En moins d'un mois deux dictateurs puissants, sanglants, corrompus au-delà de
l'imaginable et jouissant depuis plusieurs décennies d'un soutien militaire, financier et
politique sans faille de la part des « démocraties » impérialistes ont
été renversés. Nicolas Sarkozy et François Fillon auront tenu à
exprimer jusqu'au bout la connivence des sommets de l'État et de la bourgeoisie
française avec le régime de Moubarak en félicitant, non pas le peuple
égyptien, mais la « décision » du dictateur déchu de
décrocher enfin !
La fuite de Ben Ali et le renversement de Moubarak ont été exclusivement
l'œuvre des populations tunisiennes et égyptiennes en lutte. Et cela dans des pays
arabes, des terres que bien des médias et des analystes en géopolitique nous avaient
habitués à considérer avec fatalisme, comme des terres d'élection du
despotisme et de l'obscurantisme religieux.
Cette irruption de ce qui semblait l'impossible et l'impensable, y compris pour les peuples
égyptien et tunisien, a eu lieu par la volonté et le courage de jeunes se jouant des
frontières et des obstacles, de chômeurs et de salariés, d'intellectuels, de
femmes et d'hommes de toutes les générations. Ils ont aboli des régimes de
terreur et par là même aboli la peur intérieure qui dominait leur vie et leurs
relations humaines. Leur joie d'avoir remporter une première et importante victoire, nous la
partageons pleinement pour de nombreuses raisons que nous aurons l'occasion de développer.
Mais nous sommes tout autant conscients qu'elle a été arrachée à leurs
adversaires au prix de centaines de morts dans leurs rangs, de milliers de blessés et de
souffrances multiples pour les familles endeuillées et pour des dizaines de milliers de
personnes.
Les ultimes péripéties du renversement de Moubarak ont montré à quel
point les chefs de l'armée égyptienne comme les dirigeants des États-Unis ont
en fait reculé devant la détermination du peuple égyptien et tout
particulièrement devant la vague grandissante de grèves, sit-in et occupations qui a
touché de nombreuses entreprises dans plusieurs villes. On connaît l'adage des
dominants en période de révolution ou de turbulences sociales : « Ces
événements nous dépassent complètement, feignons de les avoir
organisés. » Mais leur inquiétude est grande et justifiée.
Lorsque des millions de gens, comme c'est le cas en Égypte, en Tunisie et déjà
dans d'autres pays, sont portés par le souffle de la liberté, l'exigence de
dignité, de démocratie réelle et vivante et de satisfaction concrète de
leurs besoins vitaux dans tous les domaines de leur existence, ils se heurtent
nécessairement, non seulement à toute une classe de profiteurs locaux, mais à
un système d'exploitation qui domine le monde et dont la logique est aussi aveugle
qu'impitoyable.
Quand on porte attention aux mots employés par les acteurs de ces luttes, on comprend
qu'ils portent loin et que leur force subversive n'a pas fini de nous étonner. Ils et elles
n'ont pas dit simplement « A bas Ben Ali ! », ni « A bas Moubarak ! » mais
« Dégage ! ». Le renversement du dictateur n'est en soi pas suffisant. Il
fallait que Ben Ali et Moubarak dégagent pour commencer à respirer l'air de
la liberté, pour dégager un espace où l'on pouvait enfin
débattre, s'organiser, fraterniser, s'entraider. Ils ont aussi déjà compris la
nécessité et parfois commencé à mettre en œuvre le
dégagement de tous les petits et moyens Ben Ali et Moubarak qui dirigent les
institutions, les administrations, les entreprises et qui dominent trop souvent dans les quartiers
et dans les familles.
Un autre principe moteur qui a donné sa force et sa dynamique persistante au mouvement,
aussi bien en Égypte qu'en Tunisie, a été clamé sous cette forme :
« On ne se laissera pas voler notre révolution ! ». De cela on retiendra d'abord
que les gens qui participent à cet ébranlement de leur société (qui
trouve des échos bien au-delà de leur cadre national) estiment qu'ils sont en train
de vivre et d'accomplir une révolution. Au regard de critères relevant d'on ne sait
quelles orthodoxies politiques desséchées, certains peuvent dénier aux
événements qui se déroulent en Tunisie et en Égypte, leur
caractère révolutionnaire. Cela confine au désaveu de ce que vivent ceux qui
ont renversé Ben Ali et Moubarak et qui du reste n'ont absolument pas l'intention d'en
rester là. Notons que personne n'a eu l'idée étrange d'aller expliquer aux
manifestants égyptiens ou tunisiens : « Ceci n'est qu'une mobilisation, une
révolte, un soulèvement mais pas une révolution. »
Pour notre part nous sommes sans réserve avec ces millions d' « inconscients »
et d' « inconscientes » qui « s'imaginent », à juste titre,
être partie prenante d'une révolution. Leurs actes et leurs paroles témoignent
d'une conscience aiguë de ce qu'ils et elles sont en train d'accomplir. Ils et elles
n'ignorent pas non plus l'ampleur des initiatives qu'il faudra prendre et des obstacles qu'il
restera à franchir.
Il ne s'agit pas pour autant, de façon futile et superficielle, de se gargariser avec le mot
révolution, d'en faire un modèle de lutte, à l'instar de « la
grève générale » sous nos latitudes. La révolution n'est pas une
notion mythifiée pour slogans faciles. Elle n'est pas un objet de vénération
(ou de méfiance) ou l'objet d'une analyse pétrifiant tout mais une manifestation de
vitalité d'êtres humains, à savoir un phénomène social en
mouvement, à la fois énorme et complexe. Pour sortir des formulations classiques dont
certaines gardent d'ailleurs leur pertinence, on pourrait définir une révolution
comme étant l'éclosion brusque et durable de l'intelligence et de la
générosité collectives gisant jusqu'alors de façon cachée ou
mutilée dans une société.
Comme toute lutte même modeste mais dans des proportions beaucoup plus grandes et
multiformes, la révolution est le dégagement d'un vaste champ de
créativité. Ce champ peut évidemment s'amenuiser ou être détruit.
En d'autres termes la révolution ne marche jamais sans avoir à se mesurer et à
se confronter à son ennemie mortelle, la contre-révolution. Elle aussi est
multiforme, s'adapte et se saisit de toutes les occasions. Les peuples mobilisés craignent
à juste titre les voleurs de révolution.
La contre-révolution peut avoir un visage avenant et patelin derrière le masque de
l'unité dite nationale, riches et pauvres ensemble, tous ensemble, à condition que
les pauvres retournent rapidement à leur misère et à la place
d'exploités qui leur revient sous la domination du capital. La contre-révolution a le
visage classique de la répression sanglante par des bandes en uniformes ou mobilisées
dans les couches déclassées.
Tant que le rapport des forces ne lui est pas pleinement favorable, la contre-révolution
prêche volontiers la patience aux jeunes et aux classes populaires. En Égypte comme en
Tunisie, les chefs de l'armée demandent à chacun de rentrer dans le rang, chacun chez
soi, à sa place et renonçant à agir pour s'émanciper, prête
à interdire les grèves et les manifestations sous prétexte de retour à
son ordre qui est l'ordre capitaliste : « Laissez-nous le temps pour arranger les choses
à notre convenance. Accordez-nous un état de grâce et si jamais vous poursuivez
votre révolution, nous vous porterons en temps utile, le coup de grâce. »
Les masses populaires égyptiennes et tunisiennes ne sont pas dupes de ce jeu et de cette
menace. Pour écarter le risque de voir l'armée les massacrer, elles ont agi comme on
le fait dans toutes les révolutions rondement menées, en fraternisant avec les
soldats. Comme le déclarait une femme parmi les manifestants de la place Tahrir au Caire :
« Ils les ont inondé d'amour et ça a marché. » Mais l'affection
pour les soldats n'indique pas un aveuglement à l'égard des sommets de
l'armée.
La contre-révolution dans ces pays peut aussi prendre le visage de l'intégrisme
islamique. Il serait ridicule de le nier. Mais les processus de contre-révolution qui sont
enracinés dans les régressions et les désespérances sociales ne sont
pas des phénomènes stables, inexorables, impossibles à endiguer ou à
faire régresser. C'est du moins le sentiment qui s'est exprimé chez nombre de
manifestants refusant de céder au chantage des frayeurs occidentales agitant
l'épouvantail des islamistes.
Le mouvement d'émancipation qui a émergé au Maghreb et au Moyen-Orient en
janvier aura contribué à nous délivrer de notre européocentrisme, voire
de notre latinocentrisme. La lutte des classes n'a pas de continent d'élection. Les jeunes
et les masses populaires en Asie nous réservent bien des surprises.
Pour l'heure, le retour de luttes grandioses dans des pays arabes peut aussi être pour nous
un formidable levier pour combattre le racisme d'État comme le racisme et la
xénophobie ordinaires. Ces luttes nous ouvrent une voie pour tisser des liens nouveaux et
plus forts entre les jeunes et les salariés de toutes origines qui vivent en Europe : pour
construire, ici et maintenant, un monde meilleur.
Le 14 février 2010
Samuel Holder
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