Paysages sous la pluie est le troisième roman de Marie-Noël Rio, à savourer doucement comme on avale un alcool trop fort qui vous arrache la gorge, brûle les tripes, fait surgir les larmes.
Nous suivons l'itinéraire de trois jeunes femmes qui se heurtent à la brutalité du monde et qui sont aussi toutes les trois marquées par leur origine, par le manque de relations affectives avec leurs parents. À tel point qu'elles ont fui très jeunes leur famille.
Il y a Fleur qui a vécu son enfance dans la pauvreté, dépressive et suicidaire. Laure, la plus âgée des trois. La plus secrète. Un père, collabo de Vichy, dont elle a honte. Une mère « toxique, folle, capable de tuer » qui a fini par se suicider. Et puis Alice qui veut qu'on l'aime, qui ne sait pas s'exprimer, qui ment, qui fait semblant et qui est en définitive complètement perdue. Seul le sexe l'aide à tenir. Le commerce des corps n'a pas besoin de mots. Alice c'est la plus jeune, « la Petite », figure centrale du roman.
Ces trois-là vont se rencontrer au début des années soixante. Elles travaillent pour le cinéma. Elles s'attachent l'une à l'autre, essayent de surmonter leur mal de vivre. Mais bientôt, poursuivies par le malheur, elles ne seront plus que deux, Laure et la Petite. Alors, quand Laure décide de tout quitter, de partir loin, Alice reste seule.
Comme dans le roman de Lewis Carroll, Alice est aimante comme un chien. Ici, le monde cauchemardesque d'Alice est le nôtre. Un monde déréglé, qui n'a plus de sens, cruel, régenté par la folie et plein de souffrances. Peut-elle s'en échapper ? « La machine de la vie tourne à plein régime, à toute vitesse, elle expulse les vieux, les fous, les désespérés, ils meurent sans cris dans ses grandes tueries silencieuses. »
Alice vit très mal d'être séparée de Laure, la seule qui compte pour elle. Elle part la rejoindre en Inde. Ce qu'elle découvre n'est pas le pays des merveilles. L'Inde qu'elles traversent n'a rien d'enchanté. C'est la grande misère. L'immensité et le nombre. La vie humaine qui a si peu de valeur : « Ici on est moins que des cafards ». Alice se sent prise au piège et surtout elle ne reconnaît pas son amie. Laure a changé. Elle se trouve ailleurs « loin, retirée dans un lieu mystérieux et solitaire », elle reste dans « sa rumination ». Elle n'est plus « la Laure de ses pensées, de ses rêves ». Laure s'enferme dans son mutisme, perd le langage des mots, n'émet plus qu'un son continu comme un bourdon, une « espèce de respiration sonore ». Cela ressemble au « bruit de l'araignée qui tisse sa toile »
Elles partent à travers l'Inde, en se délaissant de tout bien matériel, dans d'interminables marches à pied. Après plusieurs semaines, le temps est aboli. Il n'y a plus que la route. Alice finit par ressembler à Laure. « Au dehors la machine des corps fonctionne. Au-dedans, la mort gagne comme une gangrène ». Alice comprend qu'elle doit se séparer de Laure. Poussée par une formidable énergie, elle reprend seule sa marche « dans le mouvement machinal et sans raison de la vie ». La pluie a commencé à tomber, incessante, pénétrante. L'eau se répand partout. Un atroce chemin de croix au bout duquel elle réussira à regarder de l'autre côté du miroir.
Ce texte fort et sans concessions laisse apparaître des symboles qui nous émeuvent autant qu'ils nous font réfléchir. Comme, vers la fin du roman, ces ruines d'une ville bâtie par les colonisateurs portugais emmenés par Vasco de Gama pour conquérir l'Inde, ne représentent-elles pas les prémices de notre société marchandisée ? Dans le même temps, ces ruines constituent pour Alice (et pour nous ?) une matrice pour une renaissance possible.
Nous y trouvons aussi cette référence à la chanson de Léonard Cohen : Suzanne. Pour ceux qui l'écoutaient dans leur jeunesse, l'évocation de cette chanson installe tout de suite une nostalgie. Toute une époque remonte soudain du passé. Cela peut paraître un bon truc d'écrivain pour installer le lecteur dans une ambiance, une atmosphère. Mais est-ce la seule raison ? Si nous l'examinons de plus près, que nous raconte-t-elle ? Suzanne, fille pauvre, un peu folle, qui habite près d'une rivière, n'a rien et pourtant c'est elle qui nous indique où regarder, elle nous invite à regarder de l'autre côté du miroir. Nous devons accepter de nous perdre pour vivre. Une chanson étrange, onirique dont les paroles ont un sens caché, et qui, comme ce beau roman, nous appelle à percevoir ce que nous ne voyons jamais. Au-delà de nous-mêmes.
Le 28 novembre 2011
Vincent Di Martino
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