Après « Le Pingouin » du même écrivain russe, nous
voici à nouveau à Kiev, capitale de l'Ukraine, à la fin du
vingtième siècle. Dix ans après l'effondrement de l'Union
soviétique, les gens simples mais pas forcément naïfs, doivent godiller dans un
contexte difficile. Tout un essaim de malfrats, militaires et hommes d'affaires vous embauchent
dans leurs « entreprises », comme la « Karakoum limited », sans vous
demander votre avis. Le goulag n'existe plus mais ça n'empêche pas de
régler son compte à un récalcitrant (autrefois on disait dissident) avec une
arme à silencieux, et un sourire désolé en prime. Dans ce monde à la
dérive, on peut encore rencontrer une jeune et belle Kazakh nomade qui a fait naguère
des études de médecine à Alma-Ata ! Entre parenthèses, ce fait
n'est pas dû à l'imagination du romancier. C'est la conséquence
d'un événement survenu en 1917, autant dire la nuit des temps, une
révolution faite par des millions d'ouvriers et de paysans. En règle
générale on n'évoque plus guère cette révolution que pour la
dénaturer ou la calomnier d'une manière ou d'une autre. Fin de la
parenthèse.
Le héros de ce conte moderne qui a peu de chance de se terminer par « ils se
marièrent et eurent beaucoup d'enfants » s'appelle Nicolaï. Héros
approximatif, sans grand relief. On sait seulement qu'il est Russe, réside à Kiev
et gagne sa vie comme gardien de nuit dans un dépôt de boîtes de lait pour
bébés. Si on tient à la vie, il est imprudent dans son cas de se poser des
questions sur la provenance ou la nature de la marchandise.
Nicolaï est par ailleurs intrigué par une découverte qu'il a faite à
la faveur d'un déménagement. Il est tombé sur un exemplaire annoté
du chef-d'œuvre de la littérature ukrainienne du dix-neuvième
siècle, Kozbar de Taras Chevtchenko. Les notes au crayon sont intrigantes. Par exemple :
« Le patriote absolu ne reconnaît ni majorité nationale ni minorité
nationale. Son amour de la femme est plus fort que son amour de la patrie, car une femme qui
t'aime en retour est le symbole de la patrie, l'idéal du patriote
absolu. » (page 10) Quels secrets se nichent derrière tout cela ?
L'enquête de Nicolaï commence de cafés en cimetière à Kiev, et
se poursuit jusqu'au désert du Kazakhstan. Mais quelqu'un qui s'intéresse
au patrimoine littéraire ukrainien, sans être ukrainien, et a découvert le
contenu réel de boîtes de lait, sans y être autorisé, entraîne
forcément dans son sillage toutes sortes de personnages inquiétants.
Malgré les apparences, ce roman n'a rien d'un récit picaresque
échevelé. La drôlerie est sous-jacente, implicite. Certains violonistes
orientaux mettent une sourdine à leur violon pour en rendre la sonorité plus triste
et plus émouvante. C'est un peu ce que fait l'auteur. Et tout à coup il y a
des moments de tendresse ou de bonheur. Il y a l'instant magique où des humains de
différentes nationalités sont unis par un chant populaire dont l'origine importe
peu.
Le 19 août 2001
Samuel Holder