Elfriede Jelinek est une romancière et dramaturge autrichienne dans la lignée
de Thomas Bernhard, féroce contre toutes les turpitudes et conformismes déshumanisants de la
société autrichienne. En 2004 le prix Nobel de littérature lui a été
décerné sans toutefois qu'elle se soit déplacée à Stockholm pour le
recevoir.
« Les Amantes » publié en 1975 est un de ses premiers romans. La première phrase
est d'emblée d'une ironie grinçante à l'égard de l'Autriche :
« connaissez-vous ce BEAU pays avec ses monts et ses vaux ? » Cette phrase est un pastiche de la
phrase d'un poème de Goethe, la chanson de Mignon, « Connais-tu le pays des citronniers
en fleur ? »(1)
Patatras ! un peu plus loin, Jelinek écrit : « au milieu de ce beau pays, de braves gens ont
bâti une usine. » « l'usine et le terrain en dessous appartiennent au
propriétaire, qui est un konzern.
Néanmoins l'usine se réjouit que des gens heureux se déversent en elle, car ils
produisent plus que des gens moins heureux. »
Le ton est donné, ironique et subtilement grinçant. Nous allons prendre connaissance du destin
de deux femmes issues du peuple (?) autrichien (?), brigitte et paula. L'auteure ne donne pas de
majuscule à ses héroïnes, à rien ni à personne d'ailleurs. Tout est
ainsi aplati et dévalorisé conformément à la façon dont les personnes se
battent et se débattent pour accéder à la meilleure situation possible, dans une
vallée où « on se hait joliment ! ». Il ne s'agit pas d'une
chronique sociale où on aurait l'occasion de compatir. Elfriede Jelinek a détourné
les poncifs des romans sentimentaux à l'eau de rose pour écrire un roman au vitriol.
Ces deux jeunes filles, brigitte et paula sont issues de familles pauvres et sans culture. Elles lorgnent
vers « une vie meilleure ». Comment vont-elles mobiliser leurs atouts personnels, pour se lancer
dans la course au mari en espérant que ce soit aussi « le grand amour » ? L'issue est
incertaine. Paula veut croire à son idylle avec un jeune bûcheron beau mais stupide et brutal.
Brigitte veut décrocher heinz, mécanicien cynique et éventuel futur commerçant.
Quitte à ce que son amour parte en quenouille, elle veut gagner le gros lot, c'est-à-dire
heinz.
Elles partent l'une et l'autre d'un point très bas dans l'échelle sociale
(ouvrière à la chaîne et vendeuse). brigitte apprend, vaille que vaille, à ruser,
à gérer son corps et ses sentiments. paula n'y parvient pas ; elle ne sait pas dire non.
Pour l'une comme pour l'autre, c'est une lutte terrible sur un marché hautement
concurrentiel entre toutes les jeunes femmes. Une étudiante est a priori une rivale redoutable. Les
femmes casées (mères ou grands-mères) sont des obstacles sans pitié,
protégeant leurs rejetons contre un mariage sans avenir, socialement et économiquement. La
question ne se pose qu'après leurs aventures viriles de jeunesse, bien sûr :
« à la fin de leur jeunesse les jeunes males se cherchent une femme vaillante et économe.
fin de la jeunesse. début de la vieillesse. pour la femme, fin de la vie, et début des
grossesses. » (page 17)
Dans cette lutte de toutes contre toutes, le facteur temps est décisif : « brigitte a une
jeunesse qu'elle doit aussi partager avec d'autres, par exemple avec l'usine et le bruit dedans
et le bus bondé. Qui rongent la jeunesse. » (page 14)
Celles et ceux qui s'aventureront à lire ce roman éprouveront un fort sentiment de
révolte. Non pas contre Jelinek, romancière implacable qui fait table rase des faux-semblants,
mais contre les relations sociales qui gâchent des vies de jeunes femmes, comme brigitte ou paula.
Le 16 mai 2005
Samuel Holder
(1)Un écrivain allemand, Erich Kästner, avait déjà pastiché ce vers célèbre de Goethe dans un poème antimilitariste datant de 1928 : « Connais-tu le pays où les canons fleurissent ? » (voir l'Anthologie bilingue de la poésie allemande, édition Gallimard/La Pléiade)URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/critiques/Elfriede_Jelinek-Les_Amantes.html