Heureusement la littérature est là pour nous placer à
l'écart des images touristiques convenues ou des reportages à sensations faciles sur un
pays. Dans ce roman australien, il n'y a ni kangourous ni de grands espaces sauvages à couper le
souffle. Nous sommes dans une banlieue populaire de Melbourne à la fin des années cinquante.
Des familles vont comme en procession, chez « l'Anglais », George Bedser, un voisin qui a
invité les gens du quartier à célébrer les fiançailles de sa fille Patsy.
C'est un soir d'été paisible. « Le ciel au-dessus de la banlieue jette ses
dernières lueurs couleur de pêche. » La promenade pour se rendre à cette
fête donne à chacun l'occasion de méditer sur sa vie passée et sur la tournure
qu'elle pourrait prendre. Ces gens attachants sont pour la plupart des employés, des ouvriers ou
des petits commerçants. Eux ou leurs parents sont arrivés dans ce quartier après avoir
quitté l'Angleterre, la Hollande, la Pologne ou l'Ukraine. Leur pérégrination
s'accompagne d'une attente un peu inquiète. Ils ne savent pas ce que va dévoiler cette
soirée dans le fourmillement des possibles qui ne sont peut-être que des illusions.
Parmi ceux qui marchent en ayant en tête ce qu'il y a d'accompli ou de révolu dans leur
existence, il y a Vic, quarante ans, mécanicien sur une locomotive à vapeur. Sa femme Rita,
trente-trois ans, est démonstratrice en machine à laver. Un soir de bal, elle est tombée
amoureuse de Vic et elle ne le regrette pas, en dépit de tout. Michael, leur fils unique a douze ans.
Il se passionne pour le cricket avec l'énergie d'un enfant solitaire qui ressent tout ce qui
ne va pas dans sa famille. Ce soir ses parents ont l'air heureux ce qui le rend heureux. Sentiment
fragile car il sait bien que les relations entre son père et sa mère se sont
érodées. Ce n'est pas que l'amour se soit évanoui entre eux ; l'attachement
est toujours là, tenace mais jusqu'à quand ? Les rêves de ses parents ne se sont pas
réalisés. Pas encore ou peut-être jamais. Le rêve de Vic, c'est de faire partie
de l'aristocratie des mécaniciens, ceux qui conduisent les trains de voyageurs.
Le diesel est en train de supplanter la vapeur. Les cheminots discutent de leurs mérites
comparés. Mais l'essentiel est de vouloir faire son métier de mécanicien en artiste,
en créateur, comme Paddy Ryan, celui qui conduit le fameux et luxueux Spirit of Progress. Il
a appris à Vic toutes les finesses du métier et pas seulement à appliquer à la
lettre « le manuel Bagley du Mécanicien de locomotives australien ». Mais il lui a aussi
appris à boire ce qui peut gâcher bien des rêves. Rita aimerait tellement sortir de ses
quatre murs et d'une routine douloureuse et sans issue. Elle rêve de traverser l'océan
pour « affronter le monde merveilleux qui s'étend au-delà de la banlieue,
au-delà des maisons miteuses et des regards. Loin de cette étroitesse d'esprit qui vous
jauge dès que vous essayez de vous habiller avec élégance. »
Dans ce roman fluide et délicat, Steven Carroll parle des ratages et des failles d'hommes et de
femmes qui attendaient beaucoup de l'amour et de la vie. Sans effets appuyés, il restitue à
chacun sa dignité, comme s'il suggérait que chacun a raison de rêver quoiqu'il
lui arrive.
Le 31 octobre 2005
Samuel Holder
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