Le Grand bond en arrière

Serge Halimi

mars 2004, Fayard
600 pages (dont 40 pour la bibliographie et les notes), certains passages sont assez difficiles à lire
Note : livre réédité en 2012 aux éditions Agone, 16 €
ISBN : 9782748900514

« Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde » : c'est à cette question, qui est le sous-titre de son ouvrage, que l'imposant travail de Serge Halimi s'efforce de répondre.

Par « ordre libéral », l'auteur entend l'ensemble des politiques qui, sera baptisé dans les années 1990 « consensus de Washington ». Il s'agit des mêmes recettes dites libérales à l'ensemble des sociétés de la planète, et plus durement encore aux travailleurs et aux pauvres : diminution des dépenses des États dans les secteurs sociaux, diminution du nombre de fonctionnaires, privatisation des entreprises publiques et de certaines fonctions sociales (santé, éducation, retraite, etc.), déréglementation des échanges internationaux, attaques contre les droits des travailleurs... Bref, toutes ces politiques à l'oeuvre depuis une trentaine d'années et qui ont eu et ont encore comme motivation un des plus grands transfert de richesses jamais opérés  de la collectivité des travailleurs de cette planète vers l'aristocratie de la finance. Le travail de Serge Halimi apparaît ainsi complémentaire de trois ouvrages parus ces dernières années : « Le Nouvel esprit du capitalisme » de Chiapello et Boltanski1, centré sur les mutations du discours de la gauche française durant les années 1980 et sur l'offensive sociale menée par les gouvernements et le patronat de l'époque contre la classe ouvrière qu'elles ont accompagné ; « Le Monde du travail » écrit sous la direction de Jacques Kergoat et « Retour sur la condition ouvrière » (Stéphane Beaud et Michel Pialloux) qui examinaient les conséquences des politiques patronales en termes d'organisation du travail et de déstructuration de la classe ouvrière. Il est enfin un complément précieux à la « Mondialisation du capital » de François Chesnais, qui, sauf plus ample information, reste le seul ouvrage conséquent permettant de comprendre quelle mutation économique profonde du capitalisme est à l'oeuvre sous ces mécaniques de classe : le passage du modèle « fordiste » d'accumulation par expansion de la demande des consommateurs au modèle d'accumulation financière centré sur la réduction des coûts dans l'industrie et de transferts de la plus-value socialisée par les États vers les sphères de la spéculation financière.

Le travail d'Halimi se situe dans le champ du discours idéologique et politique. Les incursions, pertinentes, qu'il opère dans le domaine de l'économie et des rapports sociaux viennent à l'appui de cette phrase qu'il répète à l'envi : « les idées changent le monde ». Il pointe quels enjeux sociaux couvrent les glissements sémantiques qui nous font passer comme naturelles et donc évidentes des politiques qui ne le sont pas du tout : la « fin des idéologies » qui invite tous et toutes à se rallier aux contraintes de la « mondialisation » ou la disparition du terme « classe ouvrière » qui lisse les intérêts sociaux et rend obsolète les raisonnements en termes de conflits de classes. Portant à une autre échelle la démarche qui avait été la sienne dans « Les nouveaux chiens de garde »2, Serge Halimi enquête sur ceux qui émettent ce discours, tous ceux qui se baptisent « experts » (de l'O.C.D.E., du F.M.I., etc.) qui se présentent sous le paravent de la neutralité – forcément bienveillante et inéluctable. On découvre ainsi les liens à peine cachés, mais dont Halimi nous montre l'évidence entre les dits « experts » et les grandes signatures des médias, de la « nouvelle philosophie » en ce qui concerne la France, l'establishment politique et économique, ces mêmes gens partageant les mêmes situations confortables, parfois assises sur un capital social commun (les mêmes « clubs » ou instituts de réflexion) ou sur un capital tout court (comme des jetons de présence dans tel ou tel conseil d'administration).

Intégristes du marché et démocrates américains : jeu de rôles

Mais l'intérêt essentiel de l'ouvrage est de situer l'émergence du discours de l'ordre libéral dans une perspective à la fois internationale et historique. Et d'enfoncer ainsi au passage quelques mythes.

En général, on attribue la paternité de cet ordre libéral au couple infernal Thatcher – Reagan et donc aux années 1979-81, même si confusément, on a en tête que les premières mesures hostiles aux travailleurs datent du milieu des années 1970. Halimi nous montre comment patiemment, alors que leurs idées n'étaient pas à la mode, un petit groupe de « penseurs » ultra-libéraux s'étaient regroupés depuis la fin de la seconde guerre mondiale autour de l'économiste autrichien Hayek, s'évertuant à contre-courant alors, d'essaimer leurs idées au sein de groupes de réflexion d'abord très privés (les think thank), de gagner des partisans dans les universités (Chicago et Milton Friedman), puis au sein des médias, des grands patrons et de la classe politique essentiellement de droite. Les potions amères de ces ultra-libéraux (« la politique de l'offre », c'est-à-dire favoriser « l'offre » - les entreprises et non pas la « demande » - les consommateurs – travailleurs) n'ont été que peu appliquées avant que débarquent au Chili, à la faveur du coup d'État et des massacres de Pinochet, porté à bout de bras par la C.I.A., les fameux « Chicago Boys » de l'équipe Friedman. Si, dès cette époque, l'expérimentation effectuée sur le sang et la sueur des travailleurs chiliens suscita des vocations et incita des bourgeoisies à engager l'épreuve de forces après l'échec de l'offensive ouvrière des années 68-75, nulle part dans le monde une défaite comparable à celle du Chili n'aurait permis une telle offensive bourgeoise, sans le secours précieux des forces que les travailleurs identifiaient comme étant les leurs : les partis « de gauche ».

Les figures du ralliement de la gauche internationale au libéralisme n'ont pas seulement comme noms Mitterrand, Mauroy, Fabius, Strauss-Kahn, Jospin, Hollande, Blair, Schröder, Clinton, Felipe Gonzales3 et consorts. Elles ont été précédées par les démocrates américains qui ont initié le mouvement. Carter a précédé à Reagan. C'est ici que Serge Halimi situe un noeud historique. Dans les années 50-60, le parti démocrate américain, qui avait opportunément entonné un discours social dans les années 30 pour servir d'alternative à l'impuissance des républicains face à la crise de 1929, sauver la mise à la bourgeoisie américaine et domestiquer les syndicats, s'éloigne progressivement de sa base sociale traditionnelle. Le maccarthysme compte pour quelque chose dans cette mutation, mais également la volonté de s'émanciper d'une base ouvrière qui aurait risqué de le convertir au « populisme ». Progressivement, le discours démocrate s'oriente vers une orientation plus libérale : défendre les minorités raciales, les femmes, les indiens, les minorités sexuelles, toutes ces causes étant justes par ailleurs ! Cela n'empêche pas de tenir des discours lénifiants sur la nécessité de « vaincre la pauvreté » (Johnson), mais avec comme condition de se démarquer à tous prix de tout ce qui, dans les années 60 exprime une forme ou une autre de radicalité : mouvements noirs, mouvements des jeunes, ou contre la guerre du Vietnam. Insensiblement, le discours démocrate s'oriente vers la droite. Le mandat de Jimmy Carter (1976-1980) marque le passage du discours vers les actes.

Dès lors, non seulement Reagan pourra s'engouffrer dans la brèche, mais les démocrates américains permettent à leurs « collègues » des autres pays de lever bien des tabous : c'est le premier ministre britannique en 1976 qui impose une diminution des dépenses publiques et sociales sous l'injonction du F.M.I., puis la France (1983), puis la Nouvelle-Zélande travailliste, qui à partir de 1984 sert de laboratoire à tous les ultra-libéraux du monde entier, etc.

Le mouvement est lancé pour que les « élites » d'une certaine gauche politique puis syndicale internationale, ralliée à l'économie de marché, s'intègre au monde patronal et aux médias pour se fondre avec eux, créant ses propres think thank, connivences et voies de passage dorés.

Mais des millions de militants eux, et avec eux des dizaines de millions de travailleurs restent là, désarmés face à cette offensive sociale et idéologique que leurs dirigeants ont mené en leur nom et contre eux. Le mérite du livre de Serge Halimi est d'établir cette vérité que la démission idéologique et la trahison des grands partis de gauche ne fut pas une défaite le dos au mur, mais a accompagné l'offensive du patronat, des grands partis de droite, de leurs médias et des organismes tels que le F.M.I., l'O.M.C., la Banque Mondiale, etc.

Alors à présent que le passé devient un peu plus clair (et c'est indispensable pour s'orienter), à présent que, depuis 10 ans environ, de nouvelles luttes donnent un peu de couleur à nos espoirs, pour quoi pouvons-nous lutter ? Quel autre monde est possible puisque Serge Halimi termine ainsi son livre : « nous ne sommes pas condamnés à vivre dans le monde dans lequel nous vivons  ».

L'État-Providence : un mythe et une illusion

Halimi donne raison à un croisé de l'ultra-libéralisme, un des anciens dirigeants de la société du Mont Pèlerin (sic !) de Hayek : « Parler de réformer le capitalisme est absurde. On réforme la constitution, pas le capitalisme ».

Cela a le mérite de la clarté. Surtout de nos jours où certains voudraient ressusciter le mythe de l'État-Providence de jadis comme alternative à la « société de marché ». Au travers d'une démonstration précise, Halimi nous démontre que cette politique de l'État-Providence qui redistribue une partie de la richesse sociale (produite par les travailleurs) n'a nullement été une alternative au capitalisme, mais plutôt un moyen de la sauver. S'il fait remonter les origines de l'Etat-Providence à Bismarck initiateur d'une (maigre) politique redistributive pour contrer l'influence du mouvement ouvrier, il souligne que ce sont toujours les démocrates américains, fraîchement convertis à une politique sociale, qui développe le Welfare State d'abord pour permettre aux usines de redémarrer, ensuite pour contenir la menace ouvrière et enfin pour permettre aux U.S.A. de gagner la guerre face à l'Allemagne nazie, puis la Guerre Froide face à l'U.R.S.S.. Ainsi, comme remède de cheval pour conforter les rapports de domination, l'État-Providence sera une politique menée tour à tour par les « gauches » et les « droites » du monde entier, avec peut-être comme derniers avatars le plan de relance économique de Chirac premier ministre en France de 1976 à 1978 et la politique de la gauche française de 1981 à 1983.

Cela ne signifie pas qu'on ne doive pas résister pied à pied contre toute remise en cause des « acquis sociaux », mais cela signifie que pour mieux les défendre, il vaut mieux avoir un autre horizon qu'un passé mythifié et investir sa confiance ailleurs que dans des formations politiques dont le livre de Serge Halimi prouve qu'elles ont plus que leur part dans le formidable recul que nous connaissons depuis 30 ans.

Alors, puisque « les idées changent le monde », ce sont vers d'autres idées que tous les hommes et toutes les femmes épris de progrès et de justice devront se tourner.

Le 30 avril 2004

Laurent Cavelier

1 deux critiques de cet ouvrage : dans Carré Rouge n°24 et sur le site Culture et Révolution
2 « Les nouveaux chiens de garde », Liber-Raisons d'agir, 1998
3 « The Economist estima que [la] politique économique [de Felipe Gonzales] faisait paraître son gouvernement « un peu à la droite de Madame Thatcher », Le Grand bond en arrière, note page 459

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