Ce livre est une épopée amère qui nous plonge dans les années
tumultueuses des années soixante aux Etats-Unis et nous porte, en passant par l'Afrique noire,
jusqu'au seuil d'un certain 11 septembre 2001 à New York.
Hannah Musgrave raconte ses espoirs, ses échecs et ses aveuglements, entre sa vie de militante blanche
au sein d'un groupe ultra-gauche américain, et ultérieurement sa vie d'épouse
d'un Africain, ministre d'un gouvernement à la solde des USA et sa vie de mère de trois
enfants entraînés dans une guerre épouvantable. Sa narration balance constamment entre
les diverses périodes de la vie d'Hannah sans égarer pour autant le lecteur. Elle nous
livre son dépit, ses remords et aussi sa colère provoquée par la guerre civile qui a
frappé le Liberia pendant quinze ans et qui a fait probablement près de 200 000 morts dans ce
petit pays.
La puissance impérialiste américaine a créé le Libéria au XIXe
siècle en y expédiant quelques milliers de Noirs américains, esclaves affranchis.
Jusqu'au milieu des années quatre-vingts, leurs descendants américano-libériens
n'ont pas cessé de dominer les populations locales, facilitant ainsi le pillage de ressources
importantes par des entreprises occidentales et avant tout américaines. Ensuite les
mécontentements sociaux furent dévoyés par différents chefs de guerre
s'appuyant sur leurs liens ethniques. La CIA et les diplomates américains tirèrent les
ficelles de pantins sanglants comme Samuel Doe ou Charles Taylor et les coupèrent au gré de
leurs intérêts.
Comment une jeune américaine contestataire s'est-elle retrouvée plongée dans un tel
bourbier ? Hannah est la fille unique d'un couple de bourgeois progressistes nageant dans la bonne
conscience et l'aisance matérielle. Son père est un pédiatre de renommée
internationale. Devenue une étudiante studieuse, Hannah va bientôt s'engager comme bien
d'autres jeunes du Students for a Democratic Society (SDS) dans la lutte contre la guerre du
Vietnam et pour les droits civiques des Noirs dans le Sud des États-Unis.
« J'étais une petite Yankee innocente et idéaliste ». Le SDS
éclate en 1969 en plusieurs groupes. Hannah rejoint celui qui semble le plus radical et qui organise
une bataille rangée contre la police de Chicago, les Weathermen, rebaptisé plus tard
Weather Underground. Ce groupe va se révéler de plus en plus délirant et
dérisoire. Des noyaux autonomes passent à l'action sous formes d'attentats à
l'explosif contre des commissariats, des bureaux de l'armée ou des cibles symbolisant le
pouvoir. Sous la pression et les manoeuvres d'infiltration du FBI, Hannah et ses camarades sont
réduits à une vie chaotique et clandestine. Les seules issues pour eux sont la reddition ou
l'exil.
Le chemin d'Hannah la conduit à Monrovia, capitale du Liberia. Elle y travaille dans un
laboratoire où des chimpanzés servent de cobayes pour le compte de sociétés
pharmaceutiques américaines. « C'est quelque chose de peut-être encore plus
profond que la politique qui a changé en moi. Ma mentalité ? Mon tempérament
sous-jacent ? Je n'en sais rien. Mais pour la première fois de ma vie d'adulte, je ne fais pas
partie d'un mouvement, je ne suis pas membre d'un groupe ou d'une organisation vouée au
changement politique et social. Je suis seule. Entièrement seule. » (page 151) Elle se sent
libérée du poids de sa colère. Elle se passionne pour les chimpanzés dont elle a
la charge et dont les personnalités sont si variées.
En devenant l'épouse d'un des sous-fifres du gouvernement Tolbert, elle accède à
une vie confortable mais loin d'être sereine pour autant. Le pays tout entier va bientôt
plonger dans l'enfer des coups d'État sanglants et de la guerre civile.
Russell Banks avait des comptes politiques à régler et il l'a fait ici avec un
réalisme et une énergie implacables. On pourra faire de légères réserves
sur la crédibilité de certains épisodes de la vie de son héroïne. Mais il
est vrai que comme se le dit Hannah à un moment, « c'est cela, le véritable
Rêve américain, pas vrai ? Pouvoir repartir de zéro, changer de forme, disparaître
et ressurgir plus tard en étant quelqu'un d'autre. »
Les faits historiques sont là, indiscutables, vécus de l'intérieur par Hannah et
repensés après coup avec une lucidité sans complaisance pour elle-même. Le
« Rêve américain » a été un cauchemar au Libéria et dans bien
d'autres pays. Ce roman est d'une certaine façon une parabole politique très forte sur
le jeu manipulateur et abominable de l'impérialisme américain au cours des quatre
dernières décennies du XXe siècle.
Le 23 novembre 2005
Samuel Holder
Sur le Libéria : « Car ce pays avait été notre Agent en
Afrique, pour ainsi dire. »
« On se rappelait alors avec quel empressement deux hommes fort admirés à Washington
[...] avaient, en maquereaux affables et obligeants, bradé leur beau pays à des investisseurs
étrangers. »
« En Afrique, les Noirs américains avaient très bien reproduit le vieux
système des surveillants de plantations dans le Sud des États-Unis et aux Antilles.[...] Rien
n'exige que la main qui tient le fouet soit blanche. » (page 98)
« C'était en 1983, et la guerre contre la guerre [du Vietnam] était
terminée depuis longtemps. Ronald Reagan était président, et les jeunes
Américains s'intéressaient plus à devenir riches avant l'âge de trente ans
qu'à refuser leur confiance à ceux qui avaient dépassé cet
âge. » (page 260)
Sur les chimpanzés : « Toutes les espèces animales sont en danger d'être
exterminées par l'homme – y compris l'espèce humaine -, mais peu d'entre
elles sont aussi menacées que celles qui nous ressemblent le plus. » (page 336)
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