La Fille sans qualités

de Juli Zeh

Roman traduit de l’allemand par Brigitte Hébert et Jean-Claude Colbus
Éditions Actes Sud (collection Babel, septembre 2008)
664 pages, ISBN 978-2-7427-7687-0

Il est toujours intéressant d’examiner l’écart de sens fréquent du titre initial d’un roman étranger avec celui qui a été choisi dans sa traduction française. Ainsi La Fille sans qualités de la romancière allemande Juli Zeh a pour titre initial Spieltrieb qui peut se traduire par Instinct du jeu. Le titre retenu en français renvoie habilement à L’Homme sans qualités de l’écrivain autrichien Robert Musil (1880-1942). Tout en donnant une ampleur excessive au roman de Juli Zeh par ce jeu de comparaison un peu écrasant, ce choix n’est pas sans fondement.

Le roman de Musil entre en scène à maintes reprises. Ada, l’héroïne du roman de Juli Zeh, est une lycéenne surdouée de quatorze ans qui a déjà dévoré presque toute la bibliothèque familiale sans accrocher vraiment à aucune oeuvre. « Le jour de la rentrée, Ada s’était planté dès son retour devant les rayonnages de livres et avait trouvé ce qu’elle cherchait : L’Homme sans qualités. » (page 160) C’est aussi une œuvre de référence pour Alev, un étrange condisciple d’Ada d’origine en partie égyptienne, qui suggère à leur professeur d’allemand, Smutek, de l’étudier en cours. Ce dernier qui est d’origine polonaise, a connu la prison dans son pays par inadvertance et adore sa femme accueille cette proposition avec enthousiasme.

Musil avait développé toute une polyphonie des thèmes et problèmes concernant l’homme moderne au début du Vingtième siècle. A sa façon ironique, subtile et profonde, il rendait compte de l’effondrement d’un monde, l’empire autrichien en 1913, et d’une certaine façon de l’effondrement de toute une Europe à la civilisation exténuée et ébranlée par ses créations techniques qui allait basculer dans une forme d’autodestruction barbare au cours de la Première guerre mondiale.

Le roman de Juli Zeh rend compte d’un nouvel effondrement au cœur de l’Europe et plus largement du monde occidental, celui du sens de la vie pour bien des jeunes et certains adultes dans les premières années du Vingt et unième siècle. L’ironie brillante et parfois décapante de la romancière et de son héroïne a quelque chose de blafard et de féroce qui la différencie considérablement de celle de Musil.

Le récit se place à une autre époque, la notre, dans le contexte de l’éclatement du bloc de l’Est, de la guerre du Golfe, de la chute des tours de Manhattan, de l’attentat de la gare de Madrid et de la tuerie dans un lycée d’Erfurt. Ada qui décrypte tous ces chocs terribles s’est retrouvée dans un lycée privé de Bonn portant le nom du philosophe Ernst Bloch, l’auteur du « Principe Espérance » ! Pour Ada comme pour son inquiétant complice et instructeur en jeu de rôles, Alev, le principe espérance n’a pas seulement du plomb dans l’aile, il est mort comme tous les principes et notions  de justice, de bien, de beau, d’amitié, d’amour et leurs dérivés.

Que leur reste-t-il ? Une lucidité débouchant sur rien. Un vide de l’existence qui ne peut être habité que par « le démon du jeu », le goût morne ou l’excitation de la manipulation perverse qui génère chez le lecteur un malaise et une réflexion sur le monde actuel.

Dans la dernière partie, la romancière reprend sa verve critique initiale qui nous arrache in extremis à la consternation.

Le 19 février 2009

Samuel Holder

Quelques phrases extraites de ce roman :

« Avec l’optimisme professionnel d’un médecin, Teuter [le nouveau directeur à Ernst-Bloch] parlait du merveilleux  système démocratique dans lequel ils vivaient tous et auquel il convenait d’acclimater les jeunes gens comme on acclimate les animaux aux conditions d’une petite réserve naturelle bien confortable. » (page 28)

« Le droit à la parole, il était pour ceux qui réagissent à tout événement quel qu’il soit par le même discours stéréotypé : nous sommes choqués et profondément émus et espérons que le gouvernement prendra des mesures. Ainsi, personne n’entendait la vérité. » (page 234)

Le directeur Teuter affronte Ada dans sa classe :

« - Dans ce cas, l’ouvrage est confisqué.
      Ada n’avait pas bougé d’un pouce.

Avec des méthodes pareilles, si vous étiez un État, vous ne rempliriez pas les critères d’adhésion à l’Union européenne.

      Rires étouffés en dolby surround.  (page 318)

« Cette jeunesse avait perdu tout intérêt pour les modèles identitaires habillés en prêt à penser, les figures héroïques et les ennemis héréditaires. Contrairement aux générations qui l’avaient précédée, elle ne formait pas vraiment une génération. Il [Smutek] lui était arrivé de se demander où ces survivants du postmodernisme puisaient leur vigueur et leur dynamisme. (page 410)

« Ces motifs étaient si insolites que les instruments juridiques entre les mains de la froide Sophie [une juge] paraissaient aussi adaptés qu’un marteau et un burin l’étaient pour créer un site Internet. » (page 646)

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