Voici trois textes sur des philosophes des Lumières. Nous avons
précédemment mis sur le site un premier texte sur Montesquieu que nous avions intitulé
« Montesquieu et l'Europe ».
Notre désir reste d'essayer de comprendre comment les idées des Lumières ont pu se
développer, se modifier, s'enrichir, en particulier au moment de leur confrontation avec les
événements révolutionnaires. Nous voulons aussi étudier comment les hommes et les
femmes transmettent ces idées tout en les faisant vivre, c'est-à-dire en les
enrichissant.
Le premier texte, de nouveau sur Montesquieu, est comme une sorte de courte introduction à la lecture
de son oeuvre. Nous n'y évoquons que certains aspects évidemment. Nous cherchons plus
particulièrement à souligner quelques côtés révolutionnaires de sa
pensée.
Le deuxième texte porte sur Jean-Jacques Rousseau. Cet auteur est ni plus ni moins incontournable pour comprendre
la Révolution française ainsi que toute une partie de l'histoire du mouvement ouvrier.
C'est pourquoi nous avons situé Rousseau à son époque mais aussi abordé son
influence dans la révolution française, dans le mouvement ouvrier du début du XIXe
siècle, et jusque dans la formation des militants communistes français dans les années
1920.
Le troisième texte essaie de présenter en quelques lignes Condorcet, qui fait vraiment la
jonction entre les Lumières et la Révolution. Il cherche à comprendre et retracer le
sens de l'Histoire, non pour faire oeuvre d'historien mais pour se positionner à son tour
comme partie intégrante de l'Histoire qui se fait.
Quelle est l'influence des idées des penseurs du XVIIIe siècle ? Il est
évidemment impossible de tous les évoquer, mais on ne peut pas ne pas chercher à
évaluer l'importance de Montesquieu et de l'esprit encyclopédiste sur son temps et sur
l'évolution ultérieure des idées.
Montesquieu appartient au début du XVIIIe siècle. À première vue, né en
1689 à Bordeaux, c'est un homme de l'ancien régime. C'est vrai qu'il a
vécu sous Louis XV. Mais il a montré les premiers signes d'anti-conformisme social.
Montesquieu a montré son désir de ne pas être un Parisien,
c'est-à-dire, pour un homme de cour, un courtisan. Il a décidé de rester vivre en
province. Cela représentait un choix qui aurait pu lui être préjudiciable : il lui a
fallu pour être élu, en 1724, à l'Académie française, surmonter
l'opposition du roi, qui refusait qu'un provincial fût élu à
l'Académie.
On retrouve ce refus d'être un courtisan dans divers passages des oeuvres de Montesquieu. Dans
un de ses premiers traités de morale, l'Éloge de la sincérité,
rédigé en 1717, il écrit : « Un homme sincère à la cour d'un
prince est un homme libre parmi les esclaves. Quoiqu'il respecte le Souverain, la vérité,
dans sa bouche, est toujours souveraine, et, tandis qu'une foule de courtisans est le jouet de vents qui
règnent et des tempêtes qui grondent autour du trône, il est ferme et inébranlable,
parce qu'il s'appuie sur la vérité, qui est immortelle par sa nature et incorruptible
par son essence. ». Dans son recueil de notes personnelles, le Spicilège, on
trouve par exemple ceci : « Apologue admirable dans le Mercure, mais mal rendu : Un coq
veut monter sur un arbre ; il s'élève, fait mille efforts, et retombe toujours. Il
aperçoit un limaçon au haut de l'arbre, il lui demande comment il s'est mis là :
« C'est que je sais ramper », dit le limaçon. ». Ou plus loin :
« Swift a dit que, dans les hommes, le ramper et le grimper faisaient la même
posture. »
Mais ce n'est pas tant cet aspect anticonformiste de l'auteur qui va donner sa
marque à son oeuvre. Ce qui ancre Montesquieu dans un mouvement qui le dépasse, c'est
qu'il a une méthode d'analyse. Cette rigueur, qu'on trouve dans l'Esprit des
Lois, il en explique l'origine dans la Préface : « Je n'ai point tiré
mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses. ». Ce n'est pas une
attitude totalement nouvelle. Qu'on pense à la pensée déductive de Descartes
(1596-1650) et à la pensée expérimentale de Newton (1642-1727).
À la rigueur de Descartes, il ajoute le poids de la morale. Par exemple, on constate la place centrale
de la morale dans sa pensée lorsqu'il peint une société idéale dans
l'apologue des Troglodytes, dans les Lettres Persanes (publiées en 1721). Dans une
société sans organisation, sans cohésion ni solidarité, deux familles
décident de vivre en bonne entente et dans l'abondance. Le peuple troglodyte fait alors la preuve
qu'il est capable de grande vertu, de générosité, et même de courage quand il
faut se battre contre les ennemis. C'est quand ils se choisissent un Roi qu'ils font une grave
erreur, aussitôt repérée et regrettée par le Roi lui-même, car le peuple,
qui savait se gouverner sous le seul règne de la vertu n'en avait pas besoin. Cet apologue met en
avant le rôle de la morale (les hommes sont heureux quand ils sont vertueux) et celui de
l'économie (les bienfaits de la vie à la campagne).
La morale chez Montesquieu permet de saper certaines autorités. Elle joue un rôle plus subversif
qu'il n'y paraît pour nous lecteur du troisième millénaire. Montesquieu
évite ainsi de se référer à la religion, à laquelle il n'accorde
aucune place fondamentale dans son tableau des sociétés et dans ses analyses. Il ne met pas non
plus la morale au-dessus des hommes, comme quelque chose de sacré. La morale, tout au contraire, est
un bien commun qui s'acquiert par l'éducation et les lois. Dans la république par
exemple, la société doit reposer sur l'esprit d'égalité. Mais cet
« esprit » ne tombe pas du ciel : il faut des lois qui doivent imposer la frugalité
à tous, et qui entraîneront ainsi le développement de l'esprit
d'égalité. (Voir l'Esprit des Lois V,4 et VII,2).
À son époque, Montesquieu n'est pas en train d'assister à la
montée vers la révolution. Cela explique qu'il propose une réforme de la monarchie,
et non le passage à la démocratie. Son côté radical n'est pas dans son audace
politique, mais dans la rigueur de sa démarche exclusivement fondée sur le rationnel et
l'étude des sociétés de tout temps et de tout lieu.
Montesquieu n'est pas un homme révolté, comme le seront après lui Voltaire ou
Rousseau. Dans l'Esprit des Lois, on sent son désir de présenter un tableau de la
société sans émotion, sauf dans quelques passages exceptionnels, comme celui-ci, qui
porte sur l'usage de la torture : « J'allais dire qu'elle pourrait convenir dans les
gouvernements despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts du
gouvernement ; j'allais dire que les esclaves chez les Grecs ou chez les Romains... Mais j'entends la
voix de la nature qui crie contre moi. » (VI,17)
Il n'hésite pas à entrer dans les débats de son époque sur
la fiscalité. Les physiocrates voulaient imposer aux nantis des taxes proportionnelles à leurs
richesses. Montesquieu, mais aussi plus tard Rousseau et Graslin, prône, lui, un impôt
progressif. C'est ce qu'il écrit dans l'Esprit des lois (V,5) :
« Quoique, dans la démocratie, l'égalité réelle soit
l'âme de l'État, cependant elle est si difficile à établir, qu'une
exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours. Il suffise qu'on
établisse un cens qui réduise ou fixe les différences à un certain point ;
après quoi, c'est à des lois particulières à égaliser, pour ainsi
dire, les inégalités, par les charges qu'elles imposent aux riches, et le soulagement
qu'elles accordent aux pauvres. »
Certes, il parle là d'une réforme qu'il situe en démocratie, en non en
monarchie, c'est-à-dire de son temps, mais il n'en est pas moins vrai qu'il prend position
sur un problème de son temps bien réel. La société monarchique est une
société de privilèges. La noblesse n'est pas imposée. Le clergé est
simplement tenu de faire des « dons ». Les bourgeois ne sont imposés que dans certains
villages. Le gros des impôts repose sur la population modeste. Dans certaines régions, il y a
jusqu'à vingt impôts différents, qui datent parfois du XVIe siècle. La
société est totalement divisée en deux : ceux qui ramassent l'argent
(c'est-à-dire le roi, la cour, les ministres, la haute noblesse, le clergé et la grande
bourgeoisie
1) et ceux qui paient : les travailleurs des villes et des campagnes. Quelques ministres ont bien
essayé du bout des lèvres de réformer le système, mais ils ont vite
été remis au pas.
Par ses prises de position sur des sujets d'actualité, Montesquieu contribue à
développer un courant d'opinion plus critique qu'utopique. Il prépare d'autres
grands noms de la critique sociale, en particulier les plus radicaux d'entre eux au XVIIIe
siècle : Meslier, Morelly et Babeuf. Mais avant eux, et dans la suite de Montesquieu, Rousseau a
encore fait progresser cet esprit critique avec, en 1754, son Discours sur l'origine et les
fondements de l'inégalité. parmi les hommes.
Aujourd'hui, Montesquieu est un auteur revendiqué par les libéraux -Juppé a
écrit un livre sur lui. Le mouvement ouvrier se reconnaît peu ou pas dans ses écrits.
Pourtant, le côté universel de Montesquieu, son attachement à étudier les
sociétés comme des touts, avec leurs logiques et leurs rapports de force, peuvent encore
nourrir l'analyse des révolutionnaires pour la période actuelle. Bien sûr, depuis
Montesquieu, beaucoup d'auteurs ont montré plus d'audace, car ils étaient tout
simplement davantage poussés par les tensions sociales, voire les événements
révolutionnaires.
C'est pour cela que si Montesquieu a joué un rôle en son temps, il est aujourd'hui
minable d'affecter de découvrir des injustices et de vouloir les corriger dans le cadre de ce
système. Tel le juge Halphen qui se plaint que la justice est contrôlée par le politique
et la classe dirigeante. C'est semer des illusions que de prétendre que les trois pouvoirs
(judiciaires, législatifs et exécutifs) peuvent et doivent être équilibrés.
Évidemment que la justice bourgeoisie sert naturellement les puissants !
S'appliquer à raisonner sur la société d'aujourd'hui avec les seules vues de
Montesquieu est réactionnaire, car c'est faire l'impasse sur toute l'évolution de
la pensée des Lumières...pensées, faut-il le rappeler, qui ont conduit à la
Révolution française !
Sources bibliographiques :
Caillois, Roger art. « Montesquieu » dans Le Nouveau Dictionnaire des auteurs (sous la direction de Laffont et Bompiani) Robert Laffont, coll. Bouquin, 1994Avec Rousseau, la pensée philosophique approche de l'engagement et du combat politiques. La situation politique de la seconde moitié du XVIIIe siècle impose plus de radicalité, plus d'audace. Mais on reste encore dans le domaine de la philosophie. Dans une lettre à Mehring, militant social-démocrate allemand (1846-1919), le 14 juillet 1893, Engels fait le lien entre Montesquieu et Rousseau de la manière suivante « Si Luther et Calvin « viennent à bout » de la religion catholique officielle, si Hegel « vient à bout » de Kant et de Fichte, si Rousseau « vient à bout » indirectement par son Contrat social républicain, de Montesquieu le constitutionnel, c'est un événement qui reste à l'intérieur de la théologie, de la philosophie, de la théorie de l'État, qui constitue une étape dans l'histoire de ces domaines de la pensée et qui ne sort pas du domaine de la pensée. »
Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les philosophes et les
physiocrates explorent les idées pour trouver des voies de réformes.
Ils accordent une place importante à l'action d'un État réformé. Pour
eux, l'État doit protéger et défendre les droits « naturels ». Pour cela
il doit commencer par contrôler les Églises, leurs écoles, et donner aux jeunes
l'éducation sans diriger les consciences. Les philosophes montrent ainsi leur opposition aux
religions révélées, qui sont source de fanatisme. Rousseau lui-même est
déiste.
Les idées de ces philosophes (Montesquieu, Voltaire, Diderot, Helvétius, Turgot,
Condorcet...°) n'ont rien de modéré : elles entraînent directement la remise en
cause de la monarchie absolue.
Certes, elles ont leurs différences entre elles. Rousseau par exemple imagine un État
idéal où les opposants seront frappés d'exclusion. Mais ce même État
doit être une démocratie sociale et au service du bonheur individuel. Rousseau parle de
« démocratie totale ». Montesquieu, Voltaire et Mably veulent la séparation et
l'équilibre entre les trois pouvoirs. Helvétius et Condorcet sont pour la
démocratie. D'Holbach est pour la république des propriétaires, Turgot est pour un
système très décentralisé. Morelly (1717-1778) se prononce pour l'abolition
de la propriété. Il n'est pas pour une égalité stricte. Sa conception de
l'égalité est fondée sur les différences de besoins. Il parle d'une
« inégalité harmonique ».
Et à côté d'eux, on trouve nombre d'auteurs qui, comme Restif de la Bretonne
(1734-1806), ont joint l'utopie à la critique sociale.
Rousseau est loin d'appartenir comme Montesquieu à la noblesse. Et quand il
fréquente, très jeune, l'aristocratie, c'est comme domestique. D'ailleurs, en 1728,
il a effectivement rencontré Montesquieu en Italie, à Turin, chez le comte de Govone : lui
était domestique du comte, et Montesquieu était son hôte.
Plus tard, à Paris, il fréquente les cénacles les plus réputés des hommes
de lettres de la capitale et il devient très vite, du fait, entre autres, de ses recherches en
musique, une figure parisienne. Il devient même secrétaire de l'ambassadeur de France
à Venise. Mais il renonce assez vite à ce travail et retourne à Paris.
Parmi ses lectures, dès son plus jeune âge, il y a Plutarque. Celui-ci, très lu par
Montaigne en son temps, n'est pas le livre de chevet de Montesquieu, Mably ou Voltaire. Rousseau au
contraire lui accorde une place centrale. Et cela se retrouvera dans ses préoccupations
politiques.
Qu'on lise par exemple, dans les Vies parallèles des hommes illustres, écrites par
Plutarque au premier siècle de notre ère, le chapitre sur Lycurgue. Le père de celui-ci
était roi de Sparte. À l'époque, Sparte vivait dans l'anarchie. Le roi fut
tué d'un coup de couteau lors d'une bagarre qu'il voulait empêcher. Lycurgue son
fils se présente alors comme le grand réformateur de la cité grecque. Quelles sont ses
influences ? Tout d'abord, selon Plutarque, il fréquente un poète qui enseigne comment
faire passer les réformes et la vertu par des paroles poétiques. De plus, Lycurgue voyage pour
comparer les peuples. En Egypte, il apprend à distinguer dans la société la place des
hommes de guerre du reste de la population. À son retour à Sparte, il refuse de faire des
petites réformes. Il propose au contraire des réformes radicales, tout en montrant une grande
tolérance vis-à-vis des opposants. Il crée un sénat, et le peuple forme un
conseil, à travers lequel le peuple peut discuter avec les deux rois. Sur le plan social, Lycurgue
partage les terres en parts égales.
Autant de thèmes qu'on retrouvera plus tard dans les idées de Rousseau.
Mais Rousseau ne se contente pas de lire, il montre ses opinions en société. Et de plus en plus
ses positions sur les hiérarchies sociales déplaisent. Son mariage, au début des
années 1750, avec une lingère, Thérèse La Vasseur, accélère sa
rupture avec la société parisienne.
En musique, il exalte la présence et le rôle du petit peuple. On le voit à l'occasion
de la « querelle des bouffons » sur l'avenir de l'opéra. Ce débat oppose
l'aristocratie conservatrice, défenseuse de la tradition française
représentée par Rameau, et les tenants du « naturel », les penseurs des
Lumières. Rousseau défend âprement l'opera-buffa italien (autre nom de
l'opéra comique), dans lequel les gens « normaux » de la vie de tous les jours ont
supplanté les vieilles figures de la mythologie. Rousseau montre en ce domaine aussi qu'il avait
du flair : dans les décennies qui viendront, Paris acclamera les opéras de ce genre
2.
Mais cet attachement au peuple, s'il est sincère, n'empêche pas Rousseau de montrer sa
haine de la société. Il écrit un premier Discours (Si le
rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les
moeurs), en 1750, dans lequel il exprime cette haine de la société, mais aussi des
sciences et des arts, parce qu'ils sont inséparables du luxe. Puis vient en 1754 son second
discours, sur l'origine de l'inégalité.
Dès sa jeunesse, Jean-Jacques a connu et subi l'inégalité. Mais
à cette époque, sa révolte se mêle à la plainte, et à la tentation
de mettre cette misère en valeur pour trouver quelque soulagement psychologique. Néanmoins, de
plus en plus, il estime que la pauvreté l'a mis « du bon côté ». Il ne
veut pas être un nanti. Lorsqu'on lui a proposé de devenir caissier d'un homme riche, il
a refusé, ne voulant pas manipuler de l'argent. Il écrit à son père :
« J'estime mieux une obscure liberté, qu'un esclavage brillant. »
Dans ce Discours qui est en grande partie le fruit de ses échanges avec Diderot, sa
révolte se mêle à la réflexion. Contrairement à Montesquieu, cette fois, le
discours cherche à devenir militant, pour prendre un mot du XXe siècle. Jean Starobinski
écrit que Rousseau veut se faire le « porte-parole des humiliés » et
« l'interprète de tous ceux que l'ordre social, tant à Genève
qu'en France, condamne à vivre en situation d'étrangers ».
Cela se ressent dans le style. Pour Jean Starobinski, chez Rousseau, « il y a place, tour à
tour, pour l'élan rhétorique, pour le raisonnement serré, pour la polémique,
pour une quantité considérable d'informations érudites, et pour le libre essor de
l'imagination. » Et Rousseau n'oublie pas non plus le ton solennel, en particulier au
début du discours : « O homme, de quelque contrée que tu sois, quelles que soient tes
opinions, écoute, voici ton histoire ».
Le but du Discours est d'essayer de remonter dans le passé pour trouver les causes et les
mécanismes de la pauvreté. Les sources de Rousseau sont évidemment maigres, mais une
chose est sûre : il refuse d'utiliser la Bible. Il va préférer les récits de
voyageurs, ceux qui ont vécu avec des peuples proches de la nature, non touchés par la
civilisation européenne. Il se tourne aussi vers sa propre sensibilité, car il est convaincu
d'être un « initié » de la nature. Rousseau rentre en lui-même pour
comprendre la vie du dit ‘sauvage primitif'.
Cet homme primitif est, pour Rousseau, en équilibre parfait avec le monde. Il est en bonne
santé, et son moral est bon. La terre lui fournit spontanément de quoi subvenir à ses
besoins. Il est en étroite relation avec la nature.
Pour vaincre les difficultés rencontrées face à la nature, l'homme développe
quelques techniques. Avec le temps, le genre humain surmonte de plus en plus d'obstacles, et sa
population s'accroît. Avec le développement des techniques, l'homme apprend aussi
à se comparer aux autres. Il a progressivement la conscience d'appartenir à un tout, une
société « et cette importante vérité, établie dans son esprit,
lui fit suivre, par un pressentiment aussi sûr et plus prompt que la dialectique, les meilleures
règles de conduite que pour son avantage et sa sûreté il lui convînt de garder
parmi (les hommes). »
La vie s'améliore : on n'habite plus des cavernes mais des huttes qu'on construit
soi-même. Hommes, femmes, vieillards et enfants vivent ensemble et constituent une vraie
société. La vie est moins dure qu'au temps de leurs ancêtres. Des catastrophes
climatiques contraignent les hommes à quitter les bois et les régions isolées et
à se rapprocher encore plus, constituant de plus en plus ce qu'on appelle l'humanité.
Peut-on appeler encore ces hommes et ces femmes des sauvages ? C'est une société, toute
entière tournée vers la production de biens utiles (canots, arcs...). Puis vient
l'invention de la métallurgie et de l'agriculture. D'autres « arts »
suivent.
Le cultivateur estime que le produit de son travail lui appartient. Les richesses s'accumulent à
mesure que les acquisitions techniques nouvelles se développent. Les hommes se croient en
rivalité. De tout cela naissent « le faste important, la ruse trompeuse, et tous les vices
qui en sont le cortège. » Les plus riches, oubliant que leurs richesses sont le produit de
toute la société, soumettent les moins riches. Les pauvres et le brigandage apparaissent. Les
guerres entraînent de nouveaux malheurs. La propriété privée et l'esclavage
règnent.
Cette longue démonstration permet de montrer que l'inégalité parmi les hommes
n'est pas naturelle. Néanmoins, les hommes en occident ont perdu le souvenir cet ordre social
d'égalité. Ils apparaissent maintenant comme les nouveaux esclaves, que Rousseau
méprise et fuit, tandis que les hommes dits sauvages sont des hommes libres, et leur résistance
à la colonisation est saluée ainsi par l'auteur : « l'homme barbare ne plie
point sa tête au joug que l'homme civilisé porte sans murmure, et il préfère
la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille. (...) Quand je vois des
multitudes de sauvages tout nus mépriser les voluptés européennes et braver la faim, le
feu, le fer et la mort pour ne conserver que leur indépendance, je sens que ce n'est pas à
des esclaves de raisonner de la liberté. »
Le Discours sur l'origine de l'inégalité (1753) ne propose pas la
révolution. Il ne déclare pas qu'il faut renverser l'État et la
propriété privée. Le philosophe est pour un pacte social, qui, finalement,
entérine le droit de propriété. Ce contrat, qui annonce le Contrat social de
1762, doit protéger les droits individuels, pour arriver à « l'obéissance
à la loi qu'on s'est prescrite ».
Rousseau ne reste pas pour autant dans le conformisme Quand paraît l'Émile, en
1762, l'ouvrage provoque un scandale, car son auteur s'en prend aux privilèges des nobles. On
y lit par exemple : « Nous approchons de l'état de crise et du siècle des
révolutions. » De plus, dans sa vie publique, Rousseau ne cesse de protester contre
l'iniquité des nobles qui, par exemple, interdisent aux paysans de tuer leurs sangliers, qui
pourtant provoquent d'importants dégâts dans les fermes. Cette position rebelle insupporte
la Cour et le Parlement, qui réclament l'arrestation de Rousseau. Celui-ci parvient à
s'enfuir et s'installe en Prusse.
Dans ces années 1762-63 paraît le Contrat Social, introduit
clandestinement en France. Il y aborde clairement le thème de la réforme sociale, et
écrit qu'à la base de la société il y a le rapport entre l'État et
la propriété, mais que l'État et les lois sont supérieurs à la
propriété, et qu'on peut édicter des lois contre la propriété. Par
exemple, il est contre le droit de succession. Il est pour des impôts progressifs. Ainsi
écrit-il : « Pour rétablir les taxes d'une manière équitable et
vraiment proportionnelle, l'imposition ne doit pas être faite seulement en raison des biens des
contribuables, mais en raison composée de leurs conditions et du superflu de leurs
biens. »
Sur l'égalité et la loi, il écrit : « À l'égard de
l'égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés et de richesse soient
absolument les mêmes ; mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence et
ne s'exerce jamais qu'en vertu du rang et des lois ; quant à la richesse, que nul citoyen ne
soit assez opulent pour en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre...
Voulez-vous donner à l'État de la consistance, rapprochez les degrés extrêmes
autant qu'il est possible ; ne souffrez, ni des gens opulents ni des gueux... C'est
précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire
l'égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la
maintenir. »
Rousseau, assez pessimiste quand il faut en venir à l'avenir, voit le travail du
législateur comme un travail de Sisyphe. En outre, il ne se lance pas dans l'établissement
d'une réglementation précise. On retrouve cette prudence dans divers textes, comme dans ce
passage du dialogue Rousseau : juge de Jean-Jacques (1775-1776) : « La nature humaine ne
rétrograde pas et jamais on ne remonte vers le temps d'innocence et d'égalité
quand une fois on s'en est éloigné. » Il se contente d'admirer les paysans
qui vivent à l'écart de la civilisation, ou bien de mêler utopie et rêverie
dans La Nouvelle Héloïse (1761), qui se déroule à Clarens, petite ville au
pied des Alpes, un domaine coupé du monde.
Ce mélange de critique sociale et d'utopie n'est pas propre à Rousseau. Mably
(1709-1785), un des premiers penseurs pré-révolutionnaires à être assimilé
aux précurseurs du socialisme, a lui aussi mélangé la critique sociale et l'utopie
moralisante.
À mesure que les événements révolutionnaires s'approchent,
c'est-à-dire que les tensions se durcissent, les intellectuels balancent de moins en moins entre
la pensée audacieuse et la tentation de créer un monde intellectuel parfait coupé du
monde réel. Mais c'est la révolution qui tranchera. Les années qui
précèdent sont riches en curiosité dans des fractions croissantes de la petite
bourgeoisie. Et cette fraction du peuple qui est en train de chercher des idées radicales les trouve
chez Rousseau entre autres.
En 1775, le catalogue des livres philosophiques proposés par la Société de typographie
de Neuchâtel, propose les oeuvres de Fontenelle, Hobbes, Bayle, Diderot, Rousseau (en particulier
son Contrat social), ainsi que les vulgarisateurs des Lumières (Raynal, Du Laurens, Mercier,
Bordes) et surtout Voltaire. Autant d'auteurs et de livres censurés en France comme
« libelles contre la morale ». C'est notamment auprès de cette
Société que passent commande les « marchands forains » qui vendent des livres sous
le manteau en France.
Un « marchand forain » commande en 1777 à cette société
d'édition, outre des livres pornographiques, des ouvrages de philosophie signés
d'Holbach, Voltaire, Helvétius, Jean-Jacques Rousseau.
Un autre, à Troyes, dans les années 1782-1784, commande et vend des livres pornographiques et
des traités de La Mettrie, Helvétius, d'Holbach, ainsi que des vulgarisateurs des
Lumières, mais ni Voltaire ni Rousseau.
Après la prise de la Bastille, on découvre en dépôt dix-huit oeuvres de
Voltaire, huit titres de d'Holbach, et quatre de Rousseau, ainsi que Helvétius, Diderot,
Condorcet, Raynal, Mercier...
Rousseau, mort en 1778, n'a pas connu la révolution française, mais
pendant la révolution Jean-Jacques est un ferment pour les sans culottes, enthousiasmés par ses
idées. Bien sûr dans le feu des événements, ce n'est pas
L'Émile ou Le Contrat Social que les classes du petit peuple urbain lisent. On
lit les idées de Rousseau et de bien d'autres philosophes dans les anthologies qui circulent, les
florilèges publiés dans les almanachs, les journaux littéraires, où citations et
extraits sont nombreux. Des fêtes, des chansons, des jeux (de cartes en particulier), des poèmes
sont consacrés à Voltaire, Rousseau, Buffon, Franklin, Marat.
Par exemple, un Alphabet des sans culottes, ou premiers éléments d'éducation
républicaine circule largement, dans lequel on peut lire : « Demande : quels sont les
hommes qui par leurs écrits ont préparé la révolution ? - Réponse :
Helvétius, Mably, J.J. Rousseau, Voltaire, Franklin. - Demande : Comment nommes-tu ces grands
hommes ? - Réponse : Philosophes. - Demande : Que veut dire ce mot ? -
Réponse : Sages, amis de l'humanité. »
Parmi les idées de Rousseau qui ont joué un rôle dans l'évolution de la
conscience et du combat des sans-culottes il y a celles qui ont trait au contrôle des élus. Dans
le Contrat social, il écrit que le peuple ne doit pas laisser à quiconque, même
élu par lui, la discussion et son vote : « Toute loi que le peuple en personne n'a pas
ratifiée est nulle. » Ou encore : « Si le peuple anglais pense être libre,
il se trompe fort ; il ne l'est que durant l'élection des membres du Parlement ; sitôt
qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. » Et encore : « Les
députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants ; ils ne sont
que ses commissaires. »
C'est donc chez Rousseau que les sans-culottes trouvent leurs idées pour revendiquer le
contrôle et la révocabilité des élus. Lors des élections aux États
généraux, en 1789, le mandat impératif est obtenu par les sans culottes
mobilisés. Au moment de l'élection de l'Assemblée législative, il y a
bien la fin de la distinction entre citoyens passifs et citoyens actifs, mais les élections restent
à deux degrés (les lois seront votées par les députés et non les
assemblées populaires), ce qui provoque la protestation des sections sans-culottes les plus
avancées.
À l'occasion des élections à la Convention de 1792, à la suite de la prise
des Tuileries, le 10 août 1792, par le petit peuple parisien, les sections parisiennes sont unanimes
pour réclamer le contrôle des élus. Le 25 août, l'assemblée
générale de la section du Marché des Innocents se prononce pour une Convention dont
« les députés seront révocables à la volonté de leurs
départements ». Le 27, la section de la Place-Vendôme demande que les
députés soient « soumis à la révision et à l'examen des
sections ou assemblées primaires, de manière que la majorité puisse rejeter ceux qui
seraient indignes de la confiance du peuple. » La section des Piques, le 2novembre, adopte le mot
d'ordre suivant : « nous devons seuls dicter nos lois, leur unique besogne [des
représentants] est de nous en proposer. »
Au printemps 1793, alors que les députés montrent de plus en plus d'hésitation face
à la contre-révolution et pour mettre un terme à la disette dans les villes, les
sections parisiennes exigent, parmi d'autres revendications, le droit de révoquer les élus.
Les Girondins déclarent alors que leur statut est inviolable. Les révoltes populaires de mai et
juin montrent qu'il n'y a rien d'« inviolable » dans une révolution : les
Girondins sont écartés du pouvoir.
En août 1793, on peut encore luire dans l'Ami du peuple : « Rappelle-toi surtout
qu'un peuple représenté n'est pas libre et ne prodigue pas cet épithète
de représentant [...] ; la volonté ne peut se représenter [...] ;
tes magistrats quelconques ne sont que tes mandataires. »
On retrouve bien là les marques de l'influence de Rousseau. On peut aussi retrouver ces
idées dans le journal Le Père Duchesne, journal de Hébert, qui, en 1793, est le
périodique révolutionnaire le plus diffusé en France. Il paraît plusieurs fois par
semaine, est diffusé à 50 000 exemplaires, mais a beaucoup plus de lecteurs que cela : on le
lit à haute voix dans les sociétés populaires. Hébert est arrêté en
mai 1793, mais il est libéré sous la pression de la rue. Le journal disparaît en 1794,
lors de la réaction thermidorienne.
Ces écrits, journaux et libelles, circulent dans les milieux populaires et leurs auteurs, qui ont lu
Rousseau et bien d'autres influencent à leur tour de larges secteurs des sans culottes.
Mais cette influence de Rousseau dépasse le milieu des sans culottes. Comme il est mort onze ans avant
le début de la révolution française, on ne sait pas comment il se serait
positionné pendant la révolution. Cela permet à la bourgeoisie révolutionnaire de
s'en revendiquer aussi et de l'utiliser selon ses intérêts. Les écrits et les
positions de Rousseau sont exploités dans un sens ou un autre.
C'est le cas, par exemple, de sa position sur les « associations partielles »
qu'on trouve dans le Contrat Social : « Il importe, pour avoir bien
l'énoncé de la volonté générale, qu'il n'y ait pas de
société partielle dans l'Etat, que chaque citoyen n'opine que d'après
lui. » D'une part, cette position peut justifier la destruction en 1789 des particularismes de
l'Ancien Régime. Mais d'autre part elle est en opposition avec les « associations
partielles » révolutionnaires que s'avèrent être les clubs et les
sections. Et la bourgeoisie se revendique de ce texte pour interdire les coalitions au moment de la loi Le
Chapelier, selon laquelle : « Il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines
professions de s'assembler pour leurs prétendus intérêts communs. » Cette
loi du 14 juin 1791 est appliquée aux clubs et aux sociétés populaires...
Rousseau sert aussi pour les références historiques. On sent Robespierre directement
inspiré de Montesquieu et Rousseau lorsqu'il exalte la vertu : « l'âme de la
République, c'est la vertu, c'est l'amour de la patrie, le dévouement magique qui
confond tous les intérêts dans l'intérêt général. »
Dans un discours de 1794, il dit de Rousseau que « par l'élévation de son
âme et par la grandeur de son caractère, [il] se montra digne du précepteur du
genre humain... [...]Ah ! s'il avait été témoin de cette révolution
dont il fut le précurseur; et qui l'a porté au Panthéon, qui peut douter que son
âme généreuse eût embrassé avec transport la cause de la justice et de
l'égalité ! ». Il est vrai que Rousseau a été
« panthéonisé » avec Voltaire. C'était aussi un moyen pour la
bourgeoisie de l'enterrer une seconde fois et de le présenter comme un grand homme... du
passé.
Le mouvement ouvrier a mis Rousseau parmi ses références essentielles.
Blanqui, déiste au début de sa vie comme Rousseau, a été influencé par ses
idées, plus que par aucun autre philosophe du XVIIIe siècle. C'est d'ailleurs Rousseau
uniquement qu'il cite. Inspiré par lui, il condamne l'éducation bourgeoise, que les
riches utilisent pour « tromper » et « juguler » la
« classe laborieuse ».
Pour Saint Simon aussi il faut faire de la politique pour « éclairer le
citoyen », et l'éducation doit donc être centrale dans les classes
populaires.
Plus tard, on estime, dans le mouvement socialiste du début du XXe siècle, que, comme au XVIIIe
siècle, comme Blanqui au XIXe siècle, l'éducation joue un grand rôle dans
l'émancipation. Et dans cette éducation, la place de Rousseau dans la formation des
militants du parti est considérable. Pour l'éducation ouvrière, on fait lire, entre
autres, les Réflexions sur l'Éducation, de Kant, et le Discours sur
l'origine de l'inégalité parmi les hommes, de Rousseau.
Dans ces premières années, le Parti communiste accorde aussi une grande place à
Rousseau. En 1921, dans les 24 séances de formation pour membres du parti, formations assurées
par les militants Rappoport et Louis, on accorde une place aux précurseurs du socialisme moderne,
comme Saint Simon, les Saint-simoniens, Charles Fourier, Proudhon, Louis Blanc, et Leroux, mais aussi au
« socialisme du XVIIIe siècle » dont on présente Mably et Rousseau comme les
figures principales.
Presqu'un siècle plus tard, Rousseau est dans les programmes scolaires. On trouve aujourd'hui
des philosophes pour montrer ses limites. On constate par exemple qu'il a accordé peu
d'importance à la famille. « Rousseau écarte de la réflexion politique sur
le contrat social toute pensée de l'espace domestique, de la vie privée, de la
famille », écrit la philosophe Geneviève Fraisse. C'est sans doute vrai, mais on
ne voit pas bien l'intérêt de cette remarque. Surtout si c'est pour conclure
qu'aujourd'hui « la mise à égalité des droits entre les sexes comme la
mise en place des droits de l'enfant construisent la famille comme un espace civil résistant
à des pratiques de domination ». Que Rousseau n'ait pas traité de toutes les
formes d'oppression est en fait, surtout si on étudie cet auteur presque 250 ans après sa
mort. Mais on peut au moins remarquer que sa pensée a irrigué toute une partie de la
pensée des révolutionnaires, révolutionnaires qui, armés de cette pensée,
n'ont pas simplement « résisté » « à des pratiques de
domination » mais se sont attaqués à la domination elle même.
Références bibliographiques :
Au Coeur du classique, Marshall Cavendish, pages 177-200Il est né en 1743 dans une famille de la noblesse. Au lieu de suivre le métier
des armes, cursus traditionnel dans la famille, il préfère devenir mathématicien et
faire de la politique.
En 1769 il est membre de l'Académie des sciences, dont il est secrétaire à partir de
1776. Condorcet écrit aussi des pamphlets pour demander des réformes sociales et la
liberté économique. C'est un ami de Turgot, partisan des Lumières, et ancien
Contrôleur général des Finances. Lorsque celui-ci, en 1776, tombe en disgrâce
à la cour, et est renvoyé par Louis XIV, Condorcet se remet prudemment aux
mathématiques, qu'il essaie d'appliquer aux problèmes de la représentation
politique.
En 1786 néanmoins, il écrit De l'Influence de la Révolution
d'Amérique, où il exprime l'idée que toute constitution doit garantir la
propriété, la liberté et l'égalité.
En 1788-1789, il soutient les États généraux et le Tiers État. En septembre 1789,
il est élu au Conseil municipal de Paris. Il se consacre au journalisme, et il écrit pour le
Moniteur, la Feuille villageoise, et le Journal de Paris. Il n'est pas
immédiatement un partisan du radicalisme du Club des Jacobins, mais il se prononce pour la
démocratie et contre le système censitaire. Il s'opposé à la loi du 13
janvier 1791 qui stipule que pour les élections à l'Assemblée nationale il faut
payer au minimum un marc d'argent
3.
En juillet 1791, après la tentative de fuite de Louis XVI à Varenne, il est pour
l'abolition de la monarchie, pour la République, pour le vote des femmes. Il est élu
à l'assemblée législative en octobre 1791.
Il est alors du côté des Girondins, et pour la guerre révolutionnaire. Il approuve
l'agitation des rues, seul moyen de faire plier le roi. Il est contre l'esclavage, pour la
tolérance religieuse. Il pense que l'éducation doit jouer un rôle central pour
l'émancipation des classes pauvres, et pour cela il est favorable à la formalisation
d'une seule langue pour tout le pays, contre les langues vernaculaires, les patois et les idiomes.
Néanmoins, il reste girondin et désapprouve les mesures les plus radicales comme l'attaque
des Tuileries du 10 août 1792. En septembre 1792, il est élu à la Convention.
L'arrestation, le 2 juin 1793, des dirigeants girondins, pousse Condorcet à écrire un
pamphlet de protestation, Aux Citoyens français. Le 8 juillet, la Convention ordonne son
arrestation, il se cache à Paris. Il quitte Paris en mars 1794, mais il est arrêté
à Bourg-la-Reine, le 27 mars. Il meurt deux jours plus tard, peut-être s'est-il
suicidé ?
En 1795 paraît l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit
humain.
Cette Esquisse montre comment les sociétés et les idées
évoluent les unes par rapport aux autres.
La dernière partie de l'Esquisse couvre la période qui va de Descartes à la
République française. Condorcet n'est pas limité aux frontières de la France.
Il décrit l'évolution de l'ensemble de l'Europe : la révolution anglaise, le
recul des libertés en Espagne, Hongrie, Bohème, à cause de querelles
théologiques. Le despotisme en Europe s'oppose alors aux idées de ceux qui, avant les
Lumières, pensent, comme Condorcet que l'homme « est un être sensible, capable de
former des raisonnements et d'acquérir des idées morales. » Il n'est pas
possible, continue Condorcet, de « partager les hommes en deux races différentes, dont
l'une est destinée à gouverner, l'autre à obéir. »
Les philosophes ne se contentent pas de grandes idées, ils se mettent à la fin du XVIIe
siècle à vouloir réformer la société en profondeur. On pose comme
nécessité une seule monnaie, une seule échelle des valeurs, de poids, de volume, etc. Et
l'État est présenté comme devant avoir un rôle central pour toute la
société. On approche là le début d'une économie politique. C'est
l'époque de Jean de Witt (1625-1672), disciple de Descartes et proche de Spinoza. Ces idées
se développent à la faveur de la paix en Europe, suite à la paix d'Utrecht
(1713).
Condorcet ne met pas tous les philosophes sur le même plan. Il accorde beaucoup d'importance
à Descartes, Locke (1632-1704), Rousseau et d'autres philosophes, en particulier écossais.
Mais il considère que le système de l'Allemand Leibniz (1646-1716), sur les monades qui
composeraient l'univers, « a retardé les progrès de la
philosophie. »
L'évolution des idées, néanmoins, va dans le bon sens, celui de faire
disparaître « la superstition de l'Antiquité » et « le
délire d'une foi surnaturelle ».
Ces idées de progrès ne sont pas venues seules, il a fallu pour les porter des hommes militants
qui cherchent moins à approfondir l'étude de la vérité qu'à la
répandre. Ces penseurs « mirent leur gloire à détruire les erreurs populaires
plutôt qu'à reculer les limites des connaissances humaines ». Condorcet cite les
noms de Collins (1727-1756), Bolingbroke (1678-1751) en Angleterre, Bayle, Fontenelle, Voltaire et
Montesquieu en France. Et il ajoute : « Souvent un gouvernement les récompensait d'une
main, en payant de l'autre leurs calomniateurs, les proscrivait et s'honorait que le sort eût
placé leur naissance sur son territoire, les punissait de leurs opinions, et aurait été
humilié d'être soupçonné de ne pas les partager. »
C'est grâce à tous ces philosophes qu'un grand nombre d'idées nouvelles se
répandent : en faveur du commerce et de l'industrie, contre les impôts
« répartis avec tant d'inégalités », pour une
société qui lie « la puissance et la richesse de l'État au bien-être
des individus ». Les philosophes embrassent « les intérêts de
l'humanité entière sans distinction de pays, de race, ou de secte » et
s'élèvent « en Europe contre les crimes dont l'avidité souille les
rivages de l'Amérique, de l'Afrique ou de l'Asie » (Condorcet fait ici allusion
à l'esclavage).
Il faut lutter contre le conformisme politique et l'hypocrisie religieuse, qui dédaigne la
philosophie « comme un ramas de spéculations incertaines, exagérées, qui
doivent disparaître devant l'expérience des affaires et l'habileté d'un homme
d'État ».
Des faits nouveaux à la fin du XVIIIe siècle vont dans le bon sens : les Anglais
installés aux Amériques se déclarent égaux des Anglais d'Angleterre et
mènent une guerre d'indépendance. Et puis il y a la révolution en France , qui
dépasse en radicalité celle d'Amérique.
On le voit, Condorcet a un vrai sens militant de l'histoire des idées. C'est pour cela
qu'il est salué par Blanqui, au XIXe siècle, qui le considère comme un
« grand penseur », non parce qu'il a appartenu aux Girondins pendant la
Révolution, mais pour son exigence et sa culture philosophiques.
Références bibliographiques :
Condorcet Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, Gf Flammarion, 1989, pages 213-235André Lepic
Notes
1 Le terme « bourgeois » désigne à l'époque de nombreuses couches de la population : les riches qui habitent en ville, les paysans les plus riches, l'employeur d'ouvriers, même si c'est juste un artisan, et tous ceux qui ont des prétentions à la M. Jourdain parce qu'ils veulent appartenir à la « bonne société ». Ces « bourgeois » payent d'autant moins d'impôts qu'ils sont plus riches et influents. Il existe dans chaque ville un « livre de la bourgeoisie », où on trouve la liste des bourgeois acceptés comme tels par leurs pairs, moyennant espèces sonnantes.URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2002-10-27-Montesquieu_Rousseau_et_Condorcet.html