Disgrâce est un mot un peu faible pour décrire la chute sociale et personnelle
d'un professeur blanc de l'université du Cap en Afrique du Sud. Déchéance
conviendrait sans doute mieux mais aurait le défaut d'être trop moraliste. Or comme tout
grand écrivain, J.M. Coetzee a horreur du moralisme. Disgrâce est donc un titre d'une ironie
indiscutable. Cette histoire se situe quelques temps après la fin de l'apartheid. Elle se
déroule avec une vivacité étrange qui ne présage rien de bon.
Le professeur David Lurie est un spécialiste de la poésie romantique anglaise. À
cinquante-deux ans et après deux divorces, ce célibataire ne renonce pas à rechercher
une certaine forme de bonheur dans sa vie sexuelle. Le prestige de son métier s'est dissipé
depuis longtemps. « Il continue à enseigner parce que cela lui donne de quoi vivre ; et
aussi parce que c'est une leçon d'humilité, cela lui fait comprendre la place qui est
la sienne dans le monde. Ce qu'il y a d'ironique ne lui échappe pas : c'est celui qui
enseigne qui apprend la plus âpre des leçons, alors que ceux qui sont là pour apprendre
quelque chose n'apprennent rien du tout. » (page 12)
David Lurie poursuit un projet qui se dérobe de plus en plus, celui de rédiger un livret
d'opéra sur le voyage du poète Byron en Italie. Projet peut-être dérisoire
à une époque où il est désormais censé enseigner les techniques de
communication ( ?) et plus seulement la littérature.
Cet homme sans illusions séduit une de ses étudiantes, ce qui s'avère rapidement
être « une erreur monumentale ». Pour éviter son éviction du campus,
il lui faudrait jouer le jeu des institutions et reconnaître la validité du Code moral en
vigueur à l'université : s'humilier platement, faire amende honorable dans des formes
convaincantes. Il n'en éprouve nullement l'envie, ce qui le contraint à tourner le dos
à son existence confortable et sans histoire. David Lurie est resté attaché à une
de ses filles, Lucy, qu'il a eu avec sa femme précédente. Il décide de la rejoindre
dans une ferme de l'arrière-pays où elle vie seule, s'occupant de ses chenils, de ses
fleurs et de ses produits maraîchers.
À la campagne, loin des intrigues et des déceptions de son environnement urbain, l'ancien
professeur plonge et se perd dans un univers encore plus incertain et brutal. L'apartheid a
été aboli mais il continue son oeuvre souterraine dévastatrice.
On imagine que dans la période antérieure, le professeur Lurie était un blanc
libéral non-engagé et que sa fille Lucy luttait contre l'apartheid. Et alors à
présent ? Est-ce une protection contre la violence qui sourd de tous les pores de la peau de cette
société ? Cela peut-il améliorer leurs relations avec le voisin noir, Petrus,
l'assistant de Lucy qui souhaite agrandir sa propre ferme ?
L'Afrique du Sud est ici une des figures du monde dans lequel nous vivons tous, monde de confusion, de
culpabilité, de ressentiment et de violences sournoises ou abruptes. Comment en sortir ? C'est une
question qui nous taraude à la fin de cette oeuvre troublante.
9 mars 2004
Samuel Holder
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/critiques/John_Maxwell_Coetzee-Disgrace.html