« L'immeuble Yacoubian » paru en 2002, passé
miraculeusement au travers des griffes de la censure égyptienne, est un des livres les plus
lus dans le monde arabe. Traduit dans une vingtaine de langues, il a fait l'objet d'adaptations
cinématographiques et télévisuelles. Pour qui veut comprendre l'Égypte
et plus largement le monde arabe et ses soubresauts actuels, il n'y a pas de meilleure
introduction.
Alaa el Aswany contribue régulièrement aux journaux d'opposition égyptiens,
est proche des intellectuels de gauche et est l'un des membres fondateurs du mouvement d'opposition
« Kifaya » (Ça suffit) qui réclame des élections
réellement libres. L'auteur s'était déjà fait connaître par son
recueil de nouvelles écrit au début des années 1990, « J'aurais
voulu être égyptien » qui s'est vu refuser par trois fois la publication de
son livre par l'État égyptien. « J'ai choisi de mettre ces mots
("J'aurais voulu être égyptien", prononcés par un célèbre
militant nationaliste égyptien) parce que, de mon point de vue, ils sont ce que j'ai
entendu de plus inepte de toute ma vie. (...) La lâcheté, l'hypocrisie, la
méchanceté, la servilité, la paresse, la malveillance, voilà les
qualités des Égyptiens », écrit Issam, le narrateur de la
première des nouvelles du recueil, un jeune homme qui souffre de l'arbitraire et de la
corruption de la société égyptienne. Le ton est donné.
Et c'est dans la même veine que l'auteur s'attaque dans « L'immeuble Yacoubian
», un peu comme un Balzac égyptien, aux plaies de l'Égypte,
inégalités sociales, violence de l'appareil d'État, corruption, crise du
logement, absence de liberté sexuelle, hypocrisie de la religion... qui pèsent,
étouffent et brisent les hommes. C'est semble-t-il dans son cabinet de dentiste qu'il a
puisé la richesse des nombreux personnages qui habitent tous l'immeuble Yacoubian, riches ou
pauvres, avec appartement spacieux, ou se partageant un bout de terrasse... Mais si
l'écrivain est féroce avec le système, il est plein de tendresse pour ses
personnages, bon ou mauvais, qu'il ne juge pas et qu'il montre souvent plein d'espoirs ou de
noblesse d'âme mais que la société va impitoyablement briser.
Dans son roman, sa condamnation de l'islam tel qu'il est pratiqué est féroce. Voici
ce qu'il en dit dans un interview: « Ce n'est pas seulement une question d'hypocrisie ou
d'ignorance. Le fond du problème est que bien des gens se font une conception erronée
de la religion, qui valorise les aspects visibles de la religiosité. Cette prétendue
religion est confortable parce qu'elle ne demande pas d'effort, ne coûte pas cher, se limite
à des slogans et à des apparences, et donne un sentiment de paix intérieure et
de satisfaction de soi. Les vrais principes de l'islam en revanche - justice, liberté et
égalité - vous font courir le risque de perdre votre salaire, votre situation sociale
et votre liberté. Ceux qui ont adopté cette prétendue religion jeûnent,
prient, saluent à la manière musulmane et imposent à leurs épouses le
hijab (voile des cheveux) et le niqab (voile du visage). Le régime saoudien a
dépensé des milliards de dollars afin de propager la conception wahhabite
(fondamentaliste) de l'islam, une conception qui mène immanquablement à pratiquer une
religion de pure façade (ceux qui le contestent devraient regarder l'énorme hiatus
entre le discours et la réalité en Arabie Saoudite). Sur les chaînes
satellitaires saoudiennes, des dizaines d'hommes de religion parlent vingt-quatre heures sur
vingt-quatre de questions religieuses, mais jamais du droit des citoyens à élire
leurs gouvernants, ni des lois d'exception, ni de la torture et des arrestations arbitraires. Leur
pensée ne s'attarde jamais aux questions de justice et de liberté. En revanche, ils
se vantent d'avoir réussi à mettre le voile à une femme. Comme si Dieu avait
révélé l'islam dans le seul but de couvrir les cheveux des femmes, et non
d'établir la justice, la liberté et l'égalité. L'islam dans toute sa
grandeur avait poussé les musulmans à faire connaître au monde
l'humanité, la civilisation, l'art et la science. Mais la tartuferie nous a menés
à toute cette ignominie et à cette misère dans laquelle nous vivons.
»
Le roman est plein de ces imams officiels dont la morale varie au grès de leurs
intérêts et qui sont tout autant corruptibles que les policiers. L'islam radical n'est
pas présenté sous un meilleur jour même s'il apparaît comme le seul
échappatoire possible au jeune Taha qui rêvait de devenir policier mais qui ne le peut
pas parce que son père n'est qu'un concierge et que la torture et les humiliations vont
amener à l'assassinat politique.
C'est aussi l'absence de liberté sexuelle qui traverse tout le roman, poursuivant,
étouffant tout sentiment réel, obsédant en permanence la plupart de ses
personnages masculins comme Azzam qui fera avorter de force sa deuxième épouse avec
la complicité des religieux, et cette hypocrisie toute particulière sur
l'homosexualité qui fera mourir Hatem, journaliste homosexuel socialisant.
Mais c'est aussi la question du logement lancinante en Égypte qui fait de l'immeuble
Yacoubian lui-même, le personnage principal. On s'y bat pour un bout de toit, un local de la
taille d'un WC... Sa famille pousse l'honnête Boussaïna à se quasi prostituer
avec un vieux propriétaire pour pouvoir lui prendre son logement. Il faut dire que
près de 20 millions d'égyptiens vivent dans des bidonvilles et on en compte plus
d'une centaine au Caire ou se passe le roman. Certains ont plus d'un million d'habitants, parfois
sans eau ni électricité. Des maisons hors de toutes normes d'urbanisme s'y
écroulent fréquemment faisant parfois jusqu'à plus de cents morts. On y vit
jusqu'à 20 sur des surfaces de 50 m2 sans meubles ni lits. Alors l'immeuble
Yacoubian est quasi un luxe et n'est pas de ce fait le roman de ceux qui ne peuvent même pas
y habiter, une quasi-majorité en Égypte.
Il faut lire ce roman pour comprendre combien la dictature et la misère détruisent et
corrompent les corps et les esprits et tout ce que la révolution des Tunisiens et leur soif
de liberté peut avoir d'explosif et libérateur dans un tel univers.
Le 17 janvier 2011
Jacques Chastaing
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