Mexique : Coup de force du gouvernement contre l'électricité nationale

Dans la nuit du samedi 10 au dimanche 11 octobre, profitant de ce que la plupart des Mexicains se passionnaient pour le match de foot qui devait permettre à la sélection nationale de se qualifier pour le Mondial, le président Felipe Calderón s'est livré à un double coup de force : l'occupation policière et militaire de toutes les installations de Luz y Fuerza del Centro (LFC), en délogeant sans ménagement les travailleurs qui étaient de permanence ce soir-là, et quelques heures plus tard la décision d' « éteindre » par décret la compagnie.

LFC est l'une des deux compagnies nationales qui distribuent l'électricité, l'autre étant la Commission fédérale d'électricité (CFE). LFC opère, comme son nom l'indique, dans le centre du pays : le District fédéral (la capitale) et les États voisins : México, Morelos, Hidalgo, Puebla, Querétaro...

Pour comprendre la portée de ce coup de force, il faut se souvenir que le Mexique est un pays où on ne plaisante pas avec l'indépendance énergétique. La nationalisation du pétrole en 1938, comme celle de l'électricité en 1960, ont été gravées dans le marbre de la Constitution. Non seulement le gouvernement ne peut pas remettre en cause le caractère national de ces sources d'énergie, mais il lui faut en outre, pour toute modification au système d'exploitation, l'accord des deux Chambres. Il ne peut pas non plus, selon la Loi fédérale du Travail, procéder ainsi sans préavis au licenciement de 44 000 travailleuses et travailleurs auquel équivaut cette « extinction ».

Comment expliquer que Felipe Calderón bouscule à ce point les usages du pays et prenne des mesures aussi choquantes pour le Mexicain moyen ? Certes, c'est un néolibéral de choc, mais de tels abus de pouvoir constituent un pari risqué.

En fait, l'enjeu est double : privatiser au profit de compères [1] le réseau de fibre optique de LFC qui permet le triple play - comme on dit en spanenglish - c'est-à-dire distribuer en même temps télévision, internet et téléphone grâce à un réseau déjà installé et financé par des fonds publics, et liquider du même coup le turbulent Syndicat Mexicain des Électriciens (SME), cauchemar des gouvernements néolibéraux depuis les années 90.

Le SME, exception contagieuse

Le SME est sans doute le plus ancien syndicat du Mexique encore en activité. Il a été fondé en 1914, soit au point culminant de la Révolution mexicaine : c'est l'année où les armées populaires de Pancho Villa et Emiliano Zapata prennent la capitale. Marqué par le contexte libertaire de l'époque, il applique toujours scrupuleusement les principes qui ont présidé à sa naissance : celui de l'assemblée des travailleurs et travailleuses comme lieu de prise de décisions, celui de l'élection de la direction syndicale à bulletins secrets, celui de la rotation des mandats (direction renouvelée par moitié tous les deux ans), et celui de la ratification par l'assemblée générale du résultat des négociations avec l'employeur.

Cette tradition l'a toujours démarqué du reste des syndicats mexicains, dont la plupart sont nés dans les années 30 et 40 sous l'impulsion du parti-État PRI (« Parti révolutionnaire institutionnel », cherchez l'erreur…) pour lui servir de courroies de transmission et d'organes de contrôle de la classe ouvrière.

Dès les années 90, notamment sous la présidence de Carlos Salinas de Gortari, le néolibéralisme tente de s'attaquer au monopole d'État sur l'électricité. Et dès cette époque, le SME s'y oppose catégoriquement. Détail significatif : lorsqu'en 1996 les néo-zapatistes de l'EZLN préparent la première rencontre « intergalactique », ce sont des adhérents du SME qui se portent volontaires, sur leurs congés, pour aller installer gratuitement l'électricité sur les lieux de la rencontre, y compris en pleine jungle Lacandone (La Realidad [2]).

Il y a deux ans, le SME a encore été l'un des piliers de la résistance - victorieuse - à une tentative du gouvernement Calderón de privatiser en partie la compagnie pétrolière nationale, Pemex.

Aujourd'hui, alors que l'édifice syndical charro (vendu) est en train de se lézarder et que se multiplient les tentatives pour construire des syndicats indépendants de l'État et du patronat, c'est tout naturellement autour du SME et de la CNTE [3] qu'elles s'articulent. Autrement dit, le SME constitue une belle épine dans le pied néolibéral : non seulement il ne cède pas dans son propre secteur, mais il sert de modèle à d'autres résistances. Cela suffit à expliquer la hargne déployée contre lui par le gouvernement.

Campagne de dénigrement

Car cela fait maintenant plusieurs mois que le gouvernement, en particulier le secrétaire (ministre) au Travail Lozano Alarcón, a lancé une campagne haineuse contre ces « fainéants trop payés » d'électriciens, qui jouiraient d'inconcevables privilèges ruineux pour la compagnie et le pays. Les deux principales chaînes de télévision et l'essentiel de la presse à gros tirage en rajoutent : il était temps de remettre de l'ordre, cette compagnie était un gouffre pour les finances nationales, à cause des salaires scandaleux versés à ces profiteurs !

Précisons pour nos lectrices et lecteurs qu'un électricien de LFC gagne en moyenne 250 pesos par jour, alors que n'importe quel cadre de direction ou haut fonctionnaire en gagne… 5 500 ! C'est seulement 22 fois plus...

Avant de s'attaquer à la compagnie, le gouvernement avait d'ailleurs tenté de liquider le syndicat à l'occasion des élections internes de mai dernier. Moyennant finance (60 millions de pesos) il avait réussi à susciter une opposition dans le syndicat en s'appuyant sur le trésorier sortant, Alejandro Muñoz. Cette opposition a multiplié les incidents lors de l'élection de la direction, afin de prétendre ensuite que celle-ci avait été irrégulière. Elle a donc déposé un recours auprès du Secrétariat au Travail. Ce recours, d'après la loi mexicaine, aurait dû être adressé au Conseil Fédéral de Conciliation et d'Arbitrage (JFCE), seul compétent dans ce domaine. Mais Lozano s'en est servi, par abus de pouvoir, pour refuser de reconnaître la nouvelle direction élue, ce qui privait de fait le syndicat d'existence légale. Il est bien possible que le gouvernement se soit rendu compte que cette bataille était hasardeuse sur le plan légal, et que cela l'ait décidé à précipiter le mouvement en liquidant brutalement la compagnie, et du même coup le syndicat.

Ruiner d'abord, privatiser ensuite

S'il est vrai que la compagnie LFC ne se portait pas trop bien, cela ne venait pas de ses travailleurs et travailleuses qui faisaient de leur mieux pour la maintenir à flot. Ce sont les gouvernements successifs du PRI d'abord, puis du PAN, qui l'ont mise au bord de la faillite. D'abord, en lui interdisant de produire elle-même son électricité : elle devait l'acheter à l'autre compagnie, la CFE, au même prix que n'importe quel usager ; mais elle était obligée par le gouvernement à la revendre moins cher que le prix d'achat. Pour l'année 2008, le montant de ses achats à la CFE a été de 51 milliards de pesos, alors que ses rentrées n'ont pas dépassé les 44 milliards et demi. De plus, certaines grosses entreprises et la plupart des administrations, ministères, la présidence de la république elle-même, ne payaient pas le courant. Quelle entreprise, dans ces conditions, éviterait le déficit ?

Mais les néolibéraux de tous pays sont grands utilisateurs du proverbe « Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage » dont ils ont fait un précepte. À force de refuser toute modernisation des équipements et de décapitaliser la compagnie, il leur est facile aujourd'hui de prétendre qu'elle n'est pas viable et d'en rejeter la faute sur son personnel.

Riposte populaire

En agissant par surprise, le gouvernement pensait sans doute que les travailleuses et travailleurs de LFC, et la population en général, mis devant le fait accompli, se plieraient à sa décision. C'était mal connaître ses concitoyens.

D'une part, elle a au contraire ressoudé le SME. L'opposant Alejandro Muñoz, face au coup de force gouvernemental, a aussitôt affirmé que le différend interne était secondaire, que l'important était de défendre l'existence de la compagnie, et que pour cela il reconnaissait l'autorité du secrétaire général dont peu avant il contestait l'élection, Martín Esparza.

D'autre part, elle a aussi reconstitué instantanément l'unité d'une gauche mexicaine pourtant fort divisée, en particulier son principal parti, le PRD, qui ces derniers temps donnait l'impression de partir en lambeaux. Par la même occasion, elle a introduit la division au sein du PRI, majoritaire dans la future Chambre des députés [4] : son aile néolibérale n'ose pas soutenir trop visiblement le coup de force gouvernemental, car beaucoup de « priistes » sont encore très attachés à la politique d'indépendance énergétique mise en œuvre par leurs illustres aînés.

Et puis le gouvernement a eu droit à un retour de manivelle : les techniciens militaires, dans un premier temps, puis ceux de la CFE appelés pour assurer la continuité de la distribution d'électricité ont été dans bien des cas incapables de faire fonctionner les installations de LFC. Il a donc fallu rappeler les « bons à rien » et « parasites » du SME pour rétablir le courant. Le gouvernement l'a fait d'ailleurs avec une extrême brutalité. Un communiqué de presse du SME du 13 octobre dénonce les faits suivants : « ...La Police Fédérale Préventive et l'Armée se sont rendus aux domiciles particuliers de nos camarades… pour les arrêter et les obliger à travailler, afin de faire face à l'immense effondrement électrique que les ingénieurs de confiance de la Commission Fédérale d'Électricité ont été totalement incapables de résoudre » et ajoute, non sans quelque fierté professionnelle : « Nous seuls, travailleurs du Syndicat Mexicain des Électriciens, avons la capacité d'opérer dans notre propre zone de travail ». Là encore, il s'agit d'une violation flagrante par le gouvernement de toutes les lois du pays. Car si la législation du travail mexicaine prévoit, dans certains cas extrêmes et sous des conditions très précises, la possibilité de réquisitionner des travailleurs grévistes, on se doute qu'elle n'a pas prévu cette absurdité de réquisitionner des travailleurs licenciés !

Il est évident que tout cela a enlevé de la crédibilité au discours gouvernemental de dénigrement des électriciennes et électriciens. Cet élément a encore renforcé la vague de solidarité qui s'est soulevée dans le pays.

En tout cas, le jeudi 16 octobre, c'est une marée humaine qui a déferlé dans les avenues de Mexico et d'autres villes du pays pour soutenir le SME et exiger le maintien de l'activité de Luz y Fuerza del Centro dans le cadre du service public.

Parallèlement à cette immense vague populaire, deux des plus grands juristes du pays, l'un spécialiste de droit constitutionnel, l'autre de droit du travail, ont proposé spontanément leurs services - gratuits - au SME pour introduire une « controverse constitutionnelle » (recours) contre le décret présidentiel.

À l'heure où on écrit ces lignes, rien n'est tranché et la lutte continue. Les travailleurs et travailleuses du SME peuvent en tout cas compter sur tout le soutien de l'Union syndicale SOLIDAIRES.

Le 19 octobre 2009

Commission internationale de SUD Éducation

Notes

[1] Notamment Fernando Canales Clariond et Ernesto Martens, anciens ministres du gouvernement précédent, qui agissent comme prête-nom de diverses multinationales, entre autres la Telefónica espagnole. Est également sur les rangs Carlos Slim, le milliardaire mexicain qui est le 2e homme le plus riche du monde...
[2] Dans ce dernier cas, l'éloignement interdisait de raccorder au réseau ; le système fonctionnait grâce à des groupes électrogènes.
[3] Coordination nationale des travailleurs de l'enseignement, l'opposition interne dans le SNTE, modèle de syndicat charro.
[4] Qui a déjà été élue, mais n'entrera en fonctions qu'à la fin de l'année.

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