L'immeuble Yacoubian

de Alaa El Aswany

Babel Actes Sud, 2006,
325 pages, ISBN 978-2742769346

« L'immeuble Yacoubian » paru en 2002, passé miraculeusement au travers des griffes de la censure égyptienne, est un des livres les plus lus dans le monde arabe. Traduit dans une vingtaine de langues, il a fait l'objet d'adaptations cinématographiques et télévisuelles. Pour qui veut comprendre l'Égypte et plus largement le monde arabe et ses soubresauts actuels, il n'y a pas de meilleure introduction.

Alaa el Aswany contribue régulièrement aux journaux d'opposition égyptiens, est proche des intellectuels de gauche et est l'un des membres fondateurs du mouvement d'opposition « Kifaya » (Ça suffit) qui réclame des élections réellement libres. L'auteur s'était déjà fait connaître par son recueil de nouvelles écrit au début des années 1990, « J'aurais voulu être égyptien » qui s'est vu refuser par trois fois la publication de son livre par l'État égyptien. « J'ai choisi de mettre ces mots ("J'aurais voulu être égyptien", prononcés par un célèbre militant nationaliste égyptien) parce que, de mon point de vue, ils sont ce que j'ai entendu de plus inepte de toute ma vie. (...) La lâcheté, l'hypocrisie, la méchanceté, la servilité, la paresse, la malveillance, voilà les qualités des Égyptiens », écrit Issam, le narrateur de la première des nouvelles du recueil, un jeune homme qui souffre de l'arbitraire et de la corruption de la société égyptienne. Le ton est donné.

Et c'est dans la même veine que l'auteur s'attaque dans « L'immeuble Yacoubian », un peu comme un Balzac égyptien, aux plaies de l'Égypte, inégalités sociales, violence de l'appareil d'État, corruption, crise du logement, absence de liberté sexuelle, hypocrisie de la religion... qui pèsent, étouffent et brisent les hommes. C'est semble-t-il dans son cabinet de dentiste qu'il a puisé la richesse des nombreux personnages qui habitent tous l'immeuble Yacoubian, riches ou pauvres, avec appartement spacieux, ou se partageant un bout de terrasse... Mais si l'écrivain est féroce avec le système, il est plein de tendresse pour ses personnages, bon ou mauvais, qu'il ne juge pas et qu'il montre souvent plein d'espoirs ou de noblesse d'âme mais que la société va impitoyablement briser.

Dans son roman, sa condamnation de l'islam tel qu'il est pratiqué est féroce. Voici ce qu'il en dit dans un interview: « Ce n'est pas seulement une question d'hypocrisie ou d'ignorance. Le fond du problème est que bien des gens se font une conception erronée de la religion, qui valorise les aspects visibles de la religiosité. Cette prétendue religion est confortable parce qu'elle ne demande pas d'effort, ne coûte pas cher, se limite à des slogans et à des apparences, et donne un sentiment de paix intérieure et de satisfaction de soi. Les vrais principes de l'islam en revanche - justice, liberté et égalité - vous font courir le risque de perdre votre salaire, votre situation sociale et votre liberté. Ceux qui ont adopté cette prétendue religion jeûnent, prient, saluent à la manière musulmane et imposent à leurs épouses le hijab (voile des cheveux) et le niqab (voile du visage). Le régime saoudien a dépensé des milliards de dollars afin de propager la conception wahhabite (fondamentaliste) de l'islam, une conception qui mène immanquablement à pratiquer une religion de pure façade (ceux qui le contestent devraient regarder l'énorme hiatus entre le discours et la réalité en Arabie Saoudite). Sur les chaînes satellitaires saoudiennes, des dizaines d'hommes de religion parlent vingt-quatre heures sur vingt-quatre de questions religieuses, mais jamais du droit des citoyens à élire leurs gouvernants, ni des lois d'exception, ni de la torture et des arrestations arbitraires. Leur pensée ne s'attarde jamais aux questions de justice et de liberté. En revanche, ils se vantent d'avoir réussi à mettre le voile à une femme. Comme si Dieu avait révélé l'islam dans le seul but de couvrir les cheveux des femmes, et non d'établir la justice, la liberté et l'égalité. L'islam dans toute sa grandeur avait poussé les musulmans à faire connaître au monde l'humanité, la civilisation, l'art et la science. Mais la tartuferie nous a menés à toute cette ignominie et à cette misère dans laquelle nous vivons. »

Le roman est plein de ces imams officiels dont la morale varie au grès de leurs intérêts et qui sont tout autant corruptibles que les policiers. L'islam radical n'est pas présenté sous un meilleur jour même s'il apparaît comme le seul échappatoire possible au jeune Taha qui rêvait de devenir policier mais qui ne le peut pas parce que son père n'est qu'un concierge et que la torture et les humiliations vont amener à l'assassinat politique.

C'est aussi l'absence de liberté sexuelle qui traverse tout le roman, poursuivant, étouffant tout sentiment réel, obsédant en permanence la plupart de ses personnages masculins comme Azzam qui fera avorter de force sa deuxième épouse avec la complicité des religieux, et cette hypocrisie toute particulière sur l'homosexualité qui fera mourir Hatem, journaliste homosexuel socialisant.

Mais c'est aussi la question du logement lancinante en Égypte qui fait de l'immeuble Yacoubian lui-même, le personnage principal. On s'y bat pour un bout de toit, un local de la taille d'un WC... Sa famille pousse l'honnête Boussaïna à se quasi prostituer avec un vieux propriétaire pour pouvoir lui prendre son logement. Il faut dire que près de 20 millions d'égyptiens vivent dans des bidonvilles et on en compte plus d'une centaine au Caire ou se passe le roman. Certains ont plus d'un million d'habitants, parfois sans eau ni électricité. Des maisons hors de toutes normes d'urbanisme s'y écroulent fréquemment faisant parfois jusqu'à plus de cents morts. On y vit jusqu'à 20 sur des surfaces de 50 m2 sans meubles ni lits. Alors l'immeuble Yacoubian est quasi un luxe et n'est pas de ce fait le roman de ceux qui ne peuvent même pas y habiter, une quasi-majorité en Égypte.

Il faut lire ce roman pour comprendre combien la dictature et la misère détruisent et corrompent les corps et les esprits et tout ce que la révolution des Tunisiens et leur soif de liberté peut avoir d'explosif et libérateur dans un tel univers.

Le 17 janvier 2011

Jacques Chastaing

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