Le sujet du roman de Simonetta Greggio, « Dolce Vita 1959-1979
» est passionnant. Il se veut « le roman de l'Italie entre 1959 et 1979. Affaires de
mœurs, scandales financiers, brigades rouges, enlèvement et meurtre de Moro, mort du
réalisateur et poète Pasolini, Cosa Nostra, intrigues au Vatican… »
L'auteur a passé, paraît-il deux ans à se documenter, et son livre fourmille
d'indications et de personnalités historiques du monde politique, des affaires, de la
littérature ou du cinéma. On y croise aussi bien Marcello Mastroianni,Brigitte Bardot,
Visconti, Pasolini, Cesare Pavese, Moravia, Malaparte que l'archevêque Marcinkus financier du
Vatican et principal personnage du scandale de la banque Amrosiano, le cardinal Montini, le
général Alberto Dalla Chiesa immortalisé par le cinéma, vainqueur des brigades
rouges, envoyé mourir sous les balles de la mafia à Palerme parce que trop efficace.
Enrico Mattei, président de la principale société pétrolière italienne,
assassiné dans des conditions obscures et auquel le cinéma italien a aussi consacré
un film magnifique. Le prince Borghese fidèle à Mussolini et instigateur de mille
complots et tentatives de coups d'État. Des animateurs des Brigades Rouges, Giuseppe Pinelli,
militant anarchiste défenestré du commissariat de police de milan, ainsi que
d'innombrables seconds rôles ou personnalités politiques, religieuses, sociales et
culturelles de l'époque. On y voit l'activité de la loge P2, celle du Secours Rouge, les
émeutes étudiantes de la Valle Giulia en mars 1968 qui avaient fait des centaines de
blessés, l'attentat de la Piazza Fontana en 1969 qui fit 16 morts et ouvrit ce qu'on appela la
« stratégie de la tension » des années 1970.
De ce point de vue, le lecteur qui veut connaître ou se remémorer les années 1960 et
1970 en Italie y trouve une mine d'informations et le livre se lit aussi facilement qu'un roman
policier.
Mais l'auteur ne fait pas qu'un livre d'histoire, c'est un roman. Pour cela, il enroule son roman
dans la nostalgie de deux films et d'une époque.
D'une part, « La Dolce Vita » de Fellini, d'où le roman tire son nom, et qui
remporte en 1960 la Palme d'or à Cannes et se fait interdire en même temps par le
Vatican. Ce film semble devenir la bible d'une nouvelle jeunesse dorée aspirant à rompre
avec les dures années de guerre et dont la revendication d'une liberté sans entraves
flirte parfois avec les excès sans limites. D'autre part, « Le Guépard » en
1963 de Visconti (tiré d'un roman du même nom de Tomasi di Lampedusa) dont la
romancière extrait un des personnages, le prince - le guépard - , incarné dans le
film par Burt Lancaster. Ce vieil aristocrate de la deuxième moitié du
XIXème siècle jette un regard tout à la fois lucide et
désenchanté sur le monde aristocratique qui se meurt sous ses yeux, bousculé par la
bourgeoisie italienne qu'incarne la jeunesse d'Alain Delon et la beauté de Claudia Cardinale
sur fond d'écrasement et trahison de la révolte populaire menée par Garibaldi.
Le roman se construit autour de trois types de chapitres. Les premiers où un autre "prince",
des années 1960-1970 cette fois-ci, copie de celui du Guépard, et raconte au
crépuscule de sa vie ce qu'il a vécu dans cette deuxième moitié du
XXème siècle. D'autres prolongent et complètent ce qu'il raconte par des
scènes de luttes d'étudiants ou l'histoire de personnages des brigades rouges. Les
troisièmes enfin décrivent, plus qu'ils ne racontent, des scènes du film Dolce Vita
et une ambiance de vie au travers de scènes sensuelles ou insouciantes.
Pour mieux comprendre dans quel état psychologique et dans quel cadre intellectuel, la
romancière interprète cette histoire des années 1960-1970, faisons un petit retour
en arrière sur ces deux films.
Le festival de Cannes 1960 fait se rencontrer La dolce vita de Fellini et
l'Avventura de Michelangelo Antonioni. Ils figureront tous les deux au palmarès mais
c'est La dolce vita de Fellini qui remporte la palme d'or. Le film cause un énorme
scandale en Italie, dans les milieux ecclésiastiques et mondains, et remporte un énorme
succès commercial qui repose sur ses scènes érotiques. Les religieux ont
été scandalisés par la mise en scène d'un faux miracle et qualifient la
fête finale d'orgie. La scène d'ouverture aurait causé l'interdiction du film en
Espagne pour propos blasphématoire. L'Avventura (1960) et la Dolce vita sont
accompagnés ces mêmes années de deux autres films de même veine dite «
Nouvelle vague », La nuit (1961) et Huit et demi (1962).
Avec la "Nouvelle vague", Fellini, rompt avec la phase réaliste du cinéma italien qui
l'avait précédé. Il décrit un monde, une société, dont les bases
s'effritent, une série de personnages qui acceptent sans sourciller, s'en plus s'en
étonner, le péché, le mal, la corruption. C'est cette acceptation qui est
généralisée jusque dans les familles bourgeoises les plus conformistes que
décrivent Fellini ou Antonioni. Les personnages de ces films, le plus souvent aristocratiques,
souffrent du même malaise : blasés, apathiques et insatisfaits de leur vie, ils ne
trouvent pas l'énergie d'en changer. C'est l'histoire d'un édifice qui est en passe de
s'écrouler. Mais Fellini ne fait pas un procès exposé par un juge ou le peuple ou
avec une dimension ouvertement politique, mais par un complice qui appartient au milieu qu'il
décrit et auquel il est attaché. Ce qu'il lui fait filmer ses personnages avec tendresse
et sympathie. Pourtant à Milan, le soir de la première, Fellini est sifflé. On lui
crache à la figure. Le scandale est créé par la bourgeoisie qui n'aime pas être
critiquée. Mais le film remporte immédiatement un énorme succès qui divisera
longtemps l'Italie.
Accueilli triomphalement à Cannes en 1963 (palme d'or), Le guépard, chef
d'œuvre et fresque somptueuse de l'Italie des années 1860, avait réussi l'impossible
en touchant aux questions les plus essentielles, déclin de l'aristocratie, avancée de
l'âge, avènement de la bourgeoisie, fougue de la jeunesse, en faisant une œuvre
à la fois audacieuse et épique, politique et romantique, intelligente et populaire. Son
film apparaît au contraire de la Nouvelle vague comme une continuation de ce qu'on a
appelé le « néoréalisme italien » incarné dans la période
précédente par les réalisateurs Rossellini, De Sica, Germi, De Santis, Rosi à
qui le cinéma italien doit sa renommée dans le monde. Leurs films dont les plus grandes
heures de gloire vont de l'après guerre au début des années 1960 ont comme titres
les plus connus, Chasse tragique, Riz amer (De Santis), Jeunesse perdue, Le chemin de
l'espérance (Pietro Germi), Le voleur de Bicyclettes (De Sica), Rome ville
ouverte, Paisa (Rossellini), Main basse sur la ville, Salvatore Giuliano (Rosi),
La terre tremble, Senso, Rocco et ses frères (Visconti). À la sortie du
Guépard, le trio Fellini, Antonioni, Visconti domine la scène car les tenants du
néo réalisme semblent en perte de vitesse. Viva l'Italia de Rossellini en 1961
ne convainc pas, pas plus qu'en 1962 Les séquestrés d'Altona de De Sica. La
réalité nouvelle, liée à l'essor économique et à la naissance d'une
société du spectacle et de la consommation, appelle d'autres témoignages, qui
tendent à privilégier, au détriment des problématiques socio-politiques
engagées de l'après guerre, des considérations plus étroitement existentielles
sur « l'aliénation », la société de consommation, l'anti-psychiatrie, le
féminisme...
Il accuse les jeunes, Antonioni, Fellini de manque de "hargne" face au réel et d'excès de
soumission à la mode de leurs milieux. Il encourage son élève Rosi ou Elio
Pétri à prolonger le courant réaliste. Ce qui donnera dans les années 1970, et
plus loin, les excellents films Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon, La
classe ouvrière va au paradis (Rosi), L'affaire Mattei, Les hommes contre, Cadavres
exquis (Rosi) et bien d'autres...
Le prince du Guépard promenait sa nostalgie d'un temps passé en
décelant les affrontements historiques de classe - la menace du prolétariat et le passage
du pouvoir de l'aristocratie à celui de la monarchie bourgeoise constitutionnelle pour y faire
face- sous la soif de vie des nouvelles générations et leurs mœurs nouvelles.
Le prince de Simonetta Greggio , lui, n'a plus de vision historique et ne voit plus dans les
mœurs nouvelles que des histoires d'alcôves, de corruption qui donnent lieu à de
seuls conflits moraux que décrivent les scènes de la Dolce vita. Il est tout
autant aristocrate désenchanté que celui de Visconti, mais contrairement à ce
dernier, il n'est guère lucide sur les affrontements de classe qui sont au fondement des
évènements qu'il a vécu. Et si le monde enchanté du début des années
1960 de sa jeunesse tombe sous les violences de la loge P2, des Brigades rouges ou de la Mafia -
que l'auteur place d'ailleurs sur le même plan - il pense que c'est parce que lui-même et
sa classe ont manqué de sens des responsabilités, ont laissé glissé le pouvoir
par insouciance et goût d'une vie dont ils ont voulu faire une fête permanente, sans
souci du lendemain. Ils ont laissé le pouvoir à des hommes corrompus, avides et violents
que Simonetta Greggio nous fait retrouver dans le gouvernement actuel de Berlusconi. Par ailleurs
les excès et les débordements de la jeunesse dorée ont été rattrapés
par la révolte et la pauvreté, la violence de ceux qui sont exclus du rêve, qu'elle
incarne dans la lutte terroriste et moraliste des Brigades rouges. A travers la nostalgie d'une
époque, Simonetta Greggio, comme Fellini, montre sa sympathie pour le monde qu'elle critique.
Mais son prince qui raconte n'est plus le Burt Lancaster qui incarne celui du Guépard
mais plutôt un Alain Delon vieillissant qui dans le Guépard incarnait
l'arriviste et sot Tancrède qui avait accompagné puis trahi Garibaldi et qui ne valait
que par sa jeunesse, sa fougue et sa beauté. Tancrède vieux, tel est le prince de
Simonetta.
La phrase clef du livre est peut-être celle-ci attribuée à Mussolini : « si
le fascisme est une association de délinquants, je suis le chef de cette association
». Il faut mettre cette formule en parallèle avec celle du prince du
Guépard: « nous étions des lions et des guépards, aujourd'hui ce
sont des loups et des hyènes qui nous ont remplacés... »Ainsi la jeunesse
dorée prise dans son ivresse de l'instant, comme l'Agnelli de sa jeunesse que met en
scène le roman et futur président de Fiat, n'a pas assumé ses responsabilités
et n'a pas su tout autant mettre un frein à sa débauche comme à la corruption de
l'État. Elle a fait la fête mais a laissé les forces noires, Église, Mafia,
fascistes puis terroristes rouges miner la société italienne, mettre fin au rêve.
Ainsi la romancière s'attache-t-elle dans le prolongement de la formule de Mussolini à
mettre en scène le jeune Berlusconi lié à la loge P2 et nombre de ses collaborateurs
impliqués dans des affaires de mœurs ou de gangstérisme.
Mais les années 1960 ne se résument pas aux seuls évènements culturels et politiques. Permettons-nous de compléter la chronique de Simonetta Greggio par une petite description des évolutions économiques, sociales et des mouvements populaires qui sont la toile de fond du roman Dolce Vita. Permettons-nous ainsi de donner une autre signification aux évènements de Valle Giulia de la Piazza Fontana qu'elle nous décrit et dont elle a surtout retenu la violence, ce qui n'enlève rien à l'intérêt de son ouvrage.
Toutes les sociétés occidentales dans ces années 1960 et 1970 ont
connu la même crise, à des degrés divers, que les patrons ont appelé
pudiquement la crise du refus du travail.
Entre la moitié des années 1950 et le début des années 1960, en moins de dix
ans, la société italienne est passée d'une société mi-industrielle,
mi-agricole, à une société industrielle évoluée.
Le travail industriel, aidé par l'introduction de machines nécessitant pas ou très
peu de formation, évolue vers la parcellisation du travail, la déqualification massive
des tâches. La croissance économique est telle que les patrons manquent d'une main
d'œuvre acceptant les nouvelles conditions de travail pénibles de l'industrie automobile.
Les patrons se débarrassent de leur vieux noyau d'ouvriers professionnels et embauchent
massivement des jeunes sans expérience, souvent immigrés et, en Italie, des migrants du
Sud du pays.
Dans cette période dite du « miracle économique », entre 1955 et 1960, plus de
huit millions et demi de personnes émigrèrent du Sud au Nord et vers les grandes
villes.
Turin passa de 700 000 habitants en 1951 à 1 600 000 habitants en 1962. Les quartiers ouvriers
débordent : Mirafiori Sud passe de 19 000 habitants en 1951 à 120 000 en 1960, Lingotto
de 24 000 à 43 000 et Santa Rita de 23 000 à 89 000. Ce qui liera les problèmes de
logement à ceux de l'usine, ce qui ne sera pas sans conséquence. L'usine Fiat Mirafiori
avec ses 50 000 salariés était la plus grande concentration ouvrière de l'Europe
pendant que l'ensemble des usines Fiat de Turin représentait plus de 90 000 salariés.
Mais pour cette génération de nouveaux salariés, ce n'est pas la Dolce vita
(douce vie). Elle refuse le type de travail dur, sale, pénible, dangereux qui leur est
imposé en échange de l'augmentation du pouvoir d'achat qui leur est promis. Le
néoréalisme italien avait bien décrit la misère des années 1950. Il ne le
fit guère pour celle des années 1960-1970.
Pourtant, dans cette période de quasi plein emploi, ces jeunes n'acceptent pas facilement de
se faire exploiter car les charges de travail s'accroissent plus vite que l'embauche ou les
salaires. La prospérité générale devenant manifeste, ces nouveaux recrutés
ne veulent plus être les exclus de cette Dolce vita qui s'étale, ils ne sont
plus aussi sensibles à la mentalité de reconstruction ( que combattait le
néo-réalisme) de l'après-guerre qui s'incarnait dans la hiérarchie des
catégories intégrée dans les accords entre patronat et syndicats. Cette jeunesse ne
supporte plus les longues semaines de travail passées à faire un travail parcellisé
et sans qualification, à des cadences toujours plus élevées et pour des salaires
grignotés par l'inflation qui ne progressent pas en rapport des profits confortables de
l'entreprise. L'inflation galopante du moment qui se traduit par une baisse du pouvoir d'achat
ruine les promesses d'un avenir meilleur. Pour domestiquer et diviser cette masse de nouveaux
ouvriers, le patronat avait multiplié les catégories professionnelles avec l'aide des
syndicats et du PCI qui acceptaient sa logique d'ascension sociale individuelle (durant les
premiers mois de 1969 seulement, une quarantaine de conflits éclatèrent sur le seul motif
de « changements de catégories » des ouvriers à la Fiat-Mirafiori). Le refus du
travail se constate par un absentéisme considérable et un roulement démentiel du
personnel. Cette jeune classe ouvrière amène un sang et un état d'esprit nouveaux
à l'ancienne, auparavant contrainte par le patronat, aidé du stalinisme, à
reconstruire le pays dans le sang et les larmes au nom de l'unité nationale.
En juin 1962 - en pleine période Nouvelle vague donc,- à la Fiat de
Turin qui depuis des années n'avait plus vu de mouvement, une grève éclate,
entraînant des milliers de travailleurs pour le renouvellement de la convention collective. La
direction de Fiat signe un accord bidon avec les syndicats UIL (dirigé par le PS et les
Républicains) et Sida (un syndicat jaune patronal qui porte bien son nom) et proclame le
lock-out. La réponse des travailleurs fut une manifestation et... la prise d'assaut du
siège de l'UIL, Piazza Statuto. Elle fut suivie de violents affrontements entre la police et
des ouvriers, en grande partie jeunes et d'origine méridionale.
En 1964, de nouvelles grèves éclatent, puis, en 1966, naquit le premier organisme ouvrier
de base, le conseil d'usine, à l'occasion d'une grève chez Siemens à Milan, qui
démontrait que parmi les travailleurs existait une volonté de lutter en élisant
leurs propres représentants, sans se fier aux bureaucrates syndicaux, révélant les
fondements sociaux d'une transformation des mentalités, phénomène qui allait
exploser en 1969.
Le mouvement ouvrier de la Piazza Statuto fonctionne pour toute la société comme un
révélateur de ce nouvel état d'esprit. C'est cela le tournant, le moment
fondateur.
Ces évènements entraînent en 1966 une contestation des étudiants contre la
hausse des droits d'inscription à l'université en mettant en ligne de mire le
caractère de classe du système d'enseignement. Comme la contestation de la
catégorisation et de la hiérarchie à l'usine, les étudiants remettent en
question l'autoritarisme académique, ressenti comme un conditionnement en faveur d'un
consensus et d'une passivité générale. La critique exprimée par le mouvement
étudiant est dirigée contre le système capitaliste mais aussi, dans le prolongement
de la Piazza Statuto, contre les partis, et syndicats de gauche, accusés d'avoir renoncé
à toute tentative de transformation radicale du système existant.
En effet, depuis les évènements de la Piazza Statuto, le PSI s'est rapproché de la
Démocratie Chrétienne et l'Italie est dirigée dans cette fin des années 1960
par cette majorité de centre-gauche, qui a rapidement mis de côté les promesses
initiales de réformes.
Le PCI de son côté regarde avec une réserve croissante puis avec une hostilité
déclarée ce mouvement ouvrier et étudiant qui refuse de reconnaître son
leadership.
Dès 1967, ces luttes étudiantes se radicalisent et font tâche
d'huile. Les étudiants de Pise puis de Milan et de Turin occupent leur université. En
décembre, la vague d'occupation touche les universités de Naples, Pavie, Cagliari,
Salerne et Gênes. Face à l'expansion du mouvement, les recteurs demandent l'intervention
des forces de l'ordre. Dès janvier 1968, une dizaine de villes universitaires de la
péninsule sont en lutte. À Padoue, Venise, Pise, Milan et Florence, les affrontements
entre étudiants et forces de l'ordre sont d'une violence extrême. Lors du 1er mars à
Rome, des milliers d'étudiants affrontent les flics dans des combats de rue pendant plusieurs
heures. Cette bataille de la Valle Guilia, fera plusieurs centaines de blessés autant chez les
étudiants que chez les flics. Cet événement initiera plus de 18 mois d'agitation
universitaire, le « mai rampant », dont les batailles de rue d'une rare violence dans de
nombreuses villes. Les répercussions de Valle Guilia sont immenses et font définitivement
passer le mouvement étudiant du plan de la simple contestation universitaire à celui
d'une opposition frontale à la société tout entière, cristallisant l'opposition
ouvrière qui s'était manifestée localement en 1960-61, 1962, 1964 et 1966, vers une
forme clairement nationale et politique, vers la grève générale.
Pendant l'été 68, la fermeture des universités entraîne le déplacement de
la contestation vers les institutions culturelles. Artistes et étudiants interrompent la
Biennale de l'art contemporain et le Festival du cinéma de Venise. En automne, la balle passe
dans le camp des lycéens, qui occupent les établissements scolaires et organisent de
grandes manifestations.
La culture du mouvement étudiant est constituée des diverses revues de la gauche non
institutionnelle auquel la prééminence de la contestation ouvrière donnera le visage
de « l'opéraïsme » ; de la critique de la société de consommation
élaborée par l'École de Francfort puis Marcuse, et de l'effervescence dans le
tiers-monde amorcée par le combat de libération des ex-colonies et relancée par la
guerre du Vietnam ; de "l'antipsychiatrie" et du mouvement libertaire de la jeunesse apparu pendant
les années du "beat italiano" ; du courant de pensée féministe, élaboré de
manière originale par certaines intellectuelles italiennes qui prolongent en quelque sorte le
cinéma de la Nouvelle vague.
Entre temps, le mouvement n'a pas cessé chez les ouvriers amplifiant ses caractéristiques
de départ. Cela allait être explicite durant toute l'année 1968 chez Pirelli à
Milan, avec la naissance du « comité unitaire de base », le CUB, qui prolongeait
l'expérience Siemens de 1966. En 1968 à Valdagno, petite ville de la Vénétie
réactionnaire ayant toujours vécu autour de l'industrie textile Marzotto, la colère
ouvrière éclata de façon imprévue. Parmi ces travailleurs du textile soumis
à un paternalisme digne du XIXème siècle, un conflit sur les temps de
travail mais parti des profondeurs se transforma rapidement en une grève et une révolte.
Le 19 avril, la population de la petite ville descendit dans la rue, affronta la police et jeta bas
la statue de Gaetano Marzotto, fondateur de la dynastie patronale du lieu.
Le 2 décembre 1968 encore, à Avola en Sicile, la police tirait et tuait deux ouvriers
agricoles en grève. Quelques mois après, le 9 avril 69, la même police tuait deux
personnes à Battipaglia, en Campanie, au cours d'une manifestation contre des fermetures
d'entreprises.
Au printemps 1969, ce sont les ouvriers qui empêchent le déclin du mouvement
étudiant, notable dans le reste de l'Europe. Des luttes paralysant la production pendant plus
de 50 jours éclatent dans des centaines d'usines grandes et petites, sur les mêmes
thèmes : pour l'égalité salariale et contre l'autoritarisme, voire la
répression, régnant dans les entreprises.
À l'avant-garde, on trouve les plus grandes usines, où leur nombre met les travailleurs
en confiance. Fin juin une grève éclate chez Montedison à Porto Marghera, près
de Venise, où, beaucoup de travailleurs accueillent favorablement les manifestations de
solidarité des étudiants, que les syndicats accusent pourtant d'utiliser la grève
à des fins politiques, de dresser les modérés contre les radicaux, de vouloir le
« tout ou rien », le Grand soir mythique, etc. La grande usine Fiat de Mirafiori à
Turin, elle aussi, est en ébullition. Le 22 mars les ouvriers des presses décident
l'auto-réduction de la production. Le 11 avril c'est la grève totale pour la
première fois depuis vingt ans.
Les syndicats, dépassés, tentent de reprendre la main en ne mettant en avant qu'un des
aspects de la lutte qui ne contestait pas directement les industriels, la dénonciation du
problème du logement et de la hausse des loyers. Sur ce thème, ils organisent une
journée de grève nationale le 3 juillet 1969. La manœuvre se transforma en son
contraire puisque de cette journée, la contestation des ouvriers turinois de Fiat
s'étendit autour d'eux à d'autres catégories sociales, notamment les étudiants
qui s'associèrent à eux pour prendre comme cible l'usine de Fiat la plus importante,
celle de Mirafiori à Turin. Des échauffourées violentes s'ensuivirent entre des
manifestations d'ouvriers et d'étudiants convergeant vers Mirafiori et la police qui tentait
de protéger l'usine. Le combat de rue s'étendit peu à peu au quartier puis à
d'autres secteurs de Turin. Les échauffourées de Turin furent le point de départ de
"l'automne chaud".
Dès le retour des vacances, les grèves qui n'avaient pas cessé,
reprirent de plus belle et s'étendirent un peu partout dans le pays. Le 2 septembre, à la
Fiat de Turin, une grève de deux heures proclamée par les syndicats est prolongée
par des centaines de travailleurs bloquant la chaîne de montage. 30 000 travailleurs sont
renvoyés chez eux : c'est une tactique de la direction pour les dresser les uns contre les
autres, les modérés contre les radicaux. La bureaucratie syndicale reprend la situation
en main, réussissant à obtenir de Fiat le retrait de ce lock-out et à isoler, selon
ses mots, la « minorité d'ouvriers extrémistes qui, en bloquant la chaîne
de montage, font du tort à tous les travailleurs ».
Les directions syndicales avaient eu le temps de prendre la mesure du mécontentement ouvrier
et de mettre au point leur tactique.
Cet automne de 1969 était aussi l'échéance des contrats collectifs de 5 millions
d'ouvriers de la métallurgie, de la chimie, du bâtiment et d'autres catégories. Les
dirigeants syndicaux avaient ainsi un cadre tout trouvé permettant de canaliser et
émietter l'explosion de mécontentement ouvrier : ils allaient fixer aux métallos
l'objectif d'un « bon contrat » pour la métallurgie, aux travailleurs de la chimie
celui d'un « bon contrat » pour leur catégorie, etc., permettant d'éviter le
mouvement d'ensemble, la "grève générale" et la mise en cause directe du
gouvernement. Les directions syndicales mirent au point la tactique dite des grèves «
articulées » : tel jour les métallos firent grève, tel autre les travailleurs
de la chimie, tel autre le bâtiment. Des grèves « générales » purent
aussi avoir lieu... mais par province ou même par ville, contre la vie chère ou la hausse
des loyers. Au niveau des entreprises, les dirigeants syndicaux prônaient les grèves
tournantes, un atelier après l'autre, sous prétexte de causer le plus de dommages
possible aux patrons à moindres frais pour les ouvriers. Mais le but réel était
d'empêcher que l'ensemble des travailleurs se retrouvent dans la même lutte, dans la
généralisation politique de cette lutte. Ainsi, on assista à une multitude de
grèves et journées d'action par catégorie professionnelle, secteur d'industrie,
branche, atelier, usine, ville ou région pour empêcher l'unification de la lutte de
l'ensemble des travailleurs, pour empêcher la grève générale.
Le 6 septembre, ce sont les ouvriers métallurgistes, de la chimie et du bâtiment qui sont
en grève, le 11 septembre de nouveau les métallos. Le 16 septembre, les ouvriers de la
chimie et du ciment et les métallos des industries à participation d'État. Le 17,
encore le bâtiment. Le 19 de nouveau les métallurgistes du secteur d'État. Le 24 ,
la direction de Pirelli lock-oute, entraînant les jours suivants une grève
générale à Milan. Le 8 octobre, Fiat Mirafiori est en grève. Le 9 octobre,
c'est la grève générale dans le Frioul. Le 10 octobre, c'est une grève
nationale de plus de 250 000 salariés dont 10 000 de la Mirafiori. En même temps à
Gênes, un des pôles sidérurgiques italiens, des dizaines de milliers de
métallurgistes en grève défilent dans la ville. Les grèves se succèdent,
non seulement à Milan et à Turin mais aussi dans cent autres villes. Les 15 et 16
octobre, grève à Milan contre la vie chère et théâtre de violents
affrontements. Le 17 octobre, grève générale nationale à laquelle participent
des millions de travailleurs. Le 19 novembre, à nouveau Milan. Le 27 novembre, 1 000 ouvriers
bloquent la production de Fiat Mirafiori, rejoints par 7 000 étudiants devant les grilles de
l'usine. Le 28 novembre, manifestation nationale des métallos à Rome.
Les affrontements sont de plus en plus féroces au fur et à mesure que l'automne
avançait.
En novembre et décembre, les syndicats réussirent à faire approuver peu à peu
les conventions collectives secteur par secteur. Le 7 novembre, ils signaient le contrat collectif
du bâtiment, le 7 décembre le contrat de la chimie, le 8 celui des métallos du
secteur public. C'est le 21 décembre, dans un climat politique désormais
profondément modifié par l'attentat de la Banque de l'Agriculture quelques jours plus
tôt, que la signature de la convention de la métallurgie met fin à « l'automne
chaud ».
Dans bien des entreprises, mécontents de structures syndicales très hiérarchiques et
loin de leur contrôle, les travailleurs avaient commencé à élire des
délégués d'atelier. Sur ce terrain, les directions syndicales firent le
nécessaire pour reprendre le contrôle d'une base qui commençait à leur
échapper. Elles allaient retourner la situation en institutionnalisant ces
délégués d'atelier sous forme de « conseils d'usine ». Elles
proposèrent un système d'organisation par délégués ouvriers. Conscients
que c'était leur seul moyen de garder un quelconque contrôle sur les luttes, les
syndicalistes devaient se proposer comme délégués devant des assemblées pour
ensuite se réunir pour une réunion du « conseil des délégués ouvriers
».
Pour détourner la colère ouvrière, elles agitèrent le chiffon de l'unité.
Ces "conseils" devaient en effet devenir l'organe de base du syndicat unitaire que les trois
confédérations syndicales, CGIL, CISL et UIL, s'annonçaient décidées
à construire ensemble. La promesse de l'unité, celle des trois confédérations,
allait devenir un moyen de mieux contrôler la base. Mais une fois le mouvement retombé,
l'unité fut évidemment bien vite oubliée.
Les résultats du mouvement furent modestes, des améliorations de salaires et d'horaires,
un notable progrès en matière de possibilités politiques et syndicales avec la fin,
au moins pour quelque temps, de l'autoritarisme patronal sans pitié qui avait régné
depuis les années 1950 dans les usines. En 1971 l'ensemble s'institutionnalisera avec le
« statut des travailleurs » concédé par le gouvernement.
A partir de novembre, alors que la combativité ouvrière s'épuisait
dans les divisions de la tactique syndicale, la bourgeoisie, d'abord surprise et effrayée par
l'intensité des luttes ouvrières, commence à orchestrer une campagne de presse
contre les « extrémistes ». La première occasion en est les
événements du 19 novembre à Milan, quand des affrontements entre manifestants et
policiers aboutissent à la mort d'un policier. Le 12 décembre, une bombe explosait dans
le hall de la Banque de l'Agriculture, Piazza Fontana à Milan, faisant 16 morts. Dans les
jours qui suivirent, l'attentat fut attribué à des anarchistes. L'un d'eux, Giuseppe
Pinelli, mourut dans les mains de la police milanaise. En fait, l'attentat de Piazza Fontana
n'allait être que le premier d'une série d'actions du même type émanant de
l'extrême droite et de certains milieux de la police et de l'armée, politique que l'on
allait baptiser « la stratégie de la tension » : durant toutes les années 1970
où les conflits sociaux continuent, une partie de l'appareil d'État était le
siège de troubles complots visant, si la tension sociale continuait, à préparer un
tournant vers un gouvernement autoritaire. Il n'y en eut en fait pas besoin, les organisations
syndicales suffirent comme gardiens de l'ordre capitaliste.
La préoccupation des partis de gauche et des syndicats n'était pas de préparer la
classe ouvrière à faire face à ce danger. Elle était de mettre un terme au plus
tôt à l'agitation sociale. Le 21 décembre, peu de jour après l'attentat, la
signature du contrat collectif des métallos du secteur privé, qui avaient été
l'avant-garde de l'« automne chaud », apparaissait comme une capitulation politique
devant la menace d'un État fort et mettait un point final à cette saison de luttes. La
centralisation de l'État bourgeois avait eu raison de l'absence de centralisation et
généralisation du mouvement ouvrier.
Malgré les efforts acharnés des organisations syndicales pour maintenir les
revendications sur le plan économique, "l'automne chaud" donna naissance à un mouvement
qui, se faisant l'écho des aspirations des jeunes ouvriers et étudiants, remettait en
cause l'exploitation capitaliste elle-même. De nombreux groupes révolutionnaires ont
émergé en 1968-1969. Deux d'entre eux qui avaient choisi de s'orienter vers les ouvriers
se sont développés au cours de l'« automne chaud » les faisant passer d'un
réseau d'intellectuels-militants autour de revues à des organisations nationales de
dizaines de milliers d'ouvriers et d'étudiants en l'espace d'un an avec une implantation dans
la classe ouvrière industrielle plus forte que celle de presque tous les autres courants de la
gauche révolutionnaire internationale.
Mais faute d'une politique s'adressant à tous les travailleurs, capable de se saisir de chaque
instant pour renforcer le camp ouvrier, ils ne réussirent pas à passer au stade du parti
révolutionnaire.
De ce fait, découragés, une partie d'entre eux a glissé vers le "compromis
historique" c'est-à-dire un passage pacifique au socialisme à travers une insertion des
forces populaires dans les institutions en réintégrant le PCI et son soutien à la
Démocratie Chrétienne, l'autre vers le « brigatisme » des brigades rouges et
leur violence censée faire pièce au terrorisme "noir".
Le 6 janvier 2011
Jacques Chastaing
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