Le qualificatif d’écrivain réaliste pour définir Balzac est
gênant en ce qu’il peut vouloir dire que ce romancier se
contenterait de rendre compte de la réalité ou se
soumettrait à elle. Or il n’en est rien. En tant qu’artiste,
Balzac a un tempérament de rebelle, comme Beethoven en
musique ou Courbet en peinture. Il prend la réalité sociale
à bras le corps pour lui faire rendre gorge ses simulacres,
ses mensonges, ses manipulations tortueuses et mettre au
jour les motivations différentes de chacun des personnages
qui la constituent.
Dans son roman « Les employés » (1838), il débarque dans le
monde poussiéreux et renfermé des bureaux d’un ministère
agité par des luttes internes. Cela nous vaut une
confrontation d’une prodigieuse vitalité de l’écrivain avec
ce milieu étouffant qui, au passage, met en lumière des
tendances historiquement constituées par l’empire
napoléonien et qui continuent à s’épanouir sous la
Restauration et jusqu’à aujourd’hui sous la Ve République.
Nous assistons à la croissance inexorable de la bureaucratie
d’État en synergie avec le développement de grandes fortunes
monétaires et du crédit. En utopiste nostalgique de la
royauté dépourvue de bureaucratie, Balzac plaide à
l’occasion pour une administration plus rationnelle, moins
dépensière, moins nombreuse mais avec des employés plus
jeunes et mieux payés !
Même si le style, le mode d’investigation et l’époque sont
bien différents, Balzac est aussi captivant à lire que
Kracauer car il ne noie pas le poisson dans des généralités.
Il propulse en avant des personnalités fort différentes dans
leur façon de se mouvoir au sein de l’institution
bureaucratique. Rabourdin est un chef de bureau sérieux et
compétent qui a conçu discrètement tout un plan de réforme
de l’administration de l’État, plus efficace et moins
coûteuse. En toute logique, la place de chef de division
dans le ministère où il officie depuis longtemps devrait
lui revenir. Baudoyer est un chef de bureau incapable et
arriviste. Il vise à terme la députation. De proche en
proche, la rivalité de fait entre Rabourdin et Baudoyer
implique leurs épouses respectives qui cherchent à abattre
leurs meilleures cartes pour faire gagner leur mari.
Dans les coulisses, bien des gens finissent par s’en mêler,
des usuriers, des dignitaires de l’Église, des journalistes
soutenant le pouvoir ou dans l’opposition, et bien sûr le
personnel des employés qui ont aussi leurs intérêts à
défendre. Balzac nous régale d’une série de portraits
d’employés, l’un honnête, l’autre faux-jeton, l’un
besogneux, l’autre mauvais coucheur, l’un dilettante et
prolixe en bons mots et l’autre fier et à l’écart de toute
cette agitation. Les répliques fusent aux quatre coins du
bureau faisant monter la tension et le suspense.
Le 29 janvier 2013
Samuel Holder
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