Voici le troisième volet roboratif d’une autobiographie passionnante qui peut
se lire indépendamment des deux précédentes parties, « Les cendres
d’Angela » et « C’est comment l’Amérique ? » (Pocket).
Frank Mc Court a connu la misère en Irlande, des boulots durs à Manhattan et
l’armée américaine. En 1959 il a réussi à devenir prof de collège
technique puis prof de lycée à New York. Il a attendu d’être à la retraite
avant de pouvoir raconter sa vie par écrit. Quand on doit affronter cinq classes par jour, soit
environ 175 adolescents d’origines nationales et ethniques diverses et revenir avec autant de copies
chez soi, sans parler des réunions orageuses ou déprimantes avec les parents et
l’administration, cela pousse plutôt à se descendre une bière ou deux
qu’à se mettre à écrire ses mémoires.
Mc Court ne cache rien des problèmes qu’il a eu à affronter. Première
difficulté : son accent irlandais à couper à la hache. Deuxième
difficulté : une absence totale de formation pédagogique. Le jeune prof est également
miné par des trous béants dans sa culture dont il est parfaitement conscient. En tentant
d’enseigner l’anglais à une bande d’adolescents qui n’en ont cure, il a
fortement l’impression d’usurper une place qui au demeurant est presque plus
dévalorisée que l’emploi de docker qu’il a eu l’occasion d’occuper. Il
se croit desservi par son manque d’ambition, faute impardonnable dans le contexte des
États-Unis. Il n’a évidemment aucune aide à attendre de la part de sa
hiérarchie.
Le jeune prof n’a plus qu’à essayer de s’en sortir avec la matière même
de sa vie chahutée, avec son non conformisme, son imagination et son sens de
l’improvisation.
Comme Frank Mc Court a eu l’occasion de le dire lors d’une interview sur la chaîne 8 de la
TNT avec François Busnel, tout le monde ment aux adolescents, les politiciens, leurs parents, leurs
profs, et c’est ce qui leur est insupportable et explique une bonne part de leur agressivité. Il
a été un enseignant jouant cartes sur tables avec eux. Il a été très
réceptif à ce qui les ennuyait et les souciait. Cette attitude n’a pas aplani, loin de
là, toutes les difficultés mais elle a permis d’établir des relations plus
authentiques. Elle a suscité chez ses élèves une curiosité et une
créativité inattendues et parfois extraordinaires.
Ce livre est aussi, chemin faisant, une belle confrontation d’un immigré irlandais avec la
culture et la société américaines. Souvent dur et douloureux, il nous empoigne par sa
drôlerie et sa finesse. Quand on a envie que tous ses proches et ami(e)s dévorent au plus vite
un livre, c’est bon signe. « Teacher Man » est un de ces livres qu’on ne veut surtout
pas garder pour soi.
Le 20 février 2007
Samuel Holder
Page 297 : « Tu ne peux pas tricher, avec eux. Si tu te contredis ils
crient, Hé ! c’est pas ce que vous avez dit la semaine dernière. Tu as devant toi leurs
années d’expérience, leur vérité collective, et si tu persistes à te
cacher derrière ton masque de prof tu les perds. Même s’ils se mentent à
eux-mêmes et mentent aux autres, ils réclament de l’honnêteté chez leur
professeur. »
Page 309 où l’auteur se parle rudement à lui-même : « Regarde un peu ta
vie, en dehors du lycée. Tu n’es jamais à ta place. Toujours à côté
de la plaque. Tu n’as pas de femme et ne vois presque jamais ton enfant. Pas de vision, pas de projet,
pas de but. Continue de marcher vers la crypte, mec. Disparais sans laisser de trace, si ce n’est le
souvenir d’un homme qui avait transformé sa salle de classe en cour de récréation,
atelier de rap, et cabinet pour thérapie de groupe.
Pourquoi pas ? Et puis merde. De toute façon, à quoi ça sert, l’école ?
Je te pose la question, est-ce le rôle d’un prof de fournir de la main d’œuvre au
complexe militaro-industriel ? Est-ce qu’il doit préparer les colis pour la chaîne de
montage de l’entreprise ?
Ben dis donc, si c’est pas solennel, tout ça, mais qu’est-ce que j’ai foutu de
mon porte-voix ? »
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/critiques/Frank_Mc_Court-Teacher_Man.html