car avec cette brûlante
actualité politique et sociale depuis deux mois, il n'est
pas seulement question pour les peuples de renverser des
dictateurs locaux et d'éradiquer des cliques corrompues.
Il n'est pas seulement question pour eux de mettre en place
des structures moins scandaleusement despotiques. Des jeunes
et des travailleurs égyptiens et tunisiens l'ont dit ou,
de toute façon, l'ont déjà compris : « Ce n'est pas une
nouvelle constitution et un nouveau parlement qui vont nous
nourrir, nous donner un emploi et donner un sens à notre vie. »

On ne donne pas sa vie pour un fantôme ou une promesse de
démocratie. La démocratie authentique est celle créée par
les acteurs des révolutions. C'est la démocratie que l'on
fait vivre et prospérer soi-même, solidement, par en bas,
par une pratique et un contrôle permanents et au travers
d'organes égalitaires, non corrompus. C'est cette
démocratie-là qui permet d'imposer ses exigences en matière
de salaires, d'emplois, de logements, de santé, de services
sociaux, etc.

L'expérience en cours finira par montrer que, même dans les
pays comme la France où les libertés d'expression, de
réunion ou de vote existent (parce qu'elles sont les fruits
de révolutions antérieures, soit dit en passant), les
structures politiques hiérarchiques en place actuellement
relèvent d'une démocratie fallacieuse, au service d'une
oligarchie de milliardaires contrôlant les grands médias.
Ce système politique est tribal à sa façon. Deux tribus de
politiciens, l'une verbalement de gauche et l'autre
furieusement de droite, se relaient au pouvoir pour
satisfaire toujours et encore les intérêts capitalistes. Ce
système, avec toutes ses ramifications claniques, méprise et
étouffe les revendications et les aspirations des jeunes et
des classes populaires.

Des millions de jeunes et de moins jeunes sont le moteur de
révolutions au sud de la Méditerranée qui n'en sont qu'à
leur commencement. Ils et elles ont déjà gagné une victoire
contre le fatalisme et contre la peur généralisée et
institutionnalisée. Ce n'est pas peu de chose que d'affirmer
sa dignité et d'être un acteur autonome de l'histoire, non
soumis à un chef, un gourou, un père, une direction
soi-disant éclairée. Ils goûtent enfin à la liberté. Ils ont
l'estime d'eux-mêmes et ils la partagent collectivement. Ce
qu'ils doivent encore accomplir pour mieux vivre est énorme.
Du reste, ce ne sont pas eux seuls qui pourront tout faire
car la dictature financière qui perdure et s'exerce encore
plus férocement dans leurs pays qu'ici en Europe, a ses
points d'encrage dans le monde entier.

On ne peut pas refaçonner le monde socialement et
humainement sans un commencement qui s'est produit là où
personne ne l'attendait, et sans une suite ininterrompue de
révoltes, révolutions, mobilisations, fraternisations,
chaînes de solidarité, analyses individuelles et
collectives, pour en finir avec toutes les formes
d'oppression et d'exploitation.
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Tradition républicaine
Pétrole, fric et islamisme
Face à notre ignorance
Des Égyptiens à Chicago
In situ
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TRADITION RÉPUBLICAINE
Le soutien indéfectible aux dictatures par des États se
targuant d'être démocratiques n'est pas une nouveauté depuis
deux siècles. Jusqu'à son renversement en février 1917, la
dictature tsariste aura bénéficié du soutien militaire et
financier de l'Angleterre puis de la Troisième république
française. Pendant que les révolutionnaires, les ouvriers et
les paysans révoltés dans l'empire russe étaient pendus ou
expédiés en Sibérie, le Tsar était reçu comme un ami très
cher à Paris.

En recevant fastueusement Kadhafi (sans parler de Ben Ali,
Moubarak et quelques autres), Sarkozy s'était inscrit dans
une « tradition républicaine très française ». Giscard
n'avait pas fait moins pour l'empereur Bokassa, Mitterrand
et Chirac pour le dictateur du Rwanda, Habyarimana. Il
serait fastidieux de citer tous les dictateurs qui ont été
reçus et soutenus jusqu'à leur chute par tous les présidents
et Premiers ministres français sans exception.

Interrogé sur la médaille qu'il a reçue de Ben Ali,
Dominique Strauss-Kahn s'est défait avec désinvolture de
cette ennuyeuse question en invoquant une sorte d'obligation
professionnelle imposée par son poste à la tête du FMI. Avec
un tranquille culot, il a affirmé que personne ne pouvait
imaginer que le régime de Ben Ali était aussi impopulaire.
Personne ?

En 1999 le livre de Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi,
« Notre ami Ben Ali, l'envers du « miracle tunisien »
(éd La Découverte, réédition en 2002) était préfacé par
Gilles Perrault qui concluait ainsi : « ...ce livre,
qui lève enfin le rideau sur la Tunisie, est un événement.
Après lui, nul ne pourra dire chez nous, du sommet
de l'État au simple citoyen : « Je ne savais pas ».

Ajoutons qu'en 2001, le journaliste tunisien Taoufik Ben
Brik avait publié un livre très informé, plein d'une verve
vengeresse contre le régime de Ben Ali et dont nous avions
recommandé la lecture : « Chronique du mouchard » (La Découverte).

Nicolas Beau et Catherine Graciet ont actualisé le
descriptif du régime de Ben Ali en 2009 en publiant
« La Régente de Carthage, Main basse sur la Tunisie »
(éd de la Découverte). Encore un bon livre percutant
que DSK et MAM  n'ont pas lu, ce qui du reste n'aurait
rien changé à leur comportement.


PÉTROLE, FRIC ET ISLAMISME
Pour sonder l'étendue de l'hypocrisie des cercles dirigeants
des grandes puissances et des médias qui leur sont liés, il
est intéressant de constater leur discrétion sur le Maroc et
l'Algérie, et leur silence assourdissant à propos de la
Syrie, des émirats du Golfe et tout spécialement de l'Arabie
Saoudite. Car si ces gens-là étaient si épris de démocratie
et de liberté pour tous les peuples, ils devraient en toute
logique, informer le public sur la réalité de ces régimes et
demander aux équipes dictatoriales en place de jeter
l'éponge bien gentiment.
Il n'en est rien. Trop de pétrole, de fric et d'intérêts
stratégiques sont en jeu.
Profitons-en pour relever à nouveau cette vaste escroquerie
de la lutte de ces grandes puissances contre le terrorisme
islamique. L'Arabie saoudite est précisément une dictature
islamiste qui a consacré des milliards de dollars pour
propager dans plusieurs pays musulmans une version de
l'islam particulièrement obscurantiste et tyrannique pour
les femmes. Mais cela a toujours arrangé les dirigeants
occidentaux qu'aux prisons et aux tortures infligées aux
opposants de ces régimes, se soit ajouté un carcan moral
d'interdits, au nom de l'islam, qui paralyse les
populations. Pour un temps seulement de toute évidence.

Tout cela est appelé à exploser que ce soit en Iran, dans
les pays du Golfe ou ailleurs. La pratique d'une religion
doit être une affaire privée, un choix personnel. La
réprimer ne fait que la renforcer. Dans les mains des
dictateurs la religion est une chape de plomb pour dominer
toute une société. Dans les mains de gens comme Sarkozy,
l'islam est le prétexte pour relancer une campagne raciste
et xénophobe dont les effets peuvent être dévastateurs comme
s'en régalent déjà les gens du Front National.


FACE À NOTRE IGNORANCE
Les soulèvements en Tunisie, en Égypte, en Libye et d'autres
pays ont révélé à tout un chacun portant un intérêt soutenu
à ces événements l'étendue de son ignorance. Nous
connaissons fort mal ces pays et la complexité de leur
société.

Nous poursuivons ici notre contribution à une meilleure
connaissance de l'Égypte en signalant plusieurs livres et
auteurs susceptibles de combler nos lacunes abyssales. Le
livre de Sophie Pommier, « Égypte, l'envers du décor » (éd
La Découverte, 2008) se donnait pour but de briser l'image
favorable que le régime de Moubarak donnait grâce à tout un
réseau de complaisances conforté par les impressions
trompeuses de nombreux touristes éblouis par les merveilles
du pays et « la gentillesse des Égyptiens ». Ce livre
commence par un rapide et utile tableau de l'histoire de ce
pays mais développe plus spécialement son histoire
contemporaine de l'arrivée au pouvoir par Nasser en 1952
jusqu'à l'état du régime de Moubarak et de la société en
2008. Ce livre très sérieusement documenté est celui d'une
universitaire arabisante qui a été longtemps attachée au
ministère des Affaires étrangères. La présentation des faits
dans leur nudité est d'autant plus accusatrice à l'égard du
régime brutal et prédateur de Moubarak et des gens de son
entourage qui continuent à s'accrocher aux rouages du
pouvoir et à leurs bonnes affaires.

À défaut de connaître des gens d'un pays donné, l'autre
angle pour mieux comprendre consiste à lire des témoignages
et des créations romanesques. Pour nous en tenir aux
décennies contemporaines traitées par Sophie Pommier, la
lecture de deux romanciers égyptiens nous fait pénétrer au
cœur de la vie des gens de différentes couches sociales,
religions et habitudes de vie : Sonallah Ibrahim et
Alaa El Aswany.

Sonallah Ibrahim né en 1937 a été un militant du Parti
communiste égyptien ce qui lui a valu un séjour en prison de
1959 à 1964. Tous ses romans publiés par Actes Sud ont été
réédités dans la collection de poche Babel. « Charaf ou
l'honneur » (2004) offre un tableau hallucinant à travers
l'univers carcéral d'une société où le règne de la torture,
des trafics et coups fourrés envahit toutes les relations.

Nous reproduisons ci-dessous ce que nous avions écrit dans
la lettre n°39 de novembre 2003 sur un autre de ses romans
célèbres, d'un registre plus cocasse, « Les années de Zeth » :
" Ce roman raconte la vie " ordinaire " d'une femme de la
petite bourgeoisie, Zeth, qui traverse les années Nasser et
ses prétentions nationalistes, les rêves capitalistes de
Sadate qui riment avec corruption et dévotion, puis les
années du dictateur actuel, Moubarak, jusqu'en 1989. La
construction en patchwork du récit est originale. Le
feuilleton de la vie quotidienne de Zeth alterne avec des
coupures de presse ayant échappé à la censure de la
dictature mais qui sont plus parlantes que la vérité qu'elle
veut cacher. Zeth aborde ses problèmes avec une philosophie
qui fait souvent plus rire que pleurer, même si elle a,
comme ultime recours face à l'adversité, de se réfugier dans
les toilettes de son appartement pour pleurer.
Ce livre est un réquisitoire très drôle contre la bêtise et
l'autoritarisme des possédants, des bureaucrates, des
policiers, des militaires et des religieux qui engendrent de
la misère et bien des souffrances ".


DES ÉGYPTIENS À CHICAGO
Le romancier Alaa El Aswany est à présent mondialement connu
pour son roman « L'Immeuble Yacoubian » et son recueil de
nouvelles refoulé par la censure, « J'aurais voulu être
égyptien » (Babel, mai 2010). Sur notre site nous avons mis
en ligne en janvier un texte sur « L'Immeuble Yacoubian ».

Né en 1957, Alaa El Aswany est un ami de Sonallah Ibrahim.
Il a exercé le métier de dentiste au Caire et a fréquenté la
nuit des lieux peu recommandables où il a puisé largement
son inspiration. Il est un des fondateurs du groupe « Kefaya »
(« Ca suffit ! ») et il est retourné rapidement en Égypte
il y a quelques semaines pour rejoindre les manifestants de
la place Tahrir.

Son dernier roman publié en français s'intitule « Chicago »
(Babel, décembre 2010). Le romancier décale son angle de vue
sur la société égyptienne en nous entraînant à Chicago au
bord du lac Michigan où vivent des Égyptiens bien différents
les uns des autres. Certains ont quitté le pays depuis
trente ans, ont fait carrière comme chirurgien ou professeur
et se sont mariés à des Américaines. D'autres sont des
étudiants en histologie qui ont réussi à obtenir une bourse.
L'univers américain ouvre des perspectives individuelles,
bouscule les croyances et les confrontent au racisme.

Le poids du pays d'origine se fait sentir sur tout le monde
par le biais de la nostalgie, des attaches familiales ou des
pressions écoeurantes des services secrets qui veillent au
grain. D'autant plus que l'action de ce roman se situe après
l'attentat du 11 septembre 2001, à un moment où Moubarak, le
fidèle allié des USA, doit venir à Chicago rencontrer ses
compatriotes après s'être rendu à Washington... Le romancier
qui aime là encore suivre des destins très différents brosse
également le portrait d'autres personnages attachants,
notamment une jeune mère de famille noire et un vieux
professeur de gauche, fidèle a ses idées de jeunesse.


IN SITU
Depuis la dernière lettre nous avons mis en ligne sur notre
site un article à propos du film de Marc Dugain,
« Une exécution ordinaire » sur les derniers jours de Staline
et un texte sur le roman « Un jour de colère » de l'écrivain
espagnol Arturo Pérez-Reverte. Nous avons également mis en
ligne un article intitulé « Le souffle de la liberté »
portant sur les révolutions en Tunisie et en Égypte qui se
trouvait précédemment sur le site de www.carre-rouge.org avec
d'autres points de vue, déclarations et informations méritant
la lecture sur ce même sujet.
http://culture.revolution.free.fr/travailleurs21/2011-02-18-Le_souffle_de_la_liberte.html


Bien fraternellement à toutes et à tous

Samuel Holder
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  Pour recevoir ou ne plus recevoir
    cette lettre, écrivez-nous:

  mél. : Culture.Revolution@free.fr
 http://culture.revolution.free.fr/
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