Journal de notre bordLettre n°60 (29 août 2005)Bonsoir à toutes et à tous Le pétrole est un excellent symbole du système qui nous domine : visqueux, inflammable, puant et polluant. Depuis le début de son exploitation industrielle, on a tué beaucoup de gens pour le pétrole. Avec les guerres qui continuent en Irak et en Tchétchénie et celles qui couvent toujours dans quelques autres pays concernés par des gisements ou la circulation du pétrole, la danse macabre se poursuit. En gros cinq compagnies (dont Total) dominent le raffinage, la distribution du pétrole et le prix du baril à l'échelle mondiale. Ces compagnies sont en train d'effectuer une ponction sévère sur le pouvoir d'achat de toutes les classes populaires de la planète. Avec la collaboration des États riches qui perçoivent les taxes les plus importantes. De quoi entretenir des armées pléthoriques qui consomment d'ailleurs les produits pétroliers sans modération. Il serait nécessaire de socialiser ces cinq groupes pétroliers, sans indemniser les gros actionnaires. Ce serait une mesure démocratique et pour tout dire vitale pour permettre aux peuples de prendre le contrôle de cette énergie, d'en faire un usage rationnel et d'avoir les moyens de développer des énergies moins dévastatrices pour la biosphère. Sous nos latitudes socialement paisibles pour l'instant, il peut sembler bizarre et irréaliste d'envisager l'expropriation et la socialisation des grandes compagnies pétrolières. Mais les peuples commencent déjà à voir les choses autrement dans toute une partie de l'Amérique latine. Des luttes sociales considérables se sont produites ces derniers mois en Bolivie et en Équateur pour contrôler les richesses en hydrocarbures aux dépens des multinationales et de ceux qui localement les servent et se servent au passage. Il y a déjà dans ces pays des centaines de milliers de travailleurs pour qui la lutte pour le contrôle des ressources naturelles (pétrole, gaz, eau...) a un sens évident et même vital. ______________________________________ Assez beau pour être vrai Découvertes Sur le fil du rasoir Mal au pied Parades amoureuses Authenticité Bd Boondocks ______________________________________ ASSEZ BEAU POUR ÊTRE VRAI Le dicton " c'est trop beau pour être vrai " est parfois démenti par l'actualité. Il s'est passé un bel évènement musical et humain à Ramallah en Cisjordanie. La musique de Mozart et Beethoven s'est substituée pendant deux heures à la litanie horrible des violences et humiliations qui frappent le peuple palestinien mais aussi celles des peurs et des haines qui rendent la vie de la plupart des Israéliens intenables. L'écrivain israélien Amos Oz écrit à juste titre dans une tribune libre hostile aux colons et aux religieux israéliens parue aujourd'hui dans Libération : " Israël et la Palestine, depuis près de quarante ans, sont comme le geôlier et son prisonnier, menottés l'un à l'autre." Le dimanche 21 août à Ramallah sous une bannière où il était écrit " Liberté pour la Palestine ", les jeunes musiciens arabes et israéliens du West-Eastern Divan Orchestra jouaient ensemble sous la direction de Daniel Barenboïm. On trouvera dans le quotidien Le Monde daté du 23 août le détail de cet événement et dans Télérama de cette semaine ainsi que dans Classica-Répertoire de septembre de nombreuses informations et déclarations de Barenboïm et de musiciens de très grand intérêt. L'idée de cet orchestre a été imaginée et mise sur pied par deux amis en 1999 : l'intellectuel palestinien Edward Saïd, décédé en 2003, et le pianiste et chef d'orchestre israélien Daniel Barenboïm. Ils ont choisi comme nom à cet orchestre celui d'un recueil de poèmes de Goethe, " Le Divan occidental-oriental ". Ce projet audacieux de faire jouer ensemble des musiciens israéliens et arabes, dont certains palestiniens, se poursuit depuis. Un coffret regroupant un CD et un DVD (Warner Classics) vient de paraître qui passionnera ceux qui se préoccupent de l'avenir de l'humanité au Moyen-Orient et ailleurs et ceux qui aiment des oeuvres émouvantes et accessibles de musique classique superbement interprétées. Le DVD comprend un concert " live " de la cinquième symphonie de Tchaïkovsky et de l'ouverture de La Force du Destin de Verdi, un documentaire sur la formation de l'orchestre à Weimar, sa visite à Buchenwald, ses répétitions à Séville ; et enfin une conversation de 83 minutes entre Edward Saïd et Daniel Barenboïm où se croisent librement sujets politiques et questions d'interprétation musicale. Les thèmes abordés recoupent en partie ceux que l'on peut lire dans le livre " Parallèles et Paradoxes " paru en 2003 au Serpent à Plumes (livre présenté dans la lettre de notre bord n°34 du 20 juin 2003). http://culture.revolution.free.fr/lettres/Lettre_034_20-06-2003.html DÉCOUVERTES A leur retour de vacances, on ne manque pas de demander à ses ami(e)s les bonnes découvertes qu'ils et elles ont faites en littérature ou dans d'autres domaines. Autant en faire profiter tout le monde dans cette lettre et dans la prochaine. Une amie a beaucoup apprécié un grand roman hallucinant du coréen Hwang Sok-yong, " L'Ombre des armes " (éditions Zulma, 2003). Cet écrivain partisan de la démocratie et de la réunification des deux parties de la Corée fut emprisonné par la dictature militaire de Corée du Sud, de 1993 à 1998. " L'Ombre des armes " a pour cadre principal la guerre du Vietnam, avec ses horreurs et ses trafics de toutes sortes. En tant qu'alliée des États-Unis, la Corée du Sud participa à cette guerre et Hwang Sok-Yong lui-même fut plongé de force dans sa jeunesse dans le bourbier vietnamien. Une autre amie a été très impressionnée par deux romans de C. F. Ramuz, " Farinet ou la Fausse monnaie " et " Derborence " parus pour la première fois l'un en 1932 et l'autre en 1934 (éditions Rencontre ou Grasset). Ce sont parmi les plus importants romans de cet écrivain suisse de langue française, particulièrement attaché au destin des paysans montagnards, confrontés aux pires difficultés pour gagner leur vie et volontiers hostiles au pouvoir en place. Ramuz est connu pour avoir collaboré à " L'histoire du soldat " de Stravinsky dont il était l'ami. Il serait dommage que ses romans poignants et très évocateurs d'une nature magnifique et terrible tombent dans l'oubli. SUR LE FIL DU RASOIR Les stéréotypes joyeux sur la culture brésilienne finiraient par travestir complètement la réalité si des créateurs ne s'étaient pas employés à les mettre en pièces. Les récits de Lygia Fagundes Telles nous apparaissent comme de petits éclats de verre de la vie sociale à Sao Paulo, transparents, énigmatiques et dangereux. Ils concernent souvent les milieux aisés mais aussi parfois les milieux populaires comme dans " Après le bal vert ". Dans le recueil " Un thé bien fort et trois tasses " (éditions le Serpent à plumes, 2000), chaque nouvelle semble un piège pour le lecteur ou dévoile un piège pour les personnages. Les mécanismes se construisent à partir de la jalousie, la déception, la trahison, l'ennui ou la culpabilité entre un homme et une femme, une mère et sa fille, une mère et son fils... Lygia Fagundes Telles écrit à coup de phrases brèves et ciselées qui révèlent petit à petit ou brutalement le désespoir ou le dérisoire de bien des existences. Il y a un ton presque ironique chez elle, comme si elle suggérait qu'on ne peut jamais tout comprendre d'une personne, de ses réactions et de ce dont elle est capable. On imagine que le climat de terreur qui régnait sur le Brésil pendant la dictature militaire a trouvé une expression intime dans nombre de ces nouvelles écrites entre 1958 et 1969. MAL AU PIED Celles et ceux qui se sont blessés un pied à la suite d'une ou plusieurs randonnées en montagne, doivent savoir qu'un grand esprit a connu le même désagrément dans sa jeunesse, à savoir le philosophe allemand Hegel. En juillet 1796, notre modeste précepteur de 25 ans se lança avec trois compagnons dans un voyage d'une semaine, à pied, dans les Alpes bernoises. Ce fut sa première et sa dernière randonnée en haute montagne. Il faut dire qu'elle n'avait pas été entièrement une partie de plaisir selon son journal publié par son biographe Rosenkranz. Outre son pied blessé qui faillit lui faire rebrousser chemin, une météo parfois détestable obligeant à jouer aux cartes pendant des heures dans un refuge en attendant que ça s'arrange, une nourriture frugale dont il devait négocier âprement le prix avec certains autochtones, Hegel n'a pas aimé la haute montagne, cette nature dénudée, déchiquetée, dépourvue de végétation et de présence humaine. Son maître Jean-Jacques Rousseau ne l'avait pas aimé davantage. Pour eux, la nature cessait d'être belle à une certaine altitude. Et surtout lorsqu'elle n'était pas en mouvement pour Hegel qui a beaucoup admiré les chutes du Reichenbach. Pour comprendre la formation du goût en la matière à leur époque et son évolution avec le peintre Turner qui hanta les mêmes lieux en 1802, il faut lire le " Journal d'un voyage dans les Alpes bernoises " de Hegel aux éditions Jérôme Million (1997). Robert Legros a fait précéder le texte d'une étude éclairante intitulée " Hegel et Turner dans les Alpes ". PARADES AMOUREUSES Il reste encore quatre mois pour aller au Muséum d'Histoire naturelle à Paris découvrir l'exposition " Parades animales ". Notez cela sur votre agenda avant qu'il ne soit trop tard. Cette exposition est passionnante à partir de l'âge de sept ou huit ans. Les moins âgés, que nous adorons tous bien évidemment, ne sont pas obligés de s'y rendre, de galoper partout en poussant des cris, d'appuyer sur tous les boutons et d'actionner toutes les manettes sans rimes ni raisons. Ceci dit les parents qui estiment que leurs enfants sont des génies ou ont le droit de transformer n'importe quel lieu d'exposition en cour de récréation, ne tiendront pas compte de notre aimable suggestion. Comme toutes les expositions conçues au Muséum, celle-ci est à la fois fortement ludique et instructive. Personne n'ignore que la séduction joue un rôle fondamental dans le monde animal. Mais les stratégies et les signaux sont d'une extrême variété selon les espèces et les milieux où elles vivent. Les obstacles pour séduire sont multiples. Les éléments s'y mettent mais aussi les rivaux, les imposteurs et les prédateurs. On savourera en fin de parcours les échantillons de séquences de séduction des mammifères humains. Il nous reste à conseiller un petit livre vivant, amusant et très bien conçu de Charlotte Degueldre, " Des amours de bêtes " (éditions Artis, 2003) qui recoupe en bonne partie le contenu de l'exposition. AUTHENTICITÉ Lorsqu'on s'attache à un jeune artiste, on est parfois un peu inquiet sur la suite de sa carrière. Le prochain CD ne sera-t-il pas redondant et inutile ? Ou alors ne va-t-il pas gâcher des qualités initiales, sous prétexte de se renouveler, sans raison plausible ou sans assises musicales solides ? Tel n'est pas le cas de la chanteuse de fado Mariza. Son dernier opus " transparente " (CD EMI) ne décevra pas ceux qui ont apprécié les deux précédents. Les accompagnements sont variés et nouveaux, mobilisant selon les morceaux une clarinette, un accordéon, une flûte ou un ensemble de cordes. Tout cela est parfaitement hétérodoxe par rapport à l'accompagnement instrumental traditionnel du fado (guitare portugaise et guitare classique). Mais ici ces innovations sont mises en place avec un goût parfait. Et surtout, la voix de Mariza est toujours aussi belle et émouvante et le répertoire de poèmes mis en chansons aussi authentique. BD BOONDOCKS La bande dessinée s'invite enfin sur notre site. " C'est pas trop tôt ! " diront les connaisseurs. Il est d'abord nécessaire de solliciter de leur part de l'indulgence à l'égard de quelqu'un dont la culture en la matière ne va pas beaucoup au-delà de quelques valeurs sûres (?) telles que Gotlib, Bretecher, Pétillon, Will Eisner et Hugo Pratt. L'album dont il va être question est sorti depuis deux ans. Il s'intitule " The Boondocks " ce qui signifie quartier ennuyeux. L'éditeur est Dargaud et l'auteur américain Aaron McGruder. Les deux personnages centraux sont deux préadolescents Afro- Américains d'aujourd'hui. Ils ont été obligés de quitter le South Side de Chicago pour habiter avec leur grand-père dans une banlieue blanche et " tranquille ". L'aîné, Huey, a une tignasse abondante et rebelle en l'honneur de l'époque du mouvement des Panthères noires. Très affûté politiquement et toujours sur la brèche, Huey essaie de rendre plus " conscient " son jeune frère Riley par la parole (" parce que je sais que tu ne lis pas le journal... "). Riley, le bonnet enfoncé au dessous des sourcils se la joue farouche gangster rappeur. Cette BD touche du doigt avec drôlerie et en finesse les questions de racisme, de relations entre générations et toute la duperie du " politiquement correct " dans les médias et la vie quotidienne aux États-Unis. Il y a beaucoup de références pointues aux stars ou aux sitcoms américains mais les notes aident le lecteur francophone à s'en sortir. Bien fraternellement à toutes et à tous Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mèl : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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