Le caméléon

d'Andreï Kourkov

Éditions Liana Levi (mars 2001)
287 pages

Après « Le Pingouin » du même écrivain russe, nous voici à nouveau à Kiev, capitale de l'Ukraine, à la fin du vingtième siècle. Dix ans après l'effondrement de l'Union soviétique, les gens simples mais pas forcément naïfs, doivent godiller dans un contexte difficile. Tout un essaim de malfrats, militaires et hommes d'affaires vous embauchent dans leurs « entreprises », comme la « Karakoum limited », sans vous demander votre avis. Le goulag n'existe plus mais ça n'empêche pas de régler son compte à un récalcitrant (autrefois on disait dissident) avec une arme à silencieux, et un sourire désolé en prime. Dans ce monde à la dérive, on peut encore rencontrer une jeune et belle Kazakh nomade qui a fait naguère des études de médecine à Alma-Ata ! Entre parenthèses, ce fait n'est pas dû à l'imagination du romancier. C'est la conséquence d'un événement survenu en 1917, autant dire la nuit des temps, une révolution faite par des millions d'ouvriers et de paysans. En règle générale on n'évoque plus guère cette révolution que pour la dénaturer ou la calomnier d'une manière ou d'une autre. Fin de la parenthèse.

Le héros de ce conte moderne qui a peu de chance de se terminer par « ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants » s'appelle Nicolaï. Héros approximatif, sans grand relief. On sait seulement qu'il est Russe, réside à Kiev et gagne sa vie comme gardien de nuit dans un dépôt de boîtes de lait pour bébés. Si on tient à la vie, il est imprudent dans son cas de se poser des questions sur la provenance ou la nature de la marchandise.

Nicolaï est par ailleurs intrigué par une découverte qu'il a faite à la faveur d'un déménagement. Il est tombé sur un exemplaire annoté du chef-d'œuvre de la littérature ukrainienne du dix-neuvième siècle, Kozbar de Taras Chevtchenko. Les notes au crayon sont intrigantes. Par exemple : « Le patriote absolu ne reconnaît ni majorité nationale ni minorité nationale. Son amour de la femme est plus fort que son amour de la patrie, car une femme qui t'aime en retour est le symbole de la patrie, l'idéal du patriote absolu. » (page 10) Quels secrets se nichent derrière tout cela ? L'enquête de Nicolaï commence de cafés en cimetière à Kiev, et se poursuit jusqu'au désert du Kazakhstan. Mais quelqu'un qui s'intéresse au patrimoine littéraire ukrainien, sans être ukrainien, et a découvert le contenu réel de boîtes de lait, sans y être autorisé, entraîne forcément dans son sillage toutes sortes de personnages inquiétants.

Malgré les apparences, ce roman n'a rien d'un récit picaresque échevelé. La drôlerie est sous-jacente, implicite. Certains violonistes orientaux mettent une sourdine à leur violon pour en rendre la sonorité plus triste et plus émouvante. C'est un peu ce que fait l'auteur. Et tout à coup il y a des moments de tendresse ou de bonheur. Il y a l'instant magique où des humains de différentes nationalités sont unis par un chant populaire dont l'origine importe peu.

Le 19 août 2001

Samuel Holder

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