L'histoire de Zanón est une histoire de longue haleine. Cette usine de carrelage de Neuquén, dans le sud de l'Argentine, que les ouvriers et ouvrières ont reprise et remise en marche après son abandon par le patron, a été expropriée par la justice et remise au collectif des travailleurs qui la font tourner, c'est officiel depuis le 20 août dernier. Comme Zanón était le nom du patron fuyard, ils ont décidé d'appeler leur entreprise FASINPAT, abréviation de FAbricar SIN PATrón, « fabriquer sans patron ».
Tout a débuté en 1998. Avant même d'imaginer qu'un jour ils
reprendraient leur outil de travail, les travailleurs et travailleuses de l'entreprise ont
commencé par reprendre leur syndicat. Il y a en Argentine une tradition de syndicats vendus
au patronat et à l'État, à un point qu'on peut à peine imaginer.
Zanón ne faisait pas exception : le syndicat-maison était plus une police patronale
qu'un outil de défense des salarié-e-s. « Si le responsable [syndical] disait
à un travailleur qu'il devait rester travailler 16 heures, il devait le faire, sinon le jour
suivant il était licencié » confiait l'ouvrier Mario Balcazza à
Raúl Zibechi lors d'une interview en 2006. La répression interne a encore
augmenté lorsque certain-e-s salarié-e-s ont commencé à former une
liste alternative pour les élections syndicales de 1998. « Si tu discutais avec
quelqu'un [de cette liste], l'entreprise te repérait et ils te renvoyaient » ajoute
Mario Balcazza.
Et pourtant la victoire par 60% des voix en 98 de cette liste alternative a marqué dans
l'entreprise le début d'une autre histoire. La nouvelle direction syndicale ne s'est pas
laissé acheter ni intimider. La direction, pour faire face à des difficultés
commerciales, avait décidé d'intensifier les rythmes de production ; cela a
provoqué de nombreux accidents du travail. Suite à la mort d'un jeune ouvrier en 2000
faute d'assistance médicale sur place, les travailleurs ont arrêté la
production pendant huit jours, et obtenu ainsi que l'entreprise ait enfin un infirmier et une
ambulance.
Le patron a commencé à trouver son usine beaucoup moins
intéressante dans ces conditions : si le petit personnel a des exigences, où va-t-on
? Aussi, prenant prétexte de la crise bancaire qui ébranlait le pays, il se mit
à prendre du retard dans le versement des salaires pour finir par décider
d'éteindre en septembre 2001 les fours de cette usine moderne et totalement
automatisée.
Le personnel de l'entreprise n'était pas du genre à se résigner. Après
avoir brûlé les avis de licenciement devant le siège du gouvernement
provincial, « les Zanón », comme on a commencé à les appeler, ont
campé cinq mois devant l'usine. Pour couvrir les arriérés de salaires, ils ont
saisi les stocks de carrelage restant et ont commencé à les revendre. Cependant, bien
qu'ils soient restés plusieurs mois sans salaire, ils n'ont pas hésité
à donner une partie de ces carrelages à l'hôpital local pour sa
réfection, effectuée par les chômeurs du Mouvement des Travailleurs sans Emploi
(MTD) local, dans un acte où la société s'est auto-organisée pour faire
face aux carences des autorités officielles. Et puis sur ce modèle, petit à
petit, l'idée a germé : qu'est-ce qui les empêchait de bosser, à part la
décision d'un seul type, même pas présent ?
Et en mars 2002, 220 des 330 salarié-e-s de l'usine décident de
l'occuper et de produire sous contrôle ouvrier. L'assemblée décide de former
des commissions pour les ventes, l'administration, les achats, la production, la planification,
l'hygiène et la sécurité… Elle passe un accord équitable avec
les Indiens Mapuches de la région qui possèdent les carrières d'argile, et qui
jusqu'ici avaient été roulés dans la farine par les entreprises de
céramique de la région. Le 2 avril 2002 sort la première fournée : 20
000 m2 de carrelage.
Francisco Morillas, qui a été membre de la Commission interne et coordinateur de la
production, rapporte : « Lors d'une assemblée, nous avons fixé le salaire que
nous allions nous attribuer et nous avons décidé qu'il devait être de 800
pesos. Il y avait 130 camarades qui gagnaient 530 pesos et d'autres qui gagnaient entre 1000 et
1200 pesos. Mais l'accord a été de fixer des salaires égaux pour tous.
»
La montée en puissance de la production a été progressive, mais finalement
très rapide vu les circonstances : dès septembre 2002, la production monte à
60 000 m2, et 20 nouveaux postes de travail sont créés ; ils sont
proposés aux diverses organisations de chômeurs de Neuquén. En février
2003, on atteint les 120 000 m2 et la création de 30 postes...
Aujourd'hui, la production est de l'ordre des 400 000 m2, alors qu'elle n'atteignait pas
les 300 000 du temps du patron, et la Fabrique sans patron, FASINPAT, a pratiquement doublé
son effectif en créant plus de 200 nouveaux postes de travail.
Bien entendu, ce résultat a été atteint sans la moindre subvention, alors que
le patron de Zanón en recevait l'équivalent de 60% des charges
d'électricité et de gaz pour les fours. FASINPAT paie également le transport
de ses 400 et quelques salarié-e-s.
On se doute que tout cela ne s'est pas réalisé tranquillement. L'ex-patron et le
gouvernement de la province ont multiplié les tentatives pour reprendre l'usine au
personnel. Ces messieurs préfèrent une usine morte, une friche industrielle, à
une entreprise qui tourne sous le contrôle de ses propres travailleurs. Ces tentatives ont
été déjouées par la détermination des membres de l'entreprise,
mais aussi grâce à la solidarité de la population de la région, en
particulier le 8 avril 2003, où des milliers d'habitants du quartier ont encerclé
l'usine pour empêcher la police d'en expulser les travailleuses et travailleurs.
Il faut dire que « les Zanón » ne sont jamais restés
dans une tour d'ivoire. Considérant que les bénéfices d'une entreprise doivent
retourner à la communauté, ils ont fait don de milliers de mètres
carrés de carrelage aux hôpitaux, écoles, foyers de personnes
âgées, cantines populaires, aux pompiers et à la Croix-Rouge de Neuquén.
À chaque fois qu'ils ont créé de nouveaux emplois, ils se sont adressé
en priorité aux mouvements locaux de sans emploi. Cela a d'ailleurs permis
l'intégration d'une bonne centaine de jeunes qui avaient les plus grandes difficultés
à s'insérer dans le marché du travail.
Le boulot lui-même a changé de signe : « Les heures ne veulent pas dire la
même chose qu'avant. Avant, je travaillais 12 heures, et je rentrais à la maison
exploité, détruit. Aujourd'hui, si je rentre fatigué, c'est un autre genre de
fatigue. Parce qu'au fond de toi, tu es traversé par un cortège de satisfactions qui
est parfois difficile à expliquer » confiait Carlos Saavedra, qui a occupé le
poste de coordinateur général des 36 secteurs de l'usine.
Leur syndicat, le Syndicat des Céramistes de Neuquén, s'est étendu aux trois
autres entreprises de carrelage de la région. Il applique scrupuleusement les principes de
l'assemblée comme organe suprême de représentation des travailleurs, et de la
rotation des mandats.
Aujourd'hui, plus de sept ans après le début du redémarrage de la production
sous contrôle ouvrier, ils ont amplement démontré que le patron est tout ce
qu'il y a de plus facultatif. Félicitations, compañer@s, et longue vie
à FASINPAT !
20 septembre 2009
SUD Éducation Haute Normandie
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