L'espoir qui nous vient de Guadeloupe et de Martinique est celui d'un
réveil collectif ne se cantonnant pas aux colonies françaises. Des petits pays qui
pouvaient nous sembler aux marges du monde se retrouvent au centre de la lutte des classes parce
qu'ils nous laissent entrevoir un autre avenir possible pour l'humanité.
Dans la phase sévère de la crise inaugurée par l'effondrement de Wall Street
en septembre dernier, l'attentisme et la morosité n'auront donc pas prévalu partout,
loin de là. Après le soulèvement de la jeunesse en Grèce, la
grève générale en Guadeloupe puis en Martinique aura été un
mouvement particulièrement fertile en enseignements.
Étant donné sa profondeur et ses répercussions, la mobilisation du peuple
guadeloupéen et martiniquais nécessitera des analyses approfondies si nous ne voulons
pas nous en tenir à un exercice d'admiration superficiel dont on ne tire aucun enseignement.
Il ne sera question ici que de relever quelques traits frappants qui devront être
étoffés ou modifiés à partir d'informations et réflexions
complémentaires.
La population a eu la détermination et le talent d'amener 49 organisations
syndicales, politiques, associatives et culturelles à prendre totalement en compte leurs
aspirations bien avant la grève et à accepter son contrôle y compris pendant
toutes les négociations. Elle a eu la force d'aller jusqu'au bout de ses possibilités
qui ne sont d'ailleurs pas épuisées, sans que cette unité incarnée par
le LKP ne soit lézardée ou sabotée par des notables, des bureaucrates, des
peureux trahissant le mouvement à la première difficulté ou des sectaires
faisant bande à part.
Le principal porte-parole du LKP Elie Domota a précisé que cette réussite de
l'unité ne tombait pas du ciel : « Ça fait 6 ans que les organisations
syndicales travaillent ensemble à l'élaboration d'une plate-forme de défense
de la classe ouvrière. Depuis plus longtemps encore, nous avons l'habitude de nous
réunir pour préparer les modalités des défilés unitaires du 1er
mai (tract, parcours, etc.). »
Pour autant les relations entre organisations guadeloupéennes n'étaient pas toujours
idylliques et exemptes d'esprit de concurrence et de rivalités diverses comme nous en avons
l'habitude en France métropolitaine. Elie Domota a reconnu que le choc de la crise et la
pression de la population avaient été décisifs : « Les six années
passées, on n'arrivait pas à se mettre d'accord et puis début décembre
2008, on s'est à nouveau réuni. La situation était tellement catastrophique
pour les travailleurs, que cette fois ça a collé, ça s'est imposé par
nécessité. La force du LKP, c'est que nous sommes un conglomérat de visions
différentes qui réunies, permettent une approche globale des problèmes de
notre société. La lutte des travailleurs se nourrit de la lutte des travailleurs.
L'important c'est qu'au-delà des dirigeants des différentes organisations, l'union se
fasse à la base et dans l'action. C'est aux travailleurs de se rassembler. »
L'unité du mouvement s'est construite en plusieurs étapes, la première
étant la proposition par l'UGTG aux autres organisations de préparer pour le 16
décembre une manifestation pour la baisse du prix de l'essence et contre la vie
chère. Elle a réuni 7 000 personnes à Pointe à Pitre et le lendemain
4 000 à Basse Terre. On retrouvera la chronologie des étapes suivantes sur le site du
LKP http://www.lkp-gwa.org/.
Plus tard en Martinique, le Collectif du 5 Février s'est constitué sur des bases de
fonctionnement et des revendications semblables à celles du LKP ; pour la plus grande
efficacité du mouvement même si la grève n'y est pas devenue aussi
générale qu'à la Guadeloupe.
La plate-forme du LKP qui a fait consensus et qui couvre tous les domaine de la
vie sociale a été discutée pendant des semaines. Elle esquisse le projet d'une
autre façon de travailler et de vivre ensemble en Guadeloupe. La grève
générale qui a commencé le 20 janvier a soudé la population sur la
nécessité impérative d'arracher des concessions substantielles concernant le
pouvoir d'achat, l'emploi, la formation, l'environnement, le respect des libertés
fondamentales notamment les droits syndicaux et le respect de la dignité des
Guadeloupéens face au mépris des riches békés et de l'État sur
lequel ils s'arc-boutent pour continuer à exploiter les Antilles.
En connivence avec l'État et avec la complicité des autorités
européennes de Bruxelles, le lobby béké, un petit clan fermé
composé de descendants d'esclavagistes, contrôle l'import export et la plupart des
secteurs économiques essentielles dans la distribution, l'industrie et l'agriculture.
Rappelons que des gros entrepreneurs békés ont pollué gravement et
impunément les terres agricoles pour augmenter la rentabilité ; ce qui continue
à se traduire particulièrement en Martinique par un taux de cancers extrêmement
élevé. Aux côtés des capitalistes békés, des capitalistes
métropolitains et européens contrôlent et exploitent les autres secteurs
notamment les compagnies de navigation et le groupe Total qui possède 50 % de la SARA. Les
coûts exorbitants des marchandises sont dus à l'emprise de cet agrégat de gros
capitalistes sur l'économie de la Guadeloupe et de la Martinique. En ce sens la
totalité des revendications avancés par le LKP expriment les rejets et les exigences
des forces vives du Travail face à celles du Capital.
Le blocage hystérique du Medef sur l'augmentation des salaires de 200 euros par mois a mis
particulièrement en relief la nature de cet affrontement. En substance son point de vue
était : « Que l'État et les collectivités locales
(c'est-à-dire les contribuables) payent mais certainement pas nous qui sommes d'une essence
supérieure et dont les profits sont sacrés ! ». La force du mouvement et la
détermination du LKP sur les 200 euros auront dévoilé cela et aussi
réussi à détacher du Medef les petits patrons qui ont accepté
« le montage » financier ne les obligeant pas à prendre en charge toute
l'augmentation.
En Martinique les capitalistes békés ont eu la bêtise de croire qu'en
s'affichant dans la rue à Fort de France le 6 mars dernier, ils allaient réussir ce
que l'État et ses gardes mobiles n'arrivaient pas à faire, en finir avec la
grève. Leur « manifestation » de force avec leurs engins s'est terminée
en débandade et en panique grâce à l'intervention d'une foule
légitimement en colère leur apprenant que toute lutte comporte des risques, y compris
de recevoir quelques coups.
Pendant deux semaines la grève en Guadeloupe s'est heurtée à
un quasi black out de la part des grands médias métropolitains. L'État a
commencé par adopter une posture classique en escomptant le pourrissement de la
grève. On peut le tenir pour entièrement responsable avec le Medef, de la situation
qui a conduit à la mort par balles du syndicaliste Jacques Bino le 17 février. Les
interventions musclées et provocatrices des gardes mobiles sur les barrages auraient pu
d'ailleurs provoquer d'autres victimes sans l'esprit de responsabilité très largement
partagé par les grévistes. Il est aussi aisé de comprendre qu'une partie de la
jeunesse qui est au chômage, sans espoir, certains ayant sombrés dans les circuits de
la drogue, ne pouvait plus considérer que la seule poursuite de la grève pouvait
débloquer la situation.
À cet égard la conduite d'une grève générale pose des
problèmes qui ne sont pas faciles à maîtriser du fait qu'elle ne trouve jamais
rapidement et aisément un débouché victorieux. C'est un correctif
sérieux à la perception de tous ceux qui conçoivent schématiquement la
grève générale comme l'alpha et l'oméga de la lutte de classe.
La mort de Jacques Bino, si elle a évidemment introduit un élément tragique
dans une lutte qui était d'autant plus puissante que son caractère festif pouvait
largement s'exprimer, s'est révélée comme une raison, non pas de se
décourager et de tout arrêter au motif de risques de « provocations » ou
de « débordements », mais une raison supplémentaire de continuer pour
gagner.
Enfin le LKP a évité le piège que lui tendaient les autorités comme
certains médias consistant à réduire et à dénaturer le sens de
la lutte en voulant la confiner à une « revendication identitaire » ou à
une revendication finalement indépendantiste s'appuyant de façon manipulatrice sur un
mécontentement social. Une maturation s'est produite liée à la perception du
capitalisme comme une entité mondiale. Il est clair que personne en Guadeloupe, y compris
les indépendantistes, n'aspire à une « indépendance » de
façade, consistant à abandonner l'île à sa misère en laissant les
clefs du pouvoir à une mince couche de privilégiés. Le contenu de la
plate-forme a été constamment réaffirmé, sans en rabattre sur aucun
point ni en rajouter. Qui plus est le LKP a multiplié les appels à la
solidarité partout en France et son souhait que le mouvement s'étende ailleurs, ce
qui a fini par se faire en Martinique et maintenant à la Réunion. « La
contagion » de la grève qui effraie tant le gouvernement et le patronat a
commencé à porter ses fruits
Pour un individu comme pour une collectivité, la mémoire
assumée des épisodes passées les plus significatifs, qu'ils soient douloureux
ou sources de fierté, est un élément décisif pour agir et changer son
existence. Les peuples des Antilles et plus spécifiquement les travailleurs
guadeloupéens et martiniquais ont gardé une mémoire vive des nombreux combats
qu'ils ont menés ces dernières décennies et des épisodes de
répression féroce de la part du pouvoir colonial. Il faut d'autant plus citer
quelques épisodes qu'ils sont pour la plupart méconnus en France.
Le 14 février 1952 en Guadeloupe, c'est une tuerie au Moule contre la population et les
ouvriers de l'usine Gardel. En 1953 à la Martinique une fusillade à la Chassin fait
plusieurs blessés. Le 24 mars 1961 la répression fait trois morts au Lamentin parmi
les ouvriers agricoles en grève.
En France on ne peut ignorer ce qui s'est passé en mai 68 mais on ignore le plus souvent
qu'en mai 1967 en Guadeloupe, après trois jours d'affrontements, les forces de l'ordre ont
tué 87 personnes parmi les ouvriers qui réclamaient une augmentation de salaire. En
Martinique en février 1974, au cours d'une grève, un ouvrier agricole et un jeune
ouvrier maçon ont été assassinés par les gendarmes près de
Basse-Pointe. La connaissance de telles expériences permet aux opprimés et aux
exploités de constituer ou reconstituer leur dignité et elle les aide à
s'orienter dans les luttes d'aujourd'hui. Le LKP et le Collectif du 5 février ont donc
été pleinement fondés à investir la charge symbolique de tels
événements qui soude un peuple en mouvement en choisissant des dates
particulières pour organiser des manifestations au cours de la grève
générale de 2009.
Les acquis revendicatifs de la grève devront être consolidés
et préservés par la prolongation de multiples formes de mobilisation et en
particulier en contrôlant les prix, en empêchant les licenciements et en
contrôlant les embauches. Mais tant que les rapports de propriété ne sont pas
profondément et durablement transformés, les acquis d'une grève sont
inévitablement fragiles.
Dans les traditions militantes syndicales et politiques plus ou moins desséchées, on
perd souvent de vue que l'acquis le plus palpable et le plus durable d'un grand mouvement est
l'expérience de la liberté, celle qui permet à la subjectivité et
à l'imagination de chacun de s'exprimer. Les grands « déboulés »
de dizaines de milliers de personnes, les groupes de débrayages, les groupes de discussion,
l'entraide entre voisins au sens large, une autre façon de se nourrir et diverses sortes
d'implications dans le mouvement ont montré toute la vitalité de ce que peut
être un espace public oppositionnel démocratique pour reprendre le concept du
sociologue et philosophe Oskar Negt.
Une nouvelle façon de vivre ensemble a commencé à s'esquisser. Le texte de
neuf écrivains antillais « Manifeste pour les « produits » de haute
nécessité » (en ligne sur le site www.carre-rouge.org) et la tribune de
l'écrivain Patrick Chamoiseau dans Le Monde du 14 mars dernier expriment
remarquablement le dépassement social et humain qui est à l'œuvre.
Immergé dans le mouvement, cet écrivain a été frappé d'une
évidence : « nous n'avons jamais été aussi vivants. Jamais eu autant
envie de parler, d'échanger, de repenser notre existence, de resonger le monde, de manger et
de boire autrement… »
Tout mouvement profond pose inévitablement de grandes questions : comment vivre ensemble,
comment mieux vivre, comment redonner sens à nos vies ? Et cela en prenant tout de suite
dans la mesure du possible des mesures pratiques pour y répondre dès maintenant. En
Guadeloupe et en Martinique s'est construit et développé un mouvement qui
n'était pas seulement revendicatif même si cette dimension était au combien
nécessaire et légitime mais un mouvement prouvant qu'on pouvait se passer des riches,
qu'on voulait et qu'on pouvait vivre mieux ensemble en s'affranchissant des leurres du monde
marchand et des concurrences interpersonnelles sur lesquelles il repose. D'une certaine
façon le contenu d'un vieux slogan du mouvement ouvrier, « Du pain et des roses !
», vient de reprendre des couleurs, pour un monde de solidarité, un monde de vivants
et non de marchandises : ce n'est qu'un début...
Le 14 mars 2009
Samuel Holder
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