Montesquieu et l'Europe

Au moment où se discute l'élargissement de l'Union européenne, il est intéressant de lire un petit texte de Montesquieu, qui date de trois siècles environ. Né en 1689, Montesquieu est issu d'une famille de petite noblesse provinciale. À Bordeaux, il montre un intérêt constant pour les sciences. Petit à petit, il se tourne aussi vers l'histoire de l'humanité. Cet esprit ouvert sur le monde en ce début du XVIIIe siècle annonce ce qu'on appelle aujourd'hui le siècle des Lumières.

Ses Réflexions sur la monarchie universelle en Europe1 ont été écrites en 1727. Montesquieu y pose le problème de savoir ce qui peut apporter la prospérité et la paix dans une vaste région du monde comme l'est l'Europe.

Cette œuvre est de circonstance : en 1727, le règne de Louis XV en est à ses débuts, puisque la régence, commencée en 1715 vient de s'achever en 1726, et Montesquieu se demande s'il sera autant marqué par les guerres que celui de Louis XIV. Ce dernier a en effet mené de nombreuses guerres avec les pays voisins, guerres qui ont conduit à des traités, et à l'élargissement du territoire de la France. Montesquieu redoute une politique fondée sur la conquête militaire et c'est ainsi qu'il donne des « conseils » au nouveau souverain. C'est une attitude osée, et d'ailleurs Montesquieu par prudence préfère finalement ne pas publier son texte.

Que dit l'auteur de la politique qu'il envisage pour l'Europe ? Il déclare qu'il faut privilégier le commerce. Celui-ci doit être fondé sur un équilibre (c'est-à-dire un marché) auquel Montesquieu oppose l'arrivée massive en Espagne de l'or venu de l'exploitation des mines d'or d'Amérique, et ses conséquences désastreuses. Il explique en effet au chapitre II que cet or a entraîné un mécanisme d'inflation, qui a freiné le développement du pays : « Une plus grande quantité d'or et d'argent dans un État [fait] que tout y devient plus cher ; les ouvriers se font payer leur luxe et les autres nations peuvent donner leurs marchandises à plus bas prix. »

Au chapitre XVI, il précise son rejet de la politique de l'Espagne aux Amériques. De sa conquête, l'Espagne a ramené beaucoup d'or, mais le pays est resté pauvre. Montesquieu préfère évoquer d'autres expériences économiques : les mines d'Allemagne et de Hongrie ont développé le salariat, qui à son tour, a permis de développer, grâce au marché local, le commerce. L'Inde elle-même ne fonde pas sa richesse différemment : elle vend plus de vingt fois plus de marchandises que l'Espagne. Montesquieu conclue : « C'est une mauvaise espèce de richesses qu'un tribut d'accident et qui ne dépend ni de l'industrie de la nation, ni du nombre de ses habitants, ni de la culture de ses terres. »

Aux préoccupations économiques, Montesquieu ajoute des remarques sur le plan politique. Le pouvoir politique qui domine globalement l'Europe ne doit pas être composé d'États inégaux, écrasés par un pouvoir centralisé sur un territoire immense. Montesquieu évoque de tels empires centralisés mais fragiles, entre autres l'Asie, la Chine et le pouvoir ottoman. En Chine, un groupe de brigands peut facilement profiter de la faiblesse de la centralisation de l'État pour prendre le pouvoir. Quant à l'Empire ottoman, il ne représente pas un progrès, car sa politique a été fondée sur la conquête militaire. D'ailleurs n'a-t-il pas a subi, une vingtaine d'années plus tôt, en 1683, une défaite décisive face aux armées allemandes et polonaises ? Cette défaite marque de fait le début du recul ottoman en Europe 2. Les Turcs refluent en Europe centrale sous la poussée des armées autrichiennes, polonaises et russes. Un traité de 1699 officialise l'abandon de leurs territoires en Europe3.

De cette politique expansionniste ruineuse de l'Empire ottoman, Montesquieu tire la conclusion que la guerre paupérise l'État4. Même en période de paix les armées grèvent les budgets de l'État et empêchent tout développement : « Chaque monarque tient sur pied toutes les armes qu'il pourrait avoir si les peuples étaient en danger d'être exterminés, et on nomme paix cet état d'effort de tous contre tous. (...) bientôt à force d'avoir des soldats, nous n'aurons plus que des soldats, et nous serons comme des Tartares. » (chapitre XXIV). Contre la militarisation de la société, Montesquieu envisage pour l'Europe des relations commerciales réciproques entre États. Ce n'est pas la force qui doit être le ciment mais l'entente et les échanges. Aussi écrit-il (chapitre XVIII) : « L'Europe n'est plus qu'une nation composée de plusieurs, la France et l'Angleterre ont besoin de l'opulence de la Pologne et de la Moscovie, comme une de leurs provinces a besoin des autres : et l'État qui croit augmenter sa puissance par la ruine de celui qui le touche s'affaiblit ordinairement avec lui. ». Cette citation définit bien l'objet d'étude de son auteur : non pas la nation française mais d'emblée l'Europe, qui n'est « qu'une nation composée de plusieurs ».

L'équilibre qu'il constate provient de la nature même des régimes politiques en Europe à l'époque. Entre 1450 et 1780, on note que la forme de gouvernement de chaque État européen est stable malgré de réelles différences. Le Saint Empire germanique a à sa tête un empereur, choisi régulièrement dans la famille des Habsbourg, qui règne en Autriche, et élu par sept grands électeurs. En Pologne, le roi est élu par la noblesse. Il est assisté d'une diète et d'assemblées régionales. A Venise, le doge est élu par les riches marchands. Dans les Provinces unies, l'assemblée des États généraux est l'autorité politique la plus puissante. En France, Espagne, Portugal, Suède, et Prusse, le pouvoir en place est la monarchie absolue. En Angleterre, le Parlement joue un grand rôle, et ses conflits avec le roi mènent à des guerres civiles et finalement la monarchie parlementaire permet de trouver un équilibre5. La Russie, autre monarchie absolue, est tournée vers l'Europe de l'Ouest. Le tsar Pierre le Grand y fait deux voyages, l'un en 1697, l'autre en 1717. Suite à ces voyages, il modernise son pays. C'est ainsi que la cour quitte Moscou, jugée trop enfoncée dans les terres, et s'installe à Saint-Pétersbourg, proche de la Baltique. De plus, l'organisation de l'armée russe est confiée à des conseillers prussiens et autrichiens6.

Montesquieu est ainsi animé d'une réflexion « géopolitique » de l'Europe. De fait, pour Montesquieu et les Lumières en général, c'est bien l'Europe qui constitue un lieu de progrès. Mais sa pensée dépasse le cadre européen. Elle dépasse aussi les problèmes de son époque. Tout son texte montre une réelle culture cosmopolite. Pour Montesquieu, être d'avant garde, c'est penser évidemment de manière universelle. Voilà pourquoi il pense évidemment en Européen. Cette Europe, il indique que ce n'est pas par la guerre qu'on peut la bâtir. L'histoire montre que les pays qui ont alternativement cherché à dominer l'Europe, ont tous provoqué des dégâts qui les ont eux mêmes poussés vers la ruine. Montesquieu préfère mettre en avant les échanges entre les pays. Mais il n'en tire pas pour autant un éloge de la concurrence et du chacun pour soi. Au contraire, puisqu'il écrit : « en Europe les édits des princes affligent, même avant qu'on ne les ait vus, parce qu'ils y parlent toujours de leurs besoins et jamais des nôtres. » (chapitre XXV). Montesquieu étudie les rapports de force et souhaite un certain équilibre des États.

Aujourd'hui, en ce début de troisième millénaire, c'est apparemment une préoccupation des actuels dirigeants européens au moment de la discussion de l'ouverture de l'Union européenne à une dizaine de pays nouveaux. Mais il est facile de constater combien la démarche de Montesquieu, qui imagine une réelle civilisation européenne, n'a rien à voir avec les bourgeois actuels, timorés et dotés d'une seule philosophie, celle de leurs coffres forts. Aujourd'hui, les postulants à l'Europe élargie, au premier rang desquels il y a la Pologne et la République tchèque, n'enthousiasment guère les États européens riches car précisément ils sont pauvres, et l'obsession des titulaires actuels est de peser et soupeser ce qui sera apporté ou retiré par ces États nouveaux. Et là ce ne sont que calculs intéressés : en effet c'est à ces postulants que devrait logiquement revenir une partie importante des aides communautaires, presque 80 % des aides étant dans les domaines agricoles et de développement régional. D'où un certain malaise chez ceux qui profitent de cette manne : le principal bénéficiaire des aides agricoles est aujourd'hui un des pays les plus riches de l'Union… la France7.

Les problèmes d'équilibre et de développement homogène dans le monde bourgeois sont donc toujours là. Ils ont certes changé de forme, mais le texte de Montesquieu, représentant des tendances les plus progressistes de son époque, montre a contrario l'incapacité de la bourgeoisie depuis trois siècles à dépasser cette contradiction.

Le 31 janvier 2002

André Lepic

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1 Pléiade Tome II, pages 19 à 38 et L'Intégrale, Seuil, pages 192 à 197
2 Pierre Chaunu, La civilisation de l'Europe des Lumières, Les Grandes Civilisations Arthaud, 1993, pages 47-92
3 Roger Mercier et al., L'Europe des grandes monarchies, Éditions P.E.M.F. 1996, page 35
4 http://www.u-grenoble3.fr/montesquieu/
5 Roger Mercier et al. op. cit. pages 32-33
6 Roger Mercier et al. op. cit. page 45
7 « The door creaks open », The Economist, 17 novembre 2001

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