À la découverte de Montesquieu, Rousseau et Condorcet

Voici trois textes sur des philosophes des Lumières. Nous avons précédemment mis sur le site un premier texte sur Montesquieu que nous avions intitulé « Montesquieu et l'Europe ».

Notre désir reste d'essayer de comprendre comment les idées des Lumières ont pu se développer, se modifier, s'enrichir, en particulier au moment de leur confrontation avec les événements révolutionnaires. Nous voulons aussi étudier comment les hommes et les femmes transmettent ces idées tout en les faisant vivre, c'est-à-dire en les enrichissant.

Le premier texte, de nouveau sur Montesquieu, est comme une sorte de courte introduction à la lecture de son oeuvre. Nous n'y évoquons que certains aspects évidemment. Nous cherchons plus particulièrement à souligner quelques côtés révolutionnaires de sa pensée.

Le deuxième texte porte sur Jean-Jacques Rousseau. Cet auteur est ni plus ni moins incontournable pour comprendre la Révolution française ainsi que toute une partie de l'histoire du mouvement ouvrier. C'est pourquoi nous avons situé Rousseau à son époque mais aussi abordé son influence dans la révolution française, dans le mouvement ouvrier du début du XIXe siècle, et jusque dans la formation des militants communistes français dans les années 1920.

Le troisième texte essaie de présenter en quelques lignes Condorcet, qui fait vraiment la jonction entre les Lumières et la Révolution. Il cherche à comprendre et retracer le sens de l'Histoire, non pour faire oeuvre d'historien mais pour se positionner à son tour comme partie intégrante de l'Histoire qui se fait.



Texte 1 : MONTESQUIEU

Quelle est l'influence des idées des penseurs du XVIIIe siècle ? Il est évidemment impossible de tous les évoquer, mais on ne peut pas ne pas chercher à évaluer l'importance de Montesquieu et de l'esprit encyclopédiste sur son temps et sur l'évolution ultérieure des idées.

Montesquieu appartient au début du XVIIIe siècle. À première vue, né en 1689 à Bordeaux, c'est un homme de l'ancien régime. C'est vrai qu'il a vécu sous Louis XV. Mais il a montré les premiers signes d'anti-conformisme social.

Le refus d'être un courtisan

Montesquieu a montré son désir de ne pas être un Parisien, c'est-à-dire, pour un homme de cour, un courtisan. Il a décidé de rester vivre en province. Cela représentait un choix qui aurait pu lui être préjudiciable : il lui a fallu pour être élu, en 1724, à l'Académie française, surmonter l'opposition du roi, qui refusait qu'un provincial fût élu à l'Académie.

On retrouve ce refus d'être un courtisan dans divers passages des oeuvres de Montesquieu. Dans un de ses premiers traités de morale, l'Éloge de la sincérité, rédigé en 1717, il écrit : « Un homme sincère à la cour d'un prince est un homme libre parmi les esclaves. Quoiqu'il respecte le Souverain, la vérité, dans sa bouche, est toujours souveraine, et, tandis qu'une foule de courtisans est le jouet de vents qui règnent et des tempêtes qui grondent autour du trône, il est ferme et inébranlable, parce qu'il s'appuie sur la vérité, qui est immortelle par sa nature et incorruptible par son essence. ». Dans son recueil de notes personnelles, le Spicilège, on trouve par exemple ceci : « Apologue admirable dans le Mercure, mais mal rendu : Un coq veut monter sur un arbre ; il s'élève, fait mille efforts, et retombe toujours. Il aperçoit un limaçon au haut de l'arbre, il lui demande comment il s'est mis là : «  C'est que je sais ramper », dit le limaçon. ». Ou plus loin : « Swift a dit que, dans les hommes, le ramper et le grimper faisaient la même posture. »

La recherche d'une méthode de pensée et d'une morale

Mais ce n'est pas tant cet aspect anticonformiste de l'auteur qui va donner sa marque à son oeuvre. Ce qui ancre Montesquieu dans un mouvement qui le dépasse, c'est qu'il a une méthode d'analyse. Cette rigueur, qu'on trouve dans l'Esprit des Lois, il en explique l'origine dans la Préface : « Je n'ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses. ». Ce n'est pas une attitude totalement nouvelle. Qu'on pense à la pensée déductive de Descartes (1596-1650) et à la pensée expérimentale de Newton (1642-1727).

À la rigueur de Descartes, il ajoute le poids de la morale. Par exemple, on constate la place centrale de la morale dans sa pensée lorsqu'il peint une société idéale dans l'apologue des Troglodytes, dans les Lettres Persanes (publiées en 1721). Dans une société sans organisation, sans cohésion ni solidarité, deux familles décident de vivre en bonne entente et dans l'abondance. Le peuple troglodyte fait alors la preuve qu'il est capable de grande vertu, de générosité, et même de courage quand il faut se battre contre les ennemis. C'est quand ils se choisissent un Roi qu'ils font une grave erreur, aussitôt repérée et regrettée par le Roi lui-même, car le peuple, qui savait se gouverner sous le seul règne de la vertu n'en avait pas besoin. Cet apologue met en avant le rôle de la morale (les hommes sont heureux quand ils sont vertueux) et celui de l'économie (les bienfaits de la vie à la campagne).

La morale chez Montesquieu permet de saper certaines autorités. Elle joue un rôle plus subversif qu'il n'y paraît pour nous lecteur du troisième millénaire. Montesquieu évite ainsi de se référer à la religion, à laquelle il n'accorde aucune place fondamentale dans son tableau des sociétés et dans ses analyses. Il ne met pas non plus la morale au-dessus des hommes, comme quelque chose de sacré. La morale, tout au contraire, est un bien commun qui s'acquiert par l'éducation et les lois. Dans la république par exemple, la société doit reposer sur l'esprit d'égalité. Mais cet « esprit » ne tombe pas du ciel : il faut des lois qui doivent imposer la frugalité à tous, et qui entraîneront ainsi le développement de l'esprit d'égalité. (Voir l'Esprit des Lois V,4 et VII,2).

Un réformateur qu'aucune contradiction ne presse

À son époque, Montesquieu n'est pas en train d'assister à la montée vers la révolution. Cela explique qu'il propose une réforme de la monarchie, et non le passage à la démocratie. Son côté radical n'est pas dans son audace politique, mais dans la rigueur de sa démarche exclusivement fondée sur le rationnel et l'étude des sociétés de tout temps et de tout lieu.

Montesquieu n'est pas un homme révolté, comme le seront après lui Voltaire ou Rousseau. Dans l'Esprit des Lois, on sent son désir de présenter un tableau de la société sans émotion, sauf dans quelques passages exceptionnels, comme celui-ci, qui porte sur l'usage de la torture : « J'allais dire qu'elle pourrait convenir dans les gouvernements despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement ; j'allais dire que les esclaves chez les Grecs ou chez les Romains... Mais j'entends la voix de la nature qui crie contre moi.  » (VI,17)

La question des impôts

Il n'hésite pas à entrer dans les débats de son époque sur la fiscalité. Les physiocrates voulaient imposer aux nantis des taxes proportionnelles à leurs richesses. Montesquieu, mais aussi plus tard Rousseau et Graslin, prône, lui, un impôt progressif. C'est ce qu'il écrit dans l'Esprit des lois (V,5) : « Quoique, dans la démocratie, l'égalité réelle soit l'âme de l'État, cependant elle est si difficile à établir, qu'une exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours. Il suffise qu'on établisse un cens qui réduise ou fixe les différences à un certain point ; après quoi, c'est à des lois particulières à égaliser, pour ainsi dire, les inégalités, par les charges qu'elles imposent aux riches, et le soulagement qu'elles accordent aux pauvres. »

Certes, il parle là d'une réforme qu'il situe en démocratie, en non en monarchie, c'est-à-dire de son temps, mais il n'en est pas moins vrai qu'il prend position sur un problème de son temps bien réel. La société monarchique est une société de privilèges. La noblesse n'est pas imposée. Le clergé est simplement tenu de faire des « dons ». Les bourgeois ne sont imposés que dans certains villages. Le gros des impôts repose sur la population modeste. Dans certaines régions, il y a jusqu'à vingt impôts différents, qui datent parfois du XVIe siècle. La société est totalement divisée en deux : ceux qui ramassent l'argent (c'est-à-dire le roi, la cour, les ministres, la haute noblesse, le clergé et la grande bourgeoisie 1) et ceux qui paient : les travailleurs des villes et des campagnes. Quelques ministres ont bien essayé du bout des lèvres de réformer le système, mais ils ont vite été remis au pas.

Par ses prises de position sur des sujets d'actualité, Montesquieu contribue à développer un courant d'opinion plus critique qu'utopique. Il prépare d'autres grands noms de la critique sociale, en particulier les plus radicaux d'entre eux au XVIIIe siècle : Meslier, Morelly et Babeuf. Mais avant eux, et dans la suite de Montesquieu, Rousseau a encore fait progresser cet esprit critique avec, en 1754, son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité. parmi les hommes.

Aujourd'hui, Montesquieu est un auteur revendiqué par les libéraux -Juppé a écrit un livre sur lui. Le mouvement ouvrier se reconnaît peu ou pas dans ses écrits. Pourtant, le côté universel de Montesquieu, son attachement à étudier les sociétés comme des touts, avec leurs logiques et leurs rapports de force, peuvent encore nourrir l'analyse des révolutionnaires pour la période actuelle. Bien sûr, depuis Montesquieu, beaucoup d'auteurs ont montré plus d'audace, car ils étaient tout simplement davantage poussés par les tensions sociales, voire les événements révolutionnaires.

C'est pour cela que si Montesquieu a joué un rôle en son temps, il est aujourd'hui minable d'affecter de découvrir des injustices et de vouloir les corriger dans le cadre de ce système. Tel le juge Halphen qui se plaint que la justice est contrôlée par le politique et la classe dirigeante. C'est semer des illusions que de prétendre que les trois pouvoirs (judiciaires, législatifs et exécutifs) peuvent et doivent être équilibrés. Évidemment que la justice bourgeoisie sert naturellement les puissants !

S'appliquer à raisonner sur la société d'aujourd'hui avec les seules vues de Montesquieu est réactionnaire, car c'est faire l'impasse sur toute l'évolution de la pensée des Lumières...pensées, faut-il le rappeler, qui ont conduit à la Révolution française !

Sources bibliographiques :

Caillois, Roger art. « Montesquieu » dans Le Nouveau Dictionnaire des auteurs (sous la direction de Laffont et Bompiani) Robert Laffont, coll. Bouquin, 1994
Goubert, Pierre et Roche, Daniel Les Français et l'Ancien Régime. 1. La Société et l'Etat, Armand Colin, 1992, pages 352-356 et 170-172
Montesquieu Éloge de la sincérité, oeuvres complètes, Intégrale, Seuil, 1990
Montesquieu l'Esprit des lois, oeuvres complètes, Intégrale, Seuil, 1990
Montesquieu Spicilège, oeuvres complètes, Intégrale, Seuil, 1990
Soboul, Albert « Lumières, critique sociale et utopie pendant le XVIIIe siècle français » dans Histoire générale du socialisme 1. Des origines à 1875 (sous la direction de Jacques Droz), PUF, 1979, pages 105, 107, 124, 162-166



Texte 2 : ROUSSEAU

Avec Rousseau, la pensée philosophique approche de l'engagement et du combat politiques. La situation politique de la seconde moitié du XVIIIe siècle impose plus de radicalité, plus d'audace. Mais on reste encore dans le domaine de la philosophie. Dans une lettre à Mehring, militant social-démocrate allemand (1846-1919), le 14 juillet 1893, Engels fait le lien entre Montesquieu et Rousseau de la manière suivante « Si Luther et Calvin « viennent à bout » de la religion catholique officielle, si Hegel « vient à bout » de Kant et de Fichte, si Rousseau « vient à bout » indirectement par son Contrat social républicain, de Montesquieu le constitutionnel, c'est un événement qui reste à l'intérieur de la théologie, de la philosophie, de la théorie de l'État, qui constitue une étape dans l'histoire de ces domaines de la pensée et qui ne sort pas du domaine de la pensée.  »

Le tourbillon des idées radicales

Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les philosophes et les physiocrates explorent les idées pour trouver des voies de réformes.

Ils accordent une place importante à l'action d'un État réformé. Pour eux, l'État doit protéger et défendre les droits « naturels ». Pour cela il doit commencer par contrôler les Églises, leurs écoles, et donner aux jeunes l'éducation sans diriger les consciences. Les philosophes montrent ainsi leur opposition aux religions révélées, qui sont source de fanatisme. Rousseau lui-même est déiste.

Les idées de ces philosophes (Montesquieu, Voltaire, Diderot, Helvétius, Turgot, Condorcet...°) n'ont rien de modéré : elles entraînent directement la remise en cause de la monarchie absolue.

Certes, elles ont leurs différences entre elles. Rousseau par exemple imagine un État idéal où les opposants seront frappés d'exclusion. Mais ce même État doit être une démocratie sociale et au service du bonheur individuel. Rousseau parle de « démocratie totale ». Montesquieu, Voltaire et Mably veulent la séparation et l'équilibre entre les trois pouvoirs. Helvétius et Condorcet sont pour la démocratie. D'Holbach est pour la république des propriétaires, Turgot est pour un système très décentralisé. Morelly (1717-1778) se prononce pour l'abolition de la propriété. Il n'est pas pour une égalité stricte. Sa conception de l'égalité est fondée sur les différences de besoins. Il parle d'une « inégalité harmonique ».

Et à côté d'eux, on trouve nombre d'auteurs qui, comme Restif de la Bretonne (1734-1806), ont joint l'utopie à la critique sociale.

La formation de Jean-Jacques Rousseau

Rousseau est loin d'appartenir comme Montesquieu à la noblesse. Et quand il fréquente, très jeune, l'aristocratie, c'est comme domestique. D'ailleurs, en 1728, il a effectivement rencontré Montesquieu en Italie, à Turin, chez le comte de Govone : lui était domestique du comte, et Montesquieu était son hôte.

Plus tard, à Paris, il fréquente les cénacles les plus réputés des hommes de lettres de la capitale et il devient très vite, du fait, entre autres, de ses recherches en musique, une figure parisienne. Il devient même secrétaire de l'ambassadeur de France à Venise. Mais il renonce assez vite à ce travail et retourne à Paris.

Parmi ses lectures, dès son plus jeune âge, il y a Plutarque. Celui-ci, très lu par Montaigne en son temps, n'est pas le livre de chevet de Montesquieu, Mably ou Voltaire. Rousseau au contraire lui accorde une place centrale. Et cela se retrouvera dans ses préoccupations politiques.

Qu'on lise par exemple, dans les Vies parallèles des hommes illustres, écrites par Plutarque au premier siècle de notre ère, le chapitre sur Lycurgue. Le père de celui-ci était roi de Sparte. À l'époque, Sparte vivait dans l'anarchie. Le roi fut tué d'un coup de couteau lors d'une bagarre qu'il voulait empêcher. Lycurgue son fils se présente alors comme le grand réformateur de la cité grecque. Quelles sont ses influences ? Tout d'abord, selon Plutarque, il fréquente un poète qui enseigne comment faire passer les réformes et la vertu par des paroles poétiques. De plus, Lycurgue voyage pour comparer les peuples. En Egypte, il apprend à distinguer dans la société la place des hommes de guerre du reste de la population. À son retour à Sparte, il refuse de faire des petites réformes. Il propose au contraire des réformes radicales, tout en montrant une grande tolérance vis-à-vis des opposants. Il crée un sénat, et le peuple forme un conseil, à travers lequel le peuple peut discuter avec les deux rois. Sur le plan social, Lycurgue partage les terres en parts égales.

Autant de thèmes qu'on retrouvera plus tard dans les idées de Rousseau.

Mais Rousseau ne se contente pas de lire, il montre ses opinions en société. Et de plus en plus ses positions sur les hiérarchies sociales déplaisent. Son mariage, au début des années 1750, avec une lingère, Thérèse La Vasseur, accélère sa rupture avec la société parisienne.

En musique, il exalte la présence et le rôle du petit peuple. On le voit à l'occasion de la « querelle des bouffons » sur l'avenir de l'opéra. Ce débat oppose l'aristocratie conservatrice, défenseuse de la tradition française représentée par Rameau, et les tenants du « naturel », les penseurs des Lumières. Rousseau défend âprement l'opera-buffa italien (autre nom de l'opéra comique), dans lequel les gens « normaux » de la vie de tous les jours ont supplanté les vieilles figures de la mythologie. Rousseau montre en ce domaine aussi qu'il avait du flair : dans les décennies qui viendront, Paris acclamera les opéras de ce genre 2.

Mais cet attachement au peuple, s'il est sincère, n'empêche pas Rousseau de montrer sa haine de la société. Il écrit un premier Discours (Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les moeurs), en 1750, dans lequel il exprime cette haine de la société, mais aussi des sciences et des arts, parce qu'ils sont inséparables du luxe. Puis vient en 1754 son second discours, sur l'origine de l'inégalité.

Le discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes

Dès sa jeunesse, Jean-Jacques a connu et subi l'inégalité. Mais à cette époque, sa révolte se mêle à la plainte, et à la tentation de mettre cette misère en valeur pour trouver quelque soulagement psychologique. Néanmoins, de plus en plus, il estime que la pauvreté l'a mis « du bon côté ». Il ne veut pas être un nanti. Lorsqu'on lui a proposé de devenir caissier d'un homme riche, il a refusé, ne voulant pas manipuler de l'argent. Il écrit à son père : « J'estime mieux une obscure liberté, qu'un esclavage brillant. »

Dans ce Discours qui est en grande partie le fruit de ses échanges avec Diderot, sa révolte se mêle à la réflexion. Contrairement à Montesquieu, cette fois, le discours cherche à devenir militant, pour prendre un mot du XXe siècle. Jean Starobinski écrit que Rousseau veut se faire le « porte-parole des humiliés » et « l'interprète de tous ceux que l'ordre social, tant à Genève qu'en France, condamne à vivre en situation d'étrangers ».

Cela se ressent dans le style. Pour Jean Starobinski, chez Rousseau, « il y a place, tour à tour, pour l'élan rhétorique, pour le raisonnement serré, pour la polémique, pour une quantité considérable d'informations érudites, et pour le libre essor de l'imagination. » Et Rousseau n'oublie pas non plus le ton solennel, en particulier au début du discours : « O homme, de quelque contrée que tu sois, quelles que soient tes opinions, écoute, voici ton histoire  ».

Le but du Discours est d'essayer de remonter dans le passé pour trouver les causes et les mécanismes de la pauvreté. Les sources de Rousseau sont évidemment maigres, mais une chose est sûre : il refuse d'utiliser la Bible. Il va préférer les récits de voyageurs, ceux qui ont vécu avec des peuples proches de la nature, non touchés par la civilisation européenne. Il se tourne aussi vers sa propre sensibilité, car il est convaincu d'être un « initié » de la nature. Rousseau rentre en lui-même pour comprendre la vie du dit ‘sauvage primitif'.

Cet homme primitif est, pour Rousseau, en équilibre parfait avec le monde. Il est en bonne santé, et son moral est bon. La terre lui fournit spontanément de quoi subvenir à ses besoins. Il est en étroite relation avec la nature.

Pour vaincre les difficultés rencontrées face à la nature, l'homme développe quelques techniques. Avec le temps, le genre humain surmonte de plus en plus d'obstacles, et sa population s'accroît. Avec le développement des techniques, l'homme apprend aussi à se comparer aux autres. Il a progressivement la conscience d'appartenir à un tout, une société « et cette importante vérité, établie dans son esprit, lui fit suivre, par un pressentiment aussi sûr et plus prompt que la dialectique, les meilleures règles de conduite que pour son avantage et sa sûreté il lui convînt de garder parmi (les hommes). »

La vie s'améliore : on n'habite plus des cavernes mais des huttes qu'on construit soi-même. Hommes, femmes, vieillards et enfants vivent ensemble et constituent une vraie société. La vie est moins dure qu'au temps de leurs ancêtres. Des catastrophes climatiques contraignent les hommes à quitter les bois et les régions isolées et à se rapprocher encore plus, constituant de plus en plus ce qu'on appelle l'humanité. Peut-on appeler encore ces hommes et ces femmes des sauvages ? C'est une société, toute entière tournée vers la production de biens utiles (canots, arcs...). Puis vient l'invention de la métallurgie et de l'agriculture. D'autres « arts » suivent.

Le cultivateur estime que le produit de son travail lui appartient. Les richesses s'accumulent à mesure que les acquisitions techniques nouvelles se développent. Les hommes se croient en rivalité. De tout cela naissent « le faste important, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège. » Les plus riches, oubliant que leurs richesses sont le produit de toute la société, soumettent les moins riches. Les pauvres et le brigandage apparaissent. Les guerres entraînent de nouveaux malheurs. La propriété privée et l'esclavage règnent.

Cette longue démonstration permet de montrer que l'inégalité parmi les hommes n'est pas naturelle. Néanmoins, les hommes en occident ont perdu le souvenir cet ordre social d'égalité. Ils apparaissent maintenant comme les nouveaux esclaves, que Rousseau méprise et fuit, tandis que les hommes dits sauvages sont des hommes libres, et leur résistance à la colonisation est saluée ainsi par l'auteur : « l'homme barbare ne plie point sa tête au joug que l'homme civilisé porte sans murmure, et il préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille. (...) Quand je vois des multitudes de sauvages tout nus mépriser les voluptés européennes et braver la faim, le feu, le fer et la mort pour ne conserver que leur indépendance, je sens que ce n'est pas à des esclaves de raisonner de la liberté.  »

Le Discours sur l'origine de l'inégalité (1753) ne propose pas la révolution. Il ne déclare pas qu'il faut renverser l'État et la propriété privée. Le philosophe est pour un pacte social, qui, finalement, entérine le droit de propriété. Ce contrat, qui annonce le Contrat social de 1762, doit protéger les droits individuels, pour arriver à « l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite ».

Rousseau ne reste pas pour autant dans le conformisme Quand paraît l'Émile, en 1762, l'ouvrage provoque un scandale, car son auteur s'en prend aux privilèges des nobles. On y lit par exemple : « Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions. » De plus, dans sa vie publique, Rousseau ne cesse de protester contre l'iniquité des nobles qui, par exemple, interdisent aux paysans de tuer leurs sangliers, qui pourtant provoquent d'importants dégâts dans les fermes. Cette position rebelle insupporte la Cour et le Parlement, qui réclament l'arrestation de Rousseau. Celui-ci parvient à s'enfuir et s'installe en Prusse.

Le Contrat social

Dans ces années 1762-63 paraît le Contrat Social, introduit clandestinement en France. Il y aborde clairement le thème de la réforme sociale, et écrit qu'à la base de la société il y a le rapport entre l'État et la propriété, mais que l'État et les lois sont supérieurs à la propriété, et qu'on peut édicter des lois contre la propriété. Par exemple, il est contre le droit de succession. Il est pour des impôts progressifs. Ainsi écrit-il : « Pour rétablir les taxes d'une manière équitable et vraiment proportionnelle, l'imposition ne doit pas être faite seulement en raison des biens des contribuables, mais en raison composée de leurs conditions et du superflu de leurs biens. »

Sur l'égalité et la loi, il écrit : « À l'égard de l'égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés et de richesse soient absolument les mêmes ; mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence et ne s'exerce jamais qu'en vertu du rang et des lois ; quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre... Voulez-vous donner à l'État de la consistance, rapprochez les degrés extrêmes autant qu'il est possible ; ne souffrez, ni des gens opulents ni des gueux... C'est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l'égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir.  »

Rousseau, assez pessimiste quand il faut en venir à l'avenir, voit le travail du législateur comme un travail de Sisyphe. En outre, il ne se lance pas dans l'établissement d'une réglementation précise. On retrouve cette prudence dans divers textes, comme dans ce passage du dialogue Rousseau : juge de Jean-Jacques (1775-1776) : « La nature humaine ne rétrograde pas et jamais on ne remonte vers le temps d'innocence et d'égalité quand une fois on s'en est éloigné. » Il se contente d'admirer les paysans qui vivent à l'écart de la civilisation, ou bien de mêler utopie et rêverie dans La Nouvelle Héloïse (1761), qui se déroule à Clarens, petite ville au pied des Alpes, un domaine coupé du monde.

Ce mélange de critique sociale et d'utopie n'est pas propre à Rousseau. Mably (1709-1785), un des premiers penseurs pré-révolutionnaires à être assimilé aux précurseurs du socialisme, a lui aussi mélangé la critique sociale et l'utopie moralisante.

Rousseau avant la révolution française

À mesure que les événements révolutionnaires s'approchent, c'est-à-dire que les tensions se durcissent, les intellectuels balancent de moins en moins entre la pensée audacieuse et la tentation de créer un monde intellectuel parfait coupé du monde réel. Mais c'est la révolution qui tranchera. Les années qui précèdent sont riches en curiosité dans des fractions croissantes de la petite bourgeoisie. Et cette fraction du peuple qui est en train de chercher des idées radicales les trouve chez Rousseau entre autres.

En 1775, le catalogue des livres philosophiques proposés par la Société de typographie de Neuchâtel, propose les oeuvres de Fontenelle, Hobbes, Bayle, Diderot, Rousseau (en particulier son Contrat social), ainsi que les vulgarisateurs des Lumières (Raynal, Du Laurens, Mercier, Bordes) et surtout Voltaire. Autant d'auteurs et de livres censurés en France comme « libelles contre la morale  ». C'est notamment auprès de cette Société que passent commande les « marchands forains » qui vendent des livres sous le manteau en France.

Un « marchand forain » commande en 1777 à cette société d'édition, outre des livres pornographiques, des ouvrages de philosophie signés d'Holbach, Voltaire, Helvétius, Jean-Jacques Rousseau.

Un autre, à Troyes, dans les années 1782-1784, commande et vend des livres pornographiques et des traités de La Mettrie, Helvétius, d'Holbach, ainsi que des vulgarisateurs des Lumières, mais ni Voltaire ni Rousseau.

Après la prise de la Bastille, on découvre en dépôt dix-huit oeuvres de Voltaire, huit titres de d'Holbach, et quatre de Rousseau, ainsi que Helvétius, Diderot, Condorcet, Raynal, Mercier...

Rousseau pendant la révolution française

Rousseau, mort en 1778, n'a pas connu la révolution française, mais pendant la révolution Jean-Jacques est un ferment pour les sans culottes, enthousiasmés par ses idées. Bien sûr dans le feu des événements, ce n'est pas L'Émile ou Le Contrat Social que les classes du petit peuple urbain lisent. On lit les idées de Rousseau et de bien d'autres philosophes dans les anthologies qui circulent, les florilèges publiés dans les almanachs, les journaux littéraires, où citations et extraits sont nombreux. Des fêtes, des chansons, des jeux (de cartes en particulier), des poèmes sont consacrés à Voltaire, Rousseau, Buffon, Franklin, Marat.

Par exemple, un Alphabet des sans culottes, ou premiers éléments d'éducation républicaine circule largement, dans lequel on peut lire : « Demande : quels sont les hommes qui par leurs écrits ont préparé la révolution ? - Réponse : Helvétius, Mably, J.J. Rousseau, Voltaire, Franklin. - Demande : Comment nommes-tu ces grands hommes ? - Réponse : Philosophes. - Demande : Que veut dire ce mot ? - Réponse : Sages, amis de l'humanité. »

Parmi les idées de Rousseau qui ont joué un rôle dans l'évolution de la conscience et du combat des sans-culottes il y a celles qui ont trait au contrôle des élus. Dans le Contrat social, il écrit que le peuple ne doit pas laisser à quiconque, même élu par lui, la discussion et son vote : « Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle. » Ou encore : « Si le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l'est que durant l'élection des membres du Parlement ; sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. » Et encore : « Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants ; ils ne sont que ses commissaires. »

C'est donc chez Rousseau que les sans-culottes trouvent leurs idées pour revendiquer le contrôle et la révocabilité des élus. Lors des élections aux États généraux, en 1789, le mandat impératif est obtenu par les sans culottes mobilisés. Au moment de l'élection de l'Assemblée législative, il y a bien la fin de la distinction entre citoyens passifs et citoyens actifs, mais les élections restent à deux degrés (les lois seront votées par les députés et non les assemblées populaires), ce qui provoque la protestation des sections sans-culottes les plus avancées.

À l'occasion des élections à la Convention de 1792, à la suite de la prise des Tuileries, le 10 août 1792, par le petit peuple parisien, les sections parisiennes sont unanimes pour réclamer le contrôle des élus. Le 25 août, l'assemblée générale de la section du Marché des Innocents se prononce pour une Convention dont « les députés seront révocables à la volonté de leurs départements ». Le 27, la section de la Place-Vendôme demande que les députés soient « soumis à la révision et à l'examen des sections ou assemblées primaires, de manière que la majorité puisse rejeter ceux qui seraient indignes de la confiance du peuple. » La section des Piques, le 2novembre, adopte le mot d'ordre suivant : « nous devons seuls dicter nos lois, leur unique besogne [des représentants] est de nous en proposer. »

Au printemps 1793, alors que les députés montrent de plus en plus d'hésitation face à la contre-révolution et pour mettre un terme à la disette dans les villes, les sections parisiennes exigent, parmi d'autres revendications, le droit de révoquer les élus. Les Girondins déclarent alors que leur statut est inviolable. Les révoltes populaires de mai et juin montrent qu'il n'y a rien d'« inviolable » dans une révolution : les Girondins sont écartés du pouvoir.

En août 1793, on peut encore luire dans l'Ami du peuple : « Rappelle-toi surtout qu'un peuple représenté n'est pas libre et ne prodigue pas cet épithète de représentant [...] ; la volonté ne peut se représenter [...] ; tes magistrats quelconques ne sont que tes mandataires. »

On retrouve bien là les marques de l'influence de Rousseau. On peut aussi retrouver ces idées dans le journal Le Père Duchesne, journal de Hébert, qui, en 1793, est le périodique révolutionnaire le plus diffusé en France. Il paraît plusieurs fois par semaine, est diffusé à 50 000 exemplaires, mais a beaucoup plus de lecteurs que cela : on le lit à haute voix dans les sociétés populaires. Hébert est arrêté en mai 1793, mais il est libéré sous la pression de la rue. Le journal disparaît en 1794, lors de la réaction thermidorienne.

Ces écrits, journaux et libelles, circulent dans les milieux populaires et leurs auteurs, qui ont lu Rousseau et bien d'autres influencent à leur tour de larges secteurs des sans culottes.

Mais cette influence de Rousseau dépasse le milieu des sans culottes. Comme il est mort onze ans avant le début de la révolution française, on ne sait pas comment il se serait positionné pendant la révolution. Cela permet à la bourgeoisie révolutionnaire de s'en revendiquer aussi et de l'utiliser selon ses intérêts. Les écrits et les positions de Rousseau sont exploités dans un sens ou un autre.

C'est le cas, par exemple, de sa position sur les « associations partielles » qu'on trouve dans le Contrat Social : « Il importe, pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale, qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'Etat, que chaque citoyen n'opine que d'après lui. » D'une part, cette position peut justifier la destruction en 1789 des particularismes de l'Ancien Régime. Mais d'autre part elle est en opposition avec les « associations partielles » révolutionnaires que s'avèrent être les clubs et les sections. Et la bourgeoisie se revendique de ce texte pour interdire les coalitions au moment de la loi Le Chapelier, selon laquelle : « Il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines professions de s'assembler pour leurs prétendus intérêts communs. » Cette loi du 14 juin 1791 est appliquée aux clubs et aux sociétés populaires...

Rousseau sert aussi pour les références historiques. On sent Robespierre directement inspiré de Montesquieu et Rousseau lorsqu'il exalte la vertu : « l'âme de la République, c'est la vertu, c'est l'amour de la patrie, le dévouement magique qui confond tous les intérêts dans l'intérêt général.  » Dans un discours de 1794, il dit de Rousseau que « par l'élévation de son âme et par la grandeur de son caractère, [il] se montra digne du précepteur du genre humain... [...]Ah ! s'il avait été témoin de cette révolution dont il fut le précurseur; et qui l'a porté au Panthéon, qui peut douter que son âme généreuse eût embrassé avec transport la cause de la justice et de l'égalité ! ». Il est vrai que Rousseau a été « panthéonisé » avec Voltaire. C'était aussi un moyen pour la bourgeoisie de l'enterrer une seconde fois et de le présenter comme un grand homme... du passé.

La place de Rousseau dans les mouvements socialistes et communistes

Le mouvement ouvrier a mis Rousseau parmi ses références essentielles. Blanqui, déiste au début de sa vie comme Rousseau, a été influencé par ses idées, plus que par aucun autre philosophe du XVIIIe siècle. C'est d'ailleurs Rousseau uniquement qu'il cite. Inspiré par lui, il condamne l'éducation bourgeoise, que les riches utilisent pour « tromper » et « juguler » la « classe laborieuse ».

Pour Saint Simon aussi il faut faire de la politique pour « éclairer le citoyen », et l'éducation doit donc être centrale dans les classes populaires.

Plus tard, on estime, dans le mouvement socialiste du début du XXe siècle, que, comme au XVIIIe siècle, comme Blanqui au XIXe siècle, l'éducation joue un grand rôle dans l'émancipation. Et dans cette éducation, la place de Rousseau dans la formation des militants du parti est considérable. Pour l'éducation ouvrière, on fait lire, entre autres, les Réflexions sur l'Éducation, de Kant, et le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, de Rousseau.

Dans ces premières années, le Parti communiste accorde aussi une grande place à Rousseau. En 1921, dans les 24 séances de formation pour membres du parti, formations assurées par les militants Rappoport et Louis, on accorde une place aux précurseurs du socialisme moderne, comme Saint Simon, les Saint-simoniens, Charles Fourier, Proudhon, Louis Blanc, et Leroux, mais aussi au « socialisme du XVIIIe siècle » dont on présente Mably et Rousseau comme les figures principales.

Presqu'un siècle plus tard, Rousseau est dans les programmes scolaires. On trouve aujourd'hui des philosophes pour montrer ses limites. On constate par exemple qu'il a accordé peu d'importance à la famille. « Rousseau écarte de la réflexion politique sur le contrat social toute pensée de l'espace domestique, de la vie privée, de la famille », écrit la philosophe Geneviève Fraisse. C'est sans doute vrai, mais on ne voit pas bien l'intérêt de cette remarque. Surtout si c'est pour conclure qu'aujourd'hui « la mise à égalité des droits entre les sexes comme la mise en place des droits de l'enfant construisent la famille comme un espace civil résistant à des pratiques de domination  ». Que Rousseau n'ait pas traité de toutes les formes d'oppression est en fait, surtout si on étudie cet auteur presque 250 ans après sa mort. Mais on peut au moins remarquer que sa pensée a irrigué toute une partie de la pensée des révolutionnaires, révolutionnaires qui, armés de cette pensée, n'ont pas simplement « résisté » « à des pratiques de domination » mais se sont attaqués à la domination elle même.

Références bibliographiques :

Au Coeur du classique, Marshall Cavendish, pages 177-200
Chartier Roger Les Origines culturelles de la révolution française, L'Univers Historique, Seuil, 1990, pages 95-115
Dommanget, Maurice Les Idées politiques et sociales d'Auguste Blanqui, Bibliothèque des Sciences politiques et sociales, Librairie Marcel Rivière et Cie, Paris, 1957, page 271
Droz, Jacques Histoire générale du socialisme 1. Des origines à 1875, PUF, 1979, pages 104, 133, 135-143
Emmanuelli, François-Xavier Etat et pouvoirs dans la France des XVIe-XVIIIe siècles, La Métamorphose inachevée, Fac Histoire, Nathan, 1992, pages 282-286
Fraisse, Geneviève, « Le refus rousseauiste » Le Monde, 3-4 février 2002
Guilhaumou, Jacques (CNRS) article « Père Duchesne » dans le Dictionnaire historique de la révolution française (sous la direction d'Albert Soboul), PUF, 1989
Rousseau, Jean-Jacques Les Confessions, oeuvres complètes, L'Intégrale, Seuil
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Pocket, 1990
Siblot, Yasmine La formation politique de militants ouvriers, Mémoire de maîtrise de sociologie sous la direction de Marc Lazar, 1995-1996, pages 17-18
Soboul, Albert La Civilisation et la révolution française, Les Grandes civilisations, Arthaud, 1988, pages 7, 68, 103, 118, 221
Soboul, Albert Les Sans-culottes Point Histoire, Seuil, 1979, pages 111-117
Starobinski, Jean Sept essais sur Rousseau, TEL Gallimard, 1987, pages 330-355
Tartakowsky, Danielle Écoles et éditions communistes 1921-1933, Thèse pour le doctorat de troisième cycle sous la direction de Claude Willard, Université de Paris VIII, 12977, pages 428-429
Walter, Gérard Introduction à l'édition de Plutarque Les Vies des hommes illustres, Bibliothèque de la Pléiade, 1977



Texte 3 : CONDORCET

Sa vie

Il est né en 1743 dans une famille de la noblesse. Au lieu de suivre le métier des armes, cursus traditionnel dans la famille, il préfère devenir mathématicien et faire de la politique.

En 1769 il est membre de l'Académie des sciences, dont il est secrétaire à partir de 1776. Condorcet écrit aussi des pamphlets pour demander des réformes sociales et la liberté économique. C'est un ami de Turgot, partisan des Lumières, et ancien Contrôleur général des Finances. Lorsque celui-ci, en 1776, tombe en disgrâce à la cour, et est renvoyé par Louis XIV, Condorcet se remet prudemment aux mathématiques, qu'il essaie d'appliquer aux problèmes de la représentation politique.

En 1786 néanmoins, il écrit De l'Influence de la Révolution d'Amérique, où il exprime l'idée que toute constitution doit garantir la propriété, la liberté et l'égalité.

En 1788-1789, il soutient les États généraux et le Tiers État. En septembre 1789, il est élu au Conseil municipal de Paris. Il se consacre au journalisme, et il écrit pour le Moniteur, la Feuille villageoise, et le Journal de Paris. Il n'est pas immédiatement un partisan du radicalisme du Club des Jacobins, mais il se prononce pour la démocratie et contre le système censitaire. Il s'opposé à la loi du 13 janvier 1791 qui stipule que pour les élections à l'Assemblée nationale il faut payer au minimum un marc d'argent 3.

En juillet 1791, après la tentative de fuite de Louis XVI à Varenne, il est pour l'abolition de la monarchie, pour la République, pour le vote des femmes. Il est élu à l'assemblée législative en octobre 1791.

Il est alors du côté des Girondins, et pour la guerre révolutionnaire. Il approuve l'agitation des rues, seul moyen de faire plier le roi. Il est contre l'esclavage, pour la tolérance religieuse. Il pense que l'éducation doit jouer un rôle central pour l'émancipation des classes pauvres, et pour cela il est favorable à la formalisation d'une seule langue pour tout le pays, contre les langues vernaculaires, les patois et les idiomes.

Néanmoins, il reste girondin et désapprouve les mesures les plus radicales comme l'attaque des Tuileries du 10 août 1792. En septembre 1792, il est élu à la Convention. L'arrestation, le 2 juin 1793, des dirigeants girondins, pousse Condorcet à écrire un pamphlet de protestation, Aux Citoyens français. Le 8 juillet, la Convention ordonne son arrestation, il se cache à Paris. Il quitte Paris en mars 1794, mais il est arrêté à Bourg-la-Reine, le 27 mars. Il meurt deux jours plus tard, peut-être s'est-il suicidé ?

En 1795 paraît l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain.

Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain-9e époque

Cette Esquisse montre comment les sociétés et les idées évoluent les unes par rapport aux autres.

La dernière partie de l'Esquisse couvre la période qui va de Descartes à la République française. Condorcet n'est pas limité aux frontières de la France. Il décrit l'évolution de l'ensemble de l'Europe : la révolution anglaise, le recul des libertés en Espagne, Hongrie, Bohème, à cause de querelles théologiques. Le despotisme en Europe s'oppose alors aux idées de ceux qui, avant les Lumières, pensent, comme Condorcet que l'homme « est un être sensible, capable de former des raisonnements et d'acquérir des idées morales.  » Il n'est pas possible, continue Condorcet, de « partager les hommes en deux races différentes, dont l'une est destinée à gouverner, l'autre à obéir. »

Les philosophes ne se contentent pas de grandes idées, ils se mettent à la fin du XVIIe siècle à vouloir réformer la société en profondeur. On pose comme nécessité une seule monnaie, une seule échelle des valeurs, de poids, de volume, etc. Et l'État est présenté comme devant avoir un rôle central pour toute la société. On approche là le début d'une économie politique. C'est l'époque de Jean de Witt (1625-1672), disciple de Descartes et proche de Spinoza. Ces idées se développent à la faveur de la paix en Europe, suite à la paix d'Utrecht (1713).

Condorcet ne met pas tous les philosophes sur le même plan. Il accorde beaucoup d'importance à Descartes, Locke (1632-1704), Rousseau et d'autres philosophes, en particulier écossais. Mais il considère que le système de l'Allemand Leibniz (1646-1716), sur les monades qui composeraient l'univers, « a retardé les progrès de la philosophie. »

L'évolution des idées, néanmoins, va dans le bon sens, celui de faire disparaître « la superstition de l'Antiquité  » et « le délire d'une foi surnaturelle ».

Ces idées de progrès ne sont pas venues seules, il a fallu pour les porter des hommes militants qui cherchent moins à approfondir l'étude de la vérité qu'à la répandre. Ces penseurs « mirent leur gloire à détruire les erreurs populaires plutôt qu'à reculer les limites des connaissances humaines ». Condorcet cite les noms de Collins (1727-1756), Bolingbroke (1678-1751) en Angleterre, Bayle, Fontenelle, Voltaire et Montesquieu en France. Et il ajoute : « Souvent un gouvernement les récompensait d'une main, en payant de l'autre leurs calomniateurs, les proscrivait et s'honorait que le sort eût placé leur naissance sur son territoire, les punissait de leurs opinions, et aurait été humilié d'être soupçonné de ne pas les partager. »

C'est grâce à tous ces philosophes qu'un grand nombre d'idées nouvelles se répandent : en faveur du commerce et de l'industrie, contre les impôts « répartis avec tant d'inégalités », pour une société qui lie « la puissance et la richesse de l'État au bien-être des individus ». Les philosophes embrassent « les intérêts de l'humanité entière sans distinction de pays, de race, ou de secte » et s'élèvent « en Europe contre les crimes dont l'avidité souille les rivages de l'Amérique, de l'Afrique ou de l'Asie » (Condorcet fait ici allusion à l'esclavage).

Il faut lutter contre le conformisme politique et l'hypocrisie religieuse, qui dédaigne la philosophie « comme un ramas de spéculations incertaines, exagérées, qui doivent disparaître devant l'expérience des affaires et l'habileté d'un homme d'État ».

Des faits nouveaux à la fin du XVIIIe siècle vont dans le bon sens : les Anglais installés aux Amériques se déclarent égaux des Anglais d'Angleterre et mènent une guerre d'indépendance. Et puis il y a la révolution en France , qui dépasse en radicalité celle d'Amérique.

On le voit, Condorcet a un vrai sens militant de l'histoire des idées. C'est pour cela qu'il est salué par Blanqui, au XIXe siècle, qui le considère comme un « grand penseur », non parce qu'il a appartenu aux Girondins pendant la Révolution, mais pour son exigence et sa culture philosophiques.

Références bibliographiques :

Condorcet Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, Gf Flammarion, 1989, pages 213-235
David Marcel Fraternité et Révolution française, Aubier, Collection historique, 1987, pages 91-95 et 130-131
Dommanget Maurice Les idées politiques et sociales d'Auguste Blanqui, Bibliothèque des Sciences politiques et sociales, Librairie Marcel Rivière et Cie, paris, 1957, page 309
Nicholls David et Marsh Peter Biographical Dictionary of Modern European Radicals and Socialists, 1988, The Harvester Press-Sussex/St Martin'S Press, New York, pages 67-69


Le 27 octobre 2002

André Lepic

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Notes

1 Le terme « bourgeois » désigne à l'époque de nombreuses couches de la population : les riches qui habitent en ville, les paysans les plus riches, l'employeur d'ouvriers, même si c'est juste un artisan, et tous ceux qui ont des prétentions à la M. Jourdain parce qu'ils veulent appartenir à la « bonne société ». Ces « bourgeois » payent d'autant moins d'impôts qu'ils sont plus riches et influents. Il existe dans chaque ville un « livre de la bourgeoisie », où on trouve la liste des bourgeois acceptés comme tels par leurs pairs, moyennant espèces sonnantes.

2 En 1824, c'est dans toute l'Europe que Rossini obtient son succès, en particulier pour son Barbier de Séville, inspiré de la pièce pré-révolutionnaire de Beaumarchais (1775). À la fin des années 1830, les succès de Donizetti rendent Berlioz furieux. En 1843, l'opéra-bouffe Don Pasquale de Donizetti remporte un triomphe.

3 Il faudra attendre après le 10 août 1792 pour que la différence entre citoyens passifs et actifs soit supprimée.

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