Terres des oublis

de Duong Thu Huong

Roman traduit du vietnamien par Phan Huy Duong
Sabine Wespieser éditeur (janvier 2006)
794 pages, ISBN : 284805039X

Il n'y a aucune raison pour hésiter à lire ce roman sous prétexte qu'il compte près de 800 pages car il se lit plus vite que bien d'autres qui n'en comptent que 300. L'auteure maintient sans relâche notre attention et nous ouvre en grand les portes du Vietnam d'aujourd'hui dans une fresque haletante, sensible et sans pitié sur les plaies sociales de son pays.

A-t-on droit à l'amour et au bonheur, des années après la fin d'une guerre ? Le peuple vietnamien doit vivre encore quotidiennement avec les conséquences d'une guerre atroce de plusieurs décennies qui s'est terminée en 1975.

Sait-on au juste ce que vivent les Vietnamiens aujourd'hui ? Chacun sait que le capitalisme occidental s'est enfourné dans ce pays avec la collaboration d'un appareil étatique bureaucratique et affairiste qui s'obstine à se prétendre communiste (ce qu'il n'a jamais été) par pure hypocrisie. Le taux de croissance du Vietnam est aussi impétueux que celui de la Chine. Les exportations en direction des États-Unis n'ont cessé de se développer depuis l'accord commercial signé en 2002 entre le Vietnam et les États-Unis. Le boom a été préparé par une distribution des terres par l'État qui a permis à certains paysans de s'enrichir et devenir des propriétaires d'exploitations conséquentes. Les autres ont stagné dans leur misère ou tentent de plus en plus leur chance en ville pour devenir bien souvent prolétaires, serviteurs, tout petits commerçants ou prostituées.

Avant d'évoquer le sujet de ce roman, il est également nécessaire de préciser que son auteure est née en 1947 et s'est engagée en 1967 dans la guerre contre l'impérialisme américain, notamment en participant à une troupe de théâtre militaire ambulant. Elle fut adulée par le régime comme une héroïne exemplaire. Elle adhéra au Parti communiste puis s'en fit exclure pour « indiscipline ». Sa lutte en faveur de la démocratie et le contenu critique de ses romans contre le régime lui valurent de passer sept mois en prison en 1991. Elle ne fut libérée que grâce à sa renommée de romancière connue à l'étranger. Elle est actuellement interdite de publication au Vietnam et vit en résidence surveillée à Hanoï.

Le roman s'inspire d'une histoire vraie. Il est organisé de bout en bout autour de la tragédie qui lie une femme et deux hommes quinze ans après la fin de la guerre. Avant son enrôlement dans l'armée de libération nationale, le jeune paysan Bôn a épousé la belle Miên. Il s'est marié précipitamment comme le faisaient toutes les jeunes recrues partant au combat. Plus tard, dans le chaos d'une bataille en pleine jungle, Bôn a perdu la trace de son unité. Il s'est retrouvé après une terrible errance au Laos où il a vécu quatorze ans avant de pouvoir revenir dans son village de la cordillère annamitique, non loin du grand port de Da Nang. Entre temps, Bôn avait été considéré comme mort au bout de cinq ans. Miên s'est remariée deux ans plus tard avec Hoan qu'elle adore et avec qui elle a eu un enfant. Fils d'instituteur respecté de tous, Hoan est devenu un riche propriétaire foncier, doué pour le commerce.

Mais à son retour, Bôn, floué et frustré, fait jouer son statut de vétéran pour recouvrer « sa femme » Miên, avec l'appui des officiels et de l'opinion de la communauté villageoise. Miên cède à ces pressions. La mort dans l'âme, elle quitte Hoan pour rejoindre Bôn, un homme vivant dans la misère dans le Hameau. Bôn est un homme épuisé et dévasté par les épreuves. Il se raccroche à la seule chose qui lui reste, un amour passionné pour une femme qui ne l'aime plus.

Le récit est d'une grande richesse thématique. Il est âpre, délicat, sarcastique, sensuel et très cru. Il fourmille de détails sur la vie quotidienne et sur l'histoire contemporaine du Vietnam. La romancière s'est affranchie complètement de tout réalisme plat, notamment par l'insertion des pensées intimes de ses personnages déchirés.

Duong Thu Huong est sans complaisance aussi bien pour les traditions ancestrales et le moralisme des dirigeants qui étouffent et brisent bien des existences dans le monde rural que pour l'affairisme du monde urbain où se développe une prostitution particulièrement abjecte. On est au plus près de ce que vivent, mangent et ressentent les Vietnamiens de la ville et de la campagne. Avec une ardeur qui frôle le désespoir, Duong Thu Huong se bat pour que le peuple vietnamien ne soit pas piégé par son passé héroïque ni par la griserie de l'argent, pour qu'il ait tout simplement le droit de vivre heureux.

Le 23 avril 2006

Samuel Holder

Quelques phrases extraites de ce roman :

Page 273 : « Le Hameau d'aujourd'hui appartient à ceux qui ont de l'argent, des maisons somptueuses, des plantations denses de caféiers, de poivriers. Sa terre natale appartient maintenant à ceux qui y ont solidement implanté leur fortune et contrôlent la production. Le Hameau ne lui appartient plus, à lui [Bôn], l'homme aux mains vides, qui revient dans sa demeure sans même de quoi acheter un paquet de tabac grossier. »

Page 495 : « (Hoan) vit dans un monde en lequel il n'a pas confiance, comme un poisson rusé se terre et se faufile avec adresse dans la boue et les algues en rêvant d'eau courante. Il n'est qu'un commerçant qui entretient en lui le coeur d'un lycéen et les aspirations d'un poète manqué. »

Page 684 : « (Miên) s'était préparée à résister aux curieux, aux médisants, aux envieux mal intentionnés, aux fantômes embusqués dans son âme, aux âmes toutes puissantes qui régnaient depuis des dizaines de millénaires sur cette terre et l'avaient obligée de revenir vivre avec Bôn... Elle avait même imaginé le jour où le Président de la commune, le Secrétaire du Parti, la Présidente de l'Union des Femmes tireraient sur la sonnette pour entrer et lui faire d'interminables discours théoriques pour la condamner, pour en appeler à sa conscience, à son esprit de responsabilité, en invoquant les valeurs traditionnelles des Vietnamiennes. Dans son âme meurtrie, dans son coeur exaspérée, jaillissaient des avalanches de mots, des paroles qui n'étaient pas celles d'un lettré mais la lave incandescente d'une femme meurtrie et en colère... Comme quelqu'un qui affûtait son épée, elle affûtait ses arguments pour tenir tête au monde, pour défendre son droit à vivre comme elle l'entendait... »

< < O M /\

URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/critiques/Duong_Thu_Huong-Terres_des_oublis.html

Retour Page d'accueil Nous écrire Haut de page