Les Amantes

de Elfriede Jelinek

Roman traduit de l'allemand par Yasmin Hoffmann et Maryvonne Litaize
Éditions Points-Seuil (décembre 2004, publié en 1975)
221 pages

Elfriede Jelinek est une romancière et dramaturge autrichienne dans la lignée de Thomas Bernhard, féroce contre toutes les turpitudes et conformismes déshumanisants de la société autrichienne. En 2004 le prix Nobel de littérature lui a été décerné sans toutefois qu'elle se soit déplacée à Stockholm pour le recevoir.

« Les Amantes » publié en 1975 est un de ses premiers romans. La première phrase est d'emblée d'une ironie grinçante à l'égard de l'Autriche : « connaissez-vous ce BEAU pays avec ses monts et ses vaux ? » Cette phrase est un pastiche de la phrase d'un poème de Goethe, la chanson de Mignon, « Connais-tu le pays des citronniers en fleur ? »(1)

Patatras ! un peu plus loin, Jelinek écrit : « au milieu de ce beau pays, de braves gens ont bâti une usine. » « l'usine et le terrain en dessous appartiennent au propriétaire, qui est un konzern.

Néanmoins l'usine se réjouit que des gens heureux se déversent en elle, car ils produisent plus que des gens moins heureux. »

Le ton est donné, ironique et subtilement grinçant. Nous allons prendre connaissance du destin de deux femmes issues du peuple (?) autrichien (?), brigitte et paula. L'auteure ne donne pas de majuscule à ses héroïnes, à rien ni à personne d'ailleurs. Tout est ainsi aplati et dévalorisé conformément à la façon dont les personnes se battent et se débattent pour accéder à la meilleure situation possible, dans une vallée où « on se hait joliment ! ». Il ne s'agit pas d'une chronique sociale où on aurait l'occasion de compatir. Elfriede Jelinek a détourné les poncifs des romans sentimentaux à l'eau de rose pour écrire un roman au vitriol.

Ces deux jeunes filles, brigitte et paula sont issues de familles pauvres et sans culture. Elles lorgnent vers « une vie meilleure ». Comment vont-elles mobiliser leurs atouts personnels, pour se lancer dans la course au mari en espérant que ce soit aussi « le grand amour » ? L'issue est incertaine. Paula veut croire à son idylle avec un jeune bûcheron beau mais stupide et brutal. Brigitte veut décrocher heinz, mécanicien cynique et éventuel futur commerçant. Quitte à ce que son amour parte en quenouille, elle veut gagner le gros lot, c'est-à-dire heinz.

Elles partent l'une et l'autre d'un point très bas dans l'échelle sociale (ouvrière à la chaîne et vendeuse). brigitte apprend, vaille que vaille, à ruser, à gérer son corps et ses sentiments. paula n'y parvient pas ; elle ne sait pas dire non. Pour l'une comme pour l'autre, c'est une lutte terrible sur un marché hautement concurrentiel entre toutes les jeunes femmes. Une étudiante est a priori une rivale redoutable. Les femmes casées (mères ou grands-mères) sont des obstacles sans pitié, protégeant leurs rejetons contre un mariage sans avenir, socialement et économiquement. La question ne se pose qu'après leurs aventures viriles de jeunesse, bien sûr : « à la fin de leur jeunesse les jeunes males se cherchent une femme vaillante et économe. fin de la jeunesse. début de la vieillesse. pour la femme, fin de la vie, et début des grossesses. » (page 17)

Dans cette lutte de toutes contre toutes, le facteur temps est décisif : « brigitte a une jeunesse qu'elle doit aussi partager avec d'autres, par exemple avec l'usine et le bruit dedans et le bus bondé. Qui rongent la jeunesse. » (page 14)

Celles et ceux qui s'aventureront à lire ce roman éprouveront un fort sentiment de révolte. Non pas contre Jelinek, romancière implacable qui fait table rase des faux-semblants, mais contre les relations sociales qui gâchent des vies de jeunes femmes, comme brigitte ou paula.

Le 16 mai 2005

Samuel Holder

(1)Un écrivain allemand, Erich Kästner, avait déjà pastiché ce vers célèbre de Goethe dans un poème antimilitariste datant de 1928 : « Connais-tu le pays où les canons fleurissent ? » (voir l'Anthologie bilingue de la poésie allemande, édition Gallimard/La Pléiade)

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