De l'art de conduire sa machine

de Steven Caroll

Roman traduit de l'anglais (Australie) par Philippe Gerval
Éditions Phébus (septembre 2005)
234 pages, ISBN : 2752901046

Heureusement la littérature est là pour nous placer à l'écart des images touristiques convenues ou des reportages à sensations faciles sur un pays. Dans ce roman australien, il n'y a ni kangourous ni de grands espaces sauvages à couper le souffle. Nous sommes dans une banlieue populaire de Melbourne à la fin des années cinquante. Des familles vont comme en procession, chez « l'Anglais », George Bedser, un voisin qui a invité les gens du quartier à célébrer les fiançailles de sa fille Patsy. C'est un soir d'été paisible. « Le ciel au-dessus de la banlieue jette ses dernières lueurs couleur de pêche. » La promenade pour se rendre à cette fête donne à chacun l'occasion de méditer sur sa vie passée et sur la tournure qu'elle pourrait prendre. Ces gens attachants sont pour la plupart des employés, des ouvriers ou des petits commerçants. Eux ou leurs parents sont arrivés dans ce quartier après avoir quitté l'Angleterre, la Hollande, la Pologne ou l'Ukraine. Leur pérégrination s'accompagne d'une attente un peu inquiète. Ils ne savent pas ce que va dévoiler cette soirée dans le fourmillement des possibles qui ne sont peut-être que des illusions.

Parmi ceux qui marchent en ayant en tête ce qu'il y a d'accompli ou de révolu dans leur existence, il y a Vic, quarante ans, mécanicien sur une locomotive à vapeur. Sa femme Rita, trente-trois ans, est démonstratrice en machine à laver. Un soir de bal, elle est tombée amoureuse de Vic et elle ne le regrette pas, en dépit de tout. Michael, leur fils unique a douze ans. Il se passionne pour le cricket avec l'énergie d'un enfant solitaire qui ressent tout ce qui ne va pas dans sa famille. Ce soir ses parents ont l'air heureux ce qui le rend heureux. Sentiment fragile car il sait bien que les relations entre son père et sa mère se sont érodées. Ce n'est pas que l'amour se soit évanoui entre eux ; l'attachement est toujours là, tenace mais jusqu'à quand ? Les rêves de ses parents ne se sont pas réalisés. Pas encore ou peut-être jamais. Le rêve de Vic, c'est de faire partie de l'aristocratie des mécaniciens, ceux qui conduisent les trains de voyageurs.

Le diesel est en train de supplanter la vapeur. Les cheminots discutent de leurs mérites comparés. Mais l'essentiel est de vouloir faire son métier de mécanicien en artiste, en créateur, comme Paddy Ryan, celui qui conduit le fameux et luxueux Spirit of Progress. Il a appris à Vic toutes les finesses du métier et pas seulement à appliquer à la lettre « le manuel Bagley du Mécanicien de locomotives australien ». Mais il lui a aussi appris à boire ce qui peut gâcher bien des rêves. Rita aimerait tellement sortir de ses quatre murs et d'une routine douloureuse et sans issue. Elle rêve de traverser l'océan pour « affronter le monde merveilleux qui s'étend au-delà de la banlieue, au-delà des maisons miteuses et des regards. Loin de cette étroitesse d'esprit qui vous jauge dès que vous essayez de vous habiller avec élégance. »

Dans ce roman fluide et délicat, Steven Carroll parle des ratages et des failles d'hommes et de femmes qui attendaient beaucoup de l'amour et de la vie. Sans effets appuyés, il restitue à chacun sa dignité, comme s'il suggérait que chacun a raison de rêver quoiqu'il lui arrive.

Le 31 octobre 2005

Samuel Holder

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