Il est toujours intéressant d’examiner l’écart de sens
fréquent du titre initial d’un roman étranger avec celui qui a
été choisi dans sa traduction française. Ainsi La Fille sans
qualités de la romancière allemande Juli Zeh a pour titre initial
Spieltrieb qui peut se traduire par Instinct du jeu. Le titre retenu en
français renvoie habilement à L’Homme sans qualités de
l’écrivain autrichien Robert Musil (1880-1942). Tout en donnant une ampleur excessive
au roman de Juli Zeh par ce jeu de comparaison un peu écrasant, ce choix n’est pas
sans fondement.
Le roman de Musil entre en scène à maintes reprises. Ada, l’héroïne
du roman de Juli Zeh, est une lycéenne surdouée de quatorze ans qui a
déjà dévoré presque toute la bibliothèque familiale sans
accrocher vraiment à aucune oeuvre. « Le jour de la rentrée, Ada
s’était planté dès son retour devant les rayonnages de livres et avait
trouvé ce qu’elle cherchait : L’Homme sans qualités. » (page
160) C’est aussi une œuvre de référence pour Alev, un étrange
condisciple d’Ada d’origine en partie égyptienne, qui suggère à
leur professeur d’allemand, Smutek, de l’étudier en cours. Ce dernier qui est
d’origine polonaise, a connu la prison dans son pays par inadvertance et adore sa femme
accueille cette proposition avec enthousiasme.
Musil avait développé toute une polyphonie des thèmes et problèmes
concernant l’homme moderne au début du Vingtième siècle. A sa
façon ironique, subtile et profonde, il rendait compte de l’effondrement d’un
monde, l’empire autrichien en 1913, et d’une certaine façon de
l’effondrement de toute une Europe à la civilisation exténuée et
ébranlée par ses créations techniques qui allait basculer dans une forme
d’autodestruction barbare au cours de la Première guerre mondiale.
Le roman de Juli Zeh rend compte d’un nouvel effondrement au cœur de l’Europe et
plus largement du monde occidental, celui du sens de la vie pour bien des jeunes et certains
adultes dans les premières années du Vingt et unième siècle.
L’ironie brillante et parfois décapante de la romancière et de son
héroïne a quelque chose de blafard et de féroce qui la différencie
considérablement de celle de Musil.
Le récit se place à une autre époque, la notre, dans le contexte de
l’éclatement du bloc de l’Est, de la guerre du Golfe, de la chute des tours de
Manhattan, de l’attentat de la gare de Madrid et de la tuerie dans un lycée
d’Erfurt. Ada qui décrypte tous ces chocs terribles s’est retrouvée dans
un lycée privé de Bonn portant le nom du philosophe Ernst Bloch, l’auteur du
« Principe Espérance » ! Pour Ada comme pour son inquiétant complice et
instructeur en jeu de rôles, Alev, le principe espérance n’a pas seulement du
plomb dans l’aile, il est mort comme tous les principes et notions de justice, de bien, de
beau, d’amitié, d’amour et leurs dérivés.
Que leur reste-t-il ? Une lucidité débouchant sur rien. Un vide de l’existence
qui ne peut être habité que par « le démon du jeu », le goût
morne ou l’excitation de la manipulation perverse qui génère chez le lecteur un
malaise et une réflexion sur le monde actuel.
Dans la dernière partie, la romancière reprend sa verve critique initiale qui nous
arrache in extremis à la consternation.
Le 19 février 2009
Samuel Holder
« Avec l’optimisme professionnel d’un médecin,
Teuter [le nouveau directeur à Ernst-Bloch] parlait du merveilleux système
démocratique dans lequel ils vivaient tous et auquel il convenait d’acclimater les
jeunes gens comme on acclimate les animaux aux conditions d’une petite réserve
naturelle bien confortable. » (page 28)
« Le droit à la parole, il était pour ceux qui réagissent à tout
événement quel qu’il soit par le même discours
stéréotypé : nous sommes choqués et profondément émus et
espérons que le gouvernement prendra des mesures. Ainsi, personne n’entendait la
vérité. » (page 234)
Le directeur Teuter affronte Ada dans sa classe :
« - Dans ce cas, l’ouvrage est confisqué.
Ada n’avait pas bougé d’un pouce.
Avec des méthodes pareilles, si vous étiez un État, vous ne rempliriez pas les
critères d’adhésion à l’Union européenne.
Rires étouffés en dolby surround. (page 318)
« Cette jeunesse avait perdu tout intérêt pour les modèles identitaires
habillés en prêt à penser, les figures héroïques et les ennemis
héréditaires. Contrairement aux générations qui l’avaient
précédée, elle ne formait pas vraiment une génération. Il
[Smutek] lui était arrivé de se demander où ces survivants du postmodernisme
puisaient leur vigueur et leur dynamisme. (page 410)
« Ces motifs étaient si insolites que les instruments juridiques entre les mains de la
froide Sophie [une juge] paraissaient aussi adaptés qu’un marteau et un burin
l’étaient pour créer un site Internet. » (page 646)
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