La campagne préparatoire à la guerre en Irak de l'administration Bush provoque l'inquiétude du monde entier. Depuis l'éclatement de la bulle spéculative des actions de la « nouvelle économie » et depuis l'attentat du 11 septembre 2001, la riposte économique et guerrière de la première puissance impérialiste apparaît plus que jamais comme une menace pour l'humanité. Mais un anti-impérialisme qui se réduirait essentiellement à une forme d'anti-américanisme serait un piège. Ce serait faciliter les desseins de la bourgeoisie américaine que de concevoir la population des États-Unis comme un tout, nationaliste et réactionnaire, docilement rangé derrière ses dirigeants, à l'exception d'une poignée d'intellectuels de gauche.
L'actualité la plus immédiate dément une telle unanimité. Un
mouvement anti-guerre est en train de prendre naissance à l'initiative d'un collectif qui
s'intitule « Not in Our Name » (Pas en notre nom)
1. Au cours du week-end des 5 et 6 octobre 2002, un an après le début de la guerre en
Afghanistan, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont manifesté contre le projet de guerre en
Irak, dans près d'une trentaine de grandes villes dont New York, Los Angeles, San Francisco et
Chicago.
Au grand déplaisir de Bush et d'une série de multinationales, une mobilisation des dockers
a bloqué pendant plusieurs jours les 29 ports de la côte ouest des États-Unis.
Après le lock out des patrons, Bush a décidé de contraindre les dockers à
reprendre le travail pendant quatre-vingts jours. Il a eu recours à la loi Taft-Hartley de 1947 qui
n'avait plus été utilisée depuis vingt-quatre ans
2. Mais le mouvement peut reprendre après ce délai avec une détermination
redoublée.
Il ne s'agit pas d'exagérer la portée de tels faits mais de constater deux
phénomènes importants : 1) La population américaine semble de plus en plus
réticente à suivre Bush dans ses projets de guerre, si on en croit de récents sondages.
Une fraction de la jeunesse étudiante est hostile à la guerre et le montre. 2) Le
prétexte de la « croisade anti-terroriste » ne réussit pas à empêcher
des secteurs du monde du travail à recourir à la lutte collective pour défendre leurs
intérêts. Outre le mouvement des dockers, il faut signaler la mobilisation très forte,
notamment à Boston, depuis plusieurs semaines de milliers de « janitors », des
préposés au gardiennage et au nettoyage de grands buildings 3.
Il est impossible de dégager ici avec précision les tendances complexes et
contradictoires qui affectent un corps social de 285 millions d'habitants. Qui plus est, le tableau
qu'on pouvait se représenter de la société américaine il y a deux ans, est
actuellement modifié par le mouvement d'une économie en récession. Ce à quoi
vient s'ajouter l'intervention d'un État hypertrophié qui dispose de fonds
considérables pour masquer en partie les failles de cette économie, à coup de
subventions à des fins protectionnistes notamment au secteur de l'acier et de
l'agro-alimentaire, à coup de renflouements de groupes en faillite comme les compagnies
aériennes, à coup de commandes massives notamment aux industries liées à
l'armement.
Début septembre 2001, au moment où les chiffres annoncés par les grandes firmes
étaient dans l'ensemble calamiteux, l'attentat contre les Twin Towers a offert
l'opportunité à la bourgeoisie américaine de renforcer son arsenal répressif
contre ses propres citoyens, avant tout les travailleurs et celles et ceux qui contestent sa domination. Elle
a saisi l'occasion d'injecter une forte dose de patriotisme dans toute la société et de
contraindre les classes populaires à des sacrifices au nom de la défense de « nos
valeurs ». Ces valeurs les plus élevées ne pouvant être durablement celle
d'Enron, de WorldCom ou d'Anderson comme on eut ensuite l'occasion de le voir. Il ne pouvait
s'agir que de valeurs tout aussi fictives, mais sur un autre terrain : les valeurs de « la
Morale », de « la Liberté » et de « la Nation ». Pour défendre
efficacement les intérêts du capitalisme américain, les dirigeants des États-Unis
ont besoin d'enrôler idéologiquement toutes les classes sociales. À cette fin, ils
ont besoin de les dissoudre dans des ensembles mythiques : les États-Unis, axe du Bien et « pays
libre », « pays des opportunités » offertes à tous, le Peuple
américain constituant une Nation unie et démocratique par excellence.
« Nos valeurs » ne sont pas très nourrissantes et ne donnent pas un job. Elles ne donnent
pas non plus une couverture sociale et médicale ni la possibilité de prendre sa retraite dans
des conditions décentes. Il est nécessaire d'enquêter sur les formes et l'ampleur
de la crise de la société américaine et d'une lutte de classe qui n'a pas
disparu. Ni aujourd'hui, ni au cours des années d'euphorie à Wall Street qui ont
précédé la récession actuelle.
Avoir le pouvoir de façonner la représentation sociale et politique que se
font les membres d'une société est un enjeu stratégique pour une classe dirigeante.
Le grand capital veille jalousement sur les informations et les images que diffusent les médias
qu'il possède et contrôle. En temps de crise, les nuances entre faiseurs d'opinions
doivent s'estomper. Le but est que le maximum d'individus toutes classes confondues aient une vision
standardisée, commune, de tous les problèmes, en adéquation avec les
intérêts de la classe dirigeante. Les chaînes de télévision ABC, NBC, CBS et
CNN, pour citer les principales, doivent produire un « prêt à penser » aussi
rigoureusement identique qu'un « cheese burger » d'un autre « cheese
burger ». Le principe de la « démocratie » américaine et de
l'efficacité de son économie est qu'un maximum de gens pensent et consomment la
même chose, soient soudés par la même idéologie, les mêmes pratiques sociales
pour satisfaire leurs besoins essentiels. Ce qui signifie des procédés amenant en permanence la
population à vouloir consommer les mêmes marchandises et à avoir accès aux
mêmes services. Il est indiscutable que le système est pour l'instant d'une redoutable
efficacité, même s'il provoque des dégâts sociaux considérables y
compris au sein de la classe moyenne.
Tout doit concourir à étayer l'idée que les États-Unis sont une
société sans classes. La bourgeoisie a déployé des moyens considérables
pour étouffer toute émergence d'une conscience de classe et pour accréditer le mythe
d'une société démocratique et égalitaire. Elle a gardé en
mémoire ce que pouvait donner la puissance collective des travailleurs au cours des années
trente et quarante notamment. Elle n'a jamais pu cacher qu'il y avait des « riches » et
des « pauvres ». Les journalistes peuvent même enquêter sur ces deux
catégories et exhiber des traits spectaculaires concernant les très riches ou les très
pauvres. Sur le front idéologique, cela n'a rien de très gênant et ne peut pas
déstabiliser le système. Il est toujours possible de montrer une poignée de pauvres qui
sont parvenus à s'enrichir. Quant aux pauvres déclassés qui ne sont pas contents de
leur sort, le système dans son ensemble est assez rôdé pour les évacuer dans la
catégorie des délinquants réels ou supposés. Les autorités ont ainsi
emprisonné 2 % de la population active. Une partie des prisonniers travaille pour un salaire
situé entre 25 cents et 1,15 dollar de l'heure ! (un dollar équivaut environ à un
euro). À ce prix-là, la concurrence est vive entre les entreprises pour passer des contrats
avec les organismes liés aux prisons fédérales ou à celles des États. Les
Afro-Américains, en particuliers jeunes, sont sur-représentés dans les prisons et dans
les circuits de la justice criminelle. Le pouvoir instaure ainsi dans les faits et dans les esprits des
« citoyens respectables » (sous-entendus blancs), une frontière à la fois sociale
et raciale avec la population des ghettos, la plus pauvre et la plus méprisée
4.
L'histoire des États-Unis est celle de nombreuses luttes sociales qui ont pris
souvent un caractère grandiose. Les révoltes des esclaves noirs et la guerre de
Sécession au XIXe siècle, le mouvement pour les droits civiques des années 1950-1970,
les luttes radicales des Noirs pour leur émancipation, celles des étudiants contre la guerre du
Vietnam ont contribué au progrès d'ensemble de la société américaine,
même si la bourgeoisie en a été la principale bénéficiaire. Les luttes
puissantes de la classe ouvrière américaine depuis ses origines ont contribué
fondamentalement à façonner les États-Unis dans un sens progressiste et
démocratique ; et cela de façon quasi ininterrompue depuis 140 ans
5.
Ce pays, qui comme le disait l'écrivain Herman Melville est plus un monde qu'une nation, est
ainsi devenu un espace et une société attractifs pour des millions de personnes venues de tous
les continents. Le dynamisme et la créativité artistique, technologique et scientifique des
États-Unis proviennent de ce qu'ils sont un pays d'immigrés, de travailleurs, qui ont
déployé leur énergie dans toutes les directions. Pas de gratte-ciel, pas de jazz, pas de
cinéma, pas d'hommes marchant sur la lune, sans eux. Pas une seule conquête sociale qui
n'ait été arrachée par eux de haute lutte. Ce sont eux qui ont construit
l'Amérique
6.
Il est symptomatique de la conscience de classe de la bourgeoisie américaine ou au moins de son
instinct de classe, qu'elle ait toujours déployé les grands moyens pour que son
prolétariat soit invisible et muet, pour que l'histoire de ses luttes s'efface de la
mémoire des travailleurs et des jeunes générations. Il est très significatif que
les États-Unis soit le seul pays au monde où le 1er mai n'est pas
commémoré par des manifestations. Le 1er mai avait été
précisément choisi par le mouvement international en l'honneur des huit travailleurs pendus
à la suite de violents affrontements avec la police à Haymarket le 4 mai 1886 à
Chicago.
Le prolétariat américain est comme un géant qui malgré les coups
très sévères qu'il a toujours reçu s'est souvent redressé de
façon inattendue, comme une force menaçante. Le fait que de nombreuses grèves se soient
accompagnées, à n'importe quelle époque, du recours aux briseurs de grève et
d'une répression sanglante, où bien souvent plusieurs grévistes trouvaient la mort,
n'a jamais en soi provoqué des reculs de longue durée. Ce sont bien davantage le poids des
bureaucraties syndicales, leurs trahisons, le rôle du stalinisme et les faiblesses internes au
mouvement ouvrier qui l'ont amené à marquer le pas à plusieurs reprises.
Vu de ce côté-ci de l'Atlantique, il est difficile de soupçonner ce qu'a
été la richesse en expériences et en héroïsme du mouvement américain.
Il est a fortiori impossible d'évaluer ce qui s'est transmis jusqu'à
aujourd'hui de ces expériences exaltantes mais aussi amères. On dispose en français
du magnifique témoignage d'une des pionnières du mouvement ouvrier à la fin du
dix-neuvième et au début du vingtième siècle, Mary Jones, plus connu sous le nom
de Mother Jones 7. Le mouvement des Industrial Workers of the
World (IWW) est nécessairement mal connu, faute de traductions en français des autobiographies
et témoignages d'un certain nombres de militants des IWW, les Wobblies 8. Ces militants syndicaux étaient des révolutionnaires
internationalistes. Leur mouvement existait également au Mexique et au Chili. Ils furent des
organisateurs hors pair de grandes grèves, de syndicats ouverts à tous, hommes et femmes,
ouvriers sans qualification, Noirs et Blancs, immigrés de fraîche date. Le mouvement des
Wobblies a pratiquement disparu au cours des années trente en se fondant dans le grand
mouvement du CIO. Ce que ces militants ont accompli ne peut qu'inspirer encore aujourd'hui tous ceux
qui se préoccupent concrètement, aux États-Unis ou ailleurs, d'intervenir au sein de
la classe ouvrière avec un projet de transformation de la société,
révolutionnaire et internationaliste.
Le mouvement ouvrier américain acquis un caractère très offensif quelques années
après la crise de 1929 au travers de trois grandes grèves en 1934, celle d'Auto-Lite
à Toledo, des camionneurs à Minneapolis et des marins et dockers de San Francisco. Là
encore les témoignages des acteurs même de ces luttes abondent en américain 9. Mais le caractère massif de ce mouvement a surgi avec les
grèves avec occupation de 1937 qui selon Art Preis concernèrent 1 million 861 000 travailleurs
[Labor's Giant Step, twenty years of the CIO, Pathfinder, NY, 1982].
Il est moins connu que des grèves éclatèrent aux États-Unis pendant la Seconde
guerre mondiale et que 3 millions 470 000 travailleurs firent grève en 1945 et 4 millions 600 000 en
1946 ! Ces deux années d'après-guerre connurent aussi des manifestations de soldats
américains à Manille, à Guam et à Paris exigeant leur démobilisation.
Mais autant la classe ouvrière avait gagné en force dans les grèves, autant ses
potentialités politiques allaient s'étioler et presque disparaître au cours de la
Guerre froide. La perspective de faire émerger un Labor Party, un parti des travailleurs
autonome s'est présenté à plusieurs reprises au XXe siècle mais a
toujours été gâchée par les manœuvres des staliniens et des bureaucrates
syndicaux liés au Parti démocrate. Les années du maccarthysme furent des années
de guerre contre tous les militants ouvriers radicaux. Les communistes ou réputés tels furent
éliminés de la direction des syndicats, le plus souvent licenciés et mis sur une liste
noire.
Une relève politique sur une échelle assez vaste et sur la base des idées
d'émancipation des travailleurs n'a pas encore pu voir le jour. Mais c'est à partir
de l'étude fouillée de cette histoire, évoquée ici trop rapidement, que le
prolétariat en écrira une nouvelle page. Avec une nouvelle génération militante
s'inspirant du meilleur des expériences passées.
Sur le terrain strictement revendicatif, un recul important de la classe ouvrière s'est produit
depuis les deux dernières décennies. On peut dater ce recul à partir des concessions
(salariales en particulier) imposées aux travailleurs de Chrysler en 1979 et 1980 sous la
présidence de Carter et surtout à partir de 1981 avec le licenciement par Reagan de 11 500
contrôleurs aériens en grève. Depuis des luttes de grande ampleur ont
éclaté, comme la grève chez Caterpillar qui dura 205 jours en 1982-1983, mais elles
n'ont pas permis de reconquérir le terrain perdu.
En 1991, Georges Bush senior avait déclaré devant un parterre
d'étudiants de l'Université du Michigan : « Nous sommes devenus le
système le plus égalitaire de l'histoire et l'un des plus harmonieux. »
Quelques mois plus tard, le 29 avril 1992, une émeute éclatait à Los Angeles à la
suite de l'acquittement de policiers ayant matraqué sauvagement un conducteur noir en
infraction... Elle dura une semaine. Des supermarchés furent pillés par des pauvres de toutes
origines. Des commerçants coréens furent massacrés par des émeutiers noirs. La
répression policière fut particulièrement féroce. Cette émeute qui fut une
des plus terribles de l'histoire des États-Unis fit 58 morts et 2 300 blessés. Ce n'est
pas le genre d'événement dont les autorités américaines ont eu envie de
fêter le dixième anniversaire ! D'autant plus que des confrontations de ce type peuvent
à nouveau éclater dans l'avenir dans les grandes mégalopoles du pays, sous la
pression explosive de la misère, du racisme et de diverses autres formes d'exclusion sociale.
L'émeute de Los Angeles du printemps 1992 fut, selon l'expression du sociologue critique Mike
Davis, une « révolte sociale hybride » exprimant des colères différentes et
des processus sociaux différents. Il y distinguait trois éléments majeurs :
« D'abord une dimension démocratique-révolutionnaire qui la relie aux
insurrections des années soixante. Ensuite, un élément de rivalité interethnique
qui l'a fait parfois ressembler à un pogrom. Enfin ce fut la première émeute
postmoderne pour le pain, c'est-à-dire un soulèvement multiethnique des pauvres de la
ville. » 10.
La lutte de classe peut prendre des formes complexes et être dévoyée par la police et par
des éléments déclassés. Mais la trêve survenue entre les deux gangs, les
Bloods et les Crips, montrait aussi que l'autodestruction d'une jeunesse à qui on n'a
laissé qu'une possibilité de survivre, à savoir le commerce de la drogue,
n'avait rien d'inéluctable.
Les expériences déformées ou inachevées de la lutte de classe ne disparaissent
pas de la mémoire des protagonistes. L'épisode sanglant de Los Angeles reliait en lui
quelques ingrédients qui ne manqueront pas à nouveau de surgir à l'occasion
d'une injustice flagrante ou d'une autre. Mais personne ne peut prédire ce qu'il
ressortira des futures révoltes urbaines. La seule certitude est que la grande bourgeoisie se
prépare minutieusement à un état de guerre civile en renforçant la
répression policière et son arsenal judiciaire, en dressant les unes contre les autres les
différentes composantes de la population et surtout en atomisant et en affaiblissant au maximum la
classe des salariés.
Le prolétariat américain, plus qu'un autre si cela est possible, est une
classe inexistante sur la scène médiatique et politique. Il n'empêche que cette
classe a été l'objet d'attentions toutes particulières de la part des forces du
grand capital.
La réalité première de la lutte de classes aux États-Unis depuis vingt-cinq ans,
est la puissance et la cohérence de l'offensive menée par la classe dirigeante contre celle
des travailleurs. En 2001, le sociologue américain Rick Fantasia a pu intituler une étude sur
cette offensive, de façon significative et sans exagération : « La Dictature
sur le prolétariat » 11.
Cette étude montre en particulier comment les patrons ont loué à des taux exorbitants
toute une armée de sociétés de conseils pour éradiquer un maximum de syndicats et
pour les aider à remplacer les travailleurs en grève : « À la fin des
années 1970 on assiste, dans l'industrie américaine, à une offensive brutale sur
deux fronts simultanément : une bataille féroce pour désyndicaliser les lieux de travail
là où les syndicats étaient déjà en place et une lutte acharnée
pour contester les droits des salariés à créer des syndicats dans les entreprises et les
industries où ils n'existaient pas. » Cette offensive profonde et de longue
durée a été victorieuse. Elle explique avant tout autre facteur les prétendus
miracles réalisés par « la croissance de l'économie américaine »
au cours des années quatre-vingt dix.
La suppression d'un syndicat dans une entreprise a eu trois effets bénéfiques pour
l'employeur : 1) les défenses des travailleurs sont considérablement affaiblies et les
grèves ont encore plus facilement un caractère illégal, 2) les patrons n'ont plus
à supporter le coût et les inconvénients liés à l'existence de contrats
et à leur renégociation. L'exploitation de la main d'œuvre devient sans limites,
3) une entreprise dépourvue de syndicats attire plus facilement les investissements qu'une autre
où ils ont une forte existence. Partant de là les droits des travailleurs disparaissent pour
faire place à ceux des consommateurs.
Nous n'allons pas énumérer ici l'ensemble des attaques qui, depuis la présidence
de Jimmy Carter jusqu'à celle de Bush junior en passant par celles de Reagan, Bush senior et Bill
Clinton, ont accompagné l'offensive patronale au niveau de l'État
fédéral. Le démocrate Carter a inauguré en 1977 la première réforme
fiscale régressive au profit des plus riches et le gel des dépenses sociales. Les autres ont
suivi. Le républicain Reagan a préparé le démantèlement de l'aide
sociale et c'est le démocrate Clinton qui l'a réalisé en 1996. Dans son
principe, sa « réforme » a contraint n'importe quel personne à accepter
n'importe quel travail. Dans tous les autres domaines concernant les classes populaires, notamment les
retraites, les indemnités chômage, le coût des soins médicaux ou des frais de
scolarité, tous les acquis et garanties des travailleurs ont été progressivement
détruits. Dans un ouvrage qui vient de paraître intitulé « Les
dégâts du libéralisme, États-Unis : une société de
marché » 12, Isabelle Richet
donne un tableau précis, complet et particulièrement édifiant de toutes ces attaques.
Elles ont été concoctées par des « boîtes à penser »
réactionnaires (les think tanks) payées par les grandes entreprises telles que la
Heritage Foundation, le Cato Institute, le Manhattan Institute, le Hoover
Institute, l'American Enterprise Institute. Leurs campagnes préparatoires dans les
médias se sont terminés par l'adoption de leurs propositions par des
« élus » payés eux-mêmes par les grandes entreprises. La synergie entre les
rouages de la grande démocratie impérialiste a été parfaite dans toute cette
période, y compris les simagrées de désaccords entre républicains et
démocrates se concluant par un « compromis » totalement en défaveur des
salariés et des chômeurs.
Le « big business » a ramassé la mise. Avec une main d'œuvre de plus en plus
flexible, précarisée, dénuée de filet de protection, il était possible
pour les capitalistes de redresser sensiblement leurs taux de profit. Les progrès technologiques ont
été associés à des formes d'exploitation classiques et même
archaïques. Le taylorisme n'a jamais connu une telle extension dans l'ensemble des secteurs
industriels et dans les services.
Le succès des « libres » entreprises concurrentes de la high tech dans la Silicon
Valley a reposé sur les investissements massifs de l'Etat en matière de financement de la
recherche et de l'enseignement, et de l'achat de leurs produits 13. L'autre pilier de cette success story a été l'emploi à
grande échelle d'une main d'œuvre très mal payée, peu qualifiée,
subissant des rythmes de travail extrêmement rapides et devant respirer des produits très
toxiques.
L'essor des chaînes de fast food correspond à l'entrée massive des
femmes dans la sphère du salariat au cours des années soixante-dix. Leur travail était
indispensable pour compenser la perte de pouvoir d'achat de leur foyer et ne leur laissait plus la
possibilité de préparer tous les repas pour la famille. Une entreprise comme Mc Donald's
s'est engouffrée dans la brèche en proposant une nourriture standardisée, servie
rapidement et à un prix relativement bas. L'uniformité des produits et la rationalisation
du processus de production ont été, en plus, garantie par le système des
établissements sous franchises. Pour dégager le maximum de profits, Mc Donald's eut
recours, comme ensuite toutes les autres chaînes de fast food, à une main
d'œuvre susceptible d'être formée en un temps record et d'être
licenciée encore plus rapidement. Nombre d'entre eux sont des jeunes ayant seulement entre
quatorze et dix-sept ans, ce que la loi autorise depuis les années soixante-dix. (Entre dix et treize
ans, il faut l'autorisation des parents). La réussite fulgurante de Mc Donald's aux
États-Unis repose en grande partie sur le fait que 80% de la main d'œuvre est à temps
partiel et que 100 % est non-syndiquée. On sait avec quelle détermination, cette firme
s'efforce d'exporter son « modèle social » dans ses établissements du monde
entier. Les faits ci-dessus proviennent d'une enquête passionnante du journaliste américain
Eric Schlosser, intitulée « Fast Food Nation » 14. Ce qu'il décrit en amont de la chaîne concernant les
conditions de travail et d'hygiène dans les abattoirs et les usines de conditionnement de la
viande, est aussi terrifiant que le tableau donné par l'écrivain Upton Sinclair dans son
roman « La Jungle » au début du vingtième siècle sur l'industrie de la
viande à Chicago. Dans les usines et les abattoirs actuels, la main d'œuvre est en
majorité d'origine latino. Les bras et doigts coupés sont très fréquents. Des
dizaines de travailleurs sont aussi décapités ou broyés par les machines.
Les formes d'exploitation les plus odieuses prolifèrent également dans le secteur de
l'habillement dans les dizaines de milliers de sweatshops (les ateliers de la sueur)
installés au cœur des grandes villes américaines. Ces sweatshops n'ont rien
de nouveau. De fait, Friedrich Engels les avait déjà décrits en 1845 dans « La
situation des classes laborieuses en Angleterre ». En 2002 ils contribuent largement à la
croissance des profits de grandes marques telles que Gap, Nike ou Donna Karan.
Toutes ces agressions patronales et étatiques n'ont pas été
laissées sans réponse par les salariés. Mais les statistiques indiquent à
l'évidence que le rapport des forces n'a cessé de se dégrader en leur
défaveur. Il n'y a plus que 13,5 % de syndiqués en moyenne à l'échelle du
pays, soit une diminution de 20 % en vingt ans. Dans le secteur privé, les syndiqués ne sont
que 9 %. Dans le secteur de l'agriculture, ils ne sont que 2%. Les statistiques officielles des
grèves ne prennent en compte que celles impliquant plus de 1000 salariés. Sur cette base
là, elles sont dix fois moins nombreuses aujourd'hui qu'il y a trente ans. Il y en eu 424 en
1974, 187 en 1980 et seulement 29 en 2001.
Les travailleurs n'ont pas eu seulement affaire à la collusion entre appareil d'État,
les patrons et les officines spécialisées pour briser les grèves. Ils ont eu
systématiquement contre eux les bureaucrates syndicaux. Les efforts pour constituer des équipes
syndicales de rechange, combatives et indépendantes de la bureaucratie et de la mafia ont
été nombreux. Mais ces efforts militants ne sont pas parvenus, sauf dans des combats
sectoriels, locaux ou régionaux, à modifier la donne générale.
La plus grande grève qui a marqué la dernière décennie, a éclaté au
cours de l'été 1997. Elle a concerné les 185 000 travailleurs de l'UPS (United
Parcel Service), le géant de la distribution des paquets à domicile. L'analyse de ce
mouvement a été faite à chaud par Charles-André Udry dans son article paru dans
Carré rouge n°6, « The Workers are back » « Les
travailleurs sont de retour ».
Cette grève fut organisée par le syndicat des Transports, l'International Brotherhood
of Teamsters. Elle fut le mouvement le plus puissant visant à remettre en cause chez UPS le
travail temporaire et les emplois à temps partiels pour obtenir de « bons emplois ». La
grève qui avait bénéficié d'une grande popularité dans le pays fut en
partie victorieuse. Mais les travailleurs d'UPS ne purent transformer l'essai en raison des
manœuvres de l'État, en complicité avec des bureaucrates des Teamsters. Ils voulaient
se débarrasser du leader des Teamsters, Don Carey et contrer l'influence de la tendance de gauche
du syndicat, la TDU (Teamster for a Democratic Union). Carey, qui avait été élu
en 1996, fut invalidé et interdit de se représenter par le Ministère de la Justice. La
décision intervint comme par hasard trois jours après la fin victorieuse de la grève !
James Hoffa junior put ainsi s'emparer de la direction des Teamsters au grand soulagement du patronat des
transports.
La bureaucratie syndicale américaine fait équipe avec le Parti démocrate depuis les
années trente. L'AFL-CIO est un des gros contributeurs aux campagnes de ce parti. En dépit
des attaques de Clinton pendant huit ans contre les classes populaires, l'AFL-CIO a versé 46
millions de dollars à Al Gore pour sa campagne en 2000. Cette cotisation syndicale aux ennemis de la
classe ouvrière avait été augmentée de dix millions par rapport à celle de
1996.
L'obstacle de la bureaucratie de l'AFL-CIO est considérable, d'autant plus que cet
appareil épouse le plus souvent les vues du patronat en matière de protectionnisme des produits
« made in United States » ou contre l'intrusion de la main d'œuvre immigrée.
Sur ce terrain l'AFL-CIO a en partie évoluée sous la pression de grèves
d'ouvriers agricoles organisés dans l'United Farm Workers ou des mobilisations des
janitors, notamment en Californie 15. La
bureaucratie syndicale s'est aperçue qu'il lui serait bénéfique
d'accompagner le mouvement de syndicalisation des immigrés pour renflouer les effectifs et les
caisses, et pour reprendre de l'influence au sein de la classe ouvrière.
Face à l'ensemble des obstacles auxquels sont confrontés les travailleurs, il est
d'autant plus frappant de constater leur détermination dans un certain nombre de grèves
particulièrement difficile à mener. Un exemple en donnera une idée. Fin novembre et
début décembre 2001, des enseignants d'une ville du New Jersey, excédés par
leurs mauvaises conditions de travail et leur mauvaise paye, ont décidé de se mettre en
grève alors que leur fonction le leur interdit. Les autorités brisèrent leur mouvement
en expédiant en prison sans sommation 228 professeurs grévistes pendant plusieurs jours.
Pour comprendre comment la grande bourgeoisie a pu mener victorieusement son offensive
contre la classe ouvrière sans provoquer de grands mouvements sociaux, il faut avoir également
à l'esprit la pression sociale exercée par la « classe moyenne » au cours de
cette période. Les guillemets, que nous venons de mettre à cet ensemble social important aux
États-Unis, visent simplement à souligner son hétérogénéité
sur plusieurs plans. La composante anglo-saxonne est de loin la plus importante. Mais il existe aussi une
partie minoritaire de la population noire qui s'est intégrée à cette classe au cours
des années soixante-dix, et des fractions hispanique, asiatique et même amérindienne
depuis les vingt dernières années. Les couches supérieures de cette classe moyenne sont
proches du grand capital mais les couches inférieures se distinguent peu des couches les mieux
payées de la classe ouvrière.
L'existence d'une classe moyenne nombreuse, ayant eu pendant plus de dix ans des opportunités
d'enrichissement et de consommation exceptionnelles a été un puissant facteur de
stabilité sociale. Elle a acquis des actions et participé à l'euphorie
boursière de la fin du XXe siècle. La griserie de la spéculation a entraîné
y compris une partie des travailleurs qui avaient une paye suffisante pour acquérir des actions. Des
dizaines de millions d'Américains ont emprunté abondamment sans avoir l'impression de
s'endetter puisque leurs revenus en actions étaient constamment à la hausse. 50% des
ménages sont devenus actionnaires au cours des années 90 selon Robert Reich, l'ex-ministre
du Travail de Clinton. Les plus nombreux n'étaient que de tout petits actionnaires et on peut dire
que la classe moyenne s'est considérablement rétractée et endettée au cours
de ces dernières années. Le nombre de déclarations de faillite personnelle a
augmenté de 400 % entre 1979 et 1997. La tendance n'a fait qu'empirer depuis. En outre de
nombreuses familles de la classe moyenne ont été ruinées sans faire de
déclaration officielle de faillite 16.Les entreprises
payées par les banques pour récupérer sans sommation les voitures, meubles ou
ordinateurs, pour défaut de paiement des traites, se portent très bien.
La course aux grosses ou petites miettes de profits financiers tombant de la table de Wall Street, s'est
aussi accompagnée d'une croissance inquiétante de toutes les formes d'individualisme.
On a assisté à un fléchissement de nombreux réseaux sociaux comme a tenté
de l'analyser Robert D. Putnam dans son livre Bowling Alone. The Collapse and Revival of American
Community publié au printemps 2000. La peur de la perte de l'emploi et de la faillite
personnelle a nourri toutes sortes de formes d'anxiété. La mobilité et la
brutalité des mouvements des capitaux affectent toute les classes sociales et nourrissent la peur des
autres et la peur du lendemain. Elles se traduisent par diverses pathologies, violences
incontrôlées, usages de drogues, obésité, anti-dépresseurs,
« médicaments » tels que la ritalin pour calmer la nervosité des enfants et
adolescents, etc.
Sur un autre terrain le désespoir dans la petite bourgeoisie ruinée ou dans certaines couches
de la classe ouvrière blanche peut fournir des troupes encore plus nombreuses aux milices de type
fascistes tel que le Ku Klux Klan et les 500 organisations du même type qui existent actuellement aux
États-Unis. C'est une des cartes maîtresses qui reste dans les mains du « big
business » au cas où le mouvement ouvrier reprendrait une nouvelle vigueur.
Ce contexte du « chacun pour soi et le dieu dollar pour tous » a aggravé
la démoralisation et l'isolement des laissés pour compte de la croissance, les
« homeless » (les sans-abri), les chômeurs, les travailleurs précaires ou
à temps partiel. La population afro-américaine a contribué dans une proportion
particulièrement élevée à renforcer ces catégories sociales les plus
exploitées et les plus écrasées par la pauvreté et les humiliations. Le roman
« Les saisons de la nuit » de Colum McCann, (éditions 10/18)
donne un tableau particulièrement prenant du passage du statut de prolétaire à celui de
sans travail et sans abri.
Les « workings poors » (les pauvres ayant un emploi) ont non seulement été
à l'écart des opportunités boursières mais leurs conditions de vie se sont
terriblement dégradées. Ces travailleurs peuvent enchaîner dans la même
journée trois, quatre, voire cinq emplois partiels. Certains travailleurs font jusqu'à
quatre-vingts heures par semaine, sans un seul jour de repos dans la semaine. Le 13 septembre dernier Arte a
présenté un documentaire tourné en 1998 où certains de ces « workings
poors » témoignaient. « En Amérique, quand vous avez fini de travailler, vous
êtes bon pour le cimetière ».L'un d'eux avait travaillé dur à
plein temps pendant dix ans. Son patron l'a brutalement mis à temps partiel pour ne plus avoir
à payer de charges sociales. Ce travailleur a automatiquement tout perdu, ses vacances et sa
retraite.
Il faudrait évidemment apporter des nuances en particulier régionales et même locales
à ce rapide tableau des classes populaires. Bien des membres de la petite ou moyenne bourgeoisie ont
pu être ruinés ou mis en difficulté par la disparition d'activités
industrielles locales sans pouvoir reprendre pied, sur place ou ailleurs (voir le roman de Richard Russo qui
se situe dans une ville du Maine, « Le déclin de l'empire
Whiting », septembre 2002, éditions Quai Voltaire). Dans certains
comtés du Middle West où les fermiers ont sombré et où les activités
industrielles ont disparu, les usines ont été remplacées par des casinos et autres
activités touristiques. L'embauche dans les services a été relancée et de
nombreux commerçants sont prospères (voir le reportage du « New York Times du 26 mai
2002).
Mais dans ce même Middle West, des réseaux ferroviaires jugés non rentables ont
été démantelés. À une heure de voiture de Chicago, il existe des zones de
misère, isolées géographiquement, où il n'y a ni travail, ni moyens de
transport, où des familles vivent dans des baraques en bois sans eau courante. Le reportage du
« New York Times » du 6 octobre 2002 sur une famille noire de la région de Pembroke est
éloquent. Il relate qu'une mère et ses cinq enfants doivent vivre avec seulement 450
dollars de coupons de nourriture ce qui ne permet qu'un repas par jour, mais elle doit par contre payer
un loyer de 125 dollars. Elle ne reçoit rien du gouvernement en vertu de la décision de Clinton
de 1996 coupant les vivres aux individus « bien portants » pour les obliger à accepter
n'importe quel travail.
Cette mère fait partie des 32,9 millions de citoyens américains vivant officiellement dans la
pauvreté, 11,7 millions d'entre eux ayant moins de dix-huit ans. Bien qu'elle veuille
travailler mais soit dans l'impossibilité de trouver de l'embauche, elle fait partie de ces
millions d'Américains qui ne sont pas comptabilisés officiellement comme chômeurs. En
dépit des manœuvres les éliminant des statistiques, le nombre de chômeurs
recensés officiellement a augmenté de deux millions au cours des deux dernières
années et s'établit actuellement à 6 % de la population active. Les
conséquences sociales de l'actuelle récession sont d'ores et déjà
beaucoup plus graves que lors de celle du début des années quatre-vingts, même si le taux
officiel de chômage est le même. Au cours de la décennie quatre-vingt dix, de nombreux
travailleurs vivaient des périodes d'alternance entre chômage et petits boulots mal
payés. À présent ils sont déjà 5,4 millions à recevoir une pension
d'invalidité (en moyenne 800 dollars par mois), soit un nombre qui a doublé depuis 1990.
Aujourd'hui 41 millions d'Américains n'ont pas de couverture sociale. L'assurance
chômage ne concerne qu'un tiers de ceux qui perdent leur emploi. 40 millions
d'Américains n'ont pas d'eau potable.
Dans la conjoncture actuelle la mobilité sociale vers le bas va l'emporter pour
de nombreux Américains. La perte de confiance de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie
rurale et urbaine dans le système sera en proportion des illusions que Wall Street a suscitées
au cours des dix années qui ont précédé l'actuelle récession. Les
vagues de licenciements avaient commencées neuf mois avant le 11 septembre. Mais le temps des grandes
faillites et par voie de conséquence à nouveau de grandes vagues de licenciements est
arrivé l'an dernier avec la chute des compagnies aériennes, d'Enron, de Tyco,
d'Anderson, de WorldCom, etc.
Dans la foulée de l'attentat du 11 septembre, les compagnies aériennes ont annoncé
des dizaines de milliers de licenciements tout en empochant les substantielles « aides » de
l'État fédéral. Delta Air Lines qui avait déjà supprimé 13.000
emplois, vient d'en annoncer 1500 de plus en septembre 2002. United Airlines exige à
présent que le personnel qu'elle n'a pas encore licencié accepte des baisses de
salaires importantes pour les six ans à venir.
WorldCom, la plus grosse entreprise de toute l'histoire du capitalisme américain, a annoncé
17.000 suppressions d'emplois en même temps que sa faillite. La méthode de licenciement
d'Enron mérite une mention particulière. La direction a donné exactement deux heures
et pas une minute de plus à 4.500 personnes pour vider les lieux à Houston. Elle leur a fourni
obligeamment à chacune une boîte en carton pour embarquer leurs affaires personnelles et elle a
laissé dans le brouillard la question très aléatoire des primes ou indemnités.
(voir « La Tribune », 9 août 2002, La Saga Enron, 20e épisode).
Les licenciés dont il est ici question avaient pour la plupart un bon salaire et un certain nombre de
stock-options dont la valeur s'est envolée en fumée. La frontière entre
salariés bien payés et actionnaires s'était sans doute estompée dans les
esprits. La chute des valeurs boursières est en train de la rétablir à très
grande vitesse. Le cas d'une ex-employée de WorldCom interrogée par un journaliste du New
York Times est édifiant à cet égard. Cara Alcantar reconnaît : « Je
pensais être dans le même camp que Bernie Ebbers (le P-DG), à la pointe du
progrès technologique. Je travaillais dur et, pour moi, les licenciements, ça n'arrivait
qu'aux autres. » En juillet dernier, elle a perdu son emploi, ses 1600 stok-options qui ne
valent plus rien et pour couronner le tout, elle n'aura aucune indemnité de licenciement et son
épargne retraite constituée d'actions WorldCom n'a plus aucune valeur. À ce
stade, cette employée regrette amèrement l'absence d'un syndicat chez WorldCom.
L'attitude de nombreux travailleurs américains à l'égard de la syndicalisation
est en train de changer radicalement. Ce qui pouvait apparaître comme inutile devient une
nécessité impérative pour faire face aux agressions patronales dévastatrices.
L'évolution sociale actuelle suggère que les déchirures sociales les plus
importantes ne se sont pas encore produites.
On se souvient que les mesures du « New Deal » de Roosevelt visant à
sauver les intérêts généraux du grand capital américain, tout en
désamorçant le caractère menaçant du mouvement ouvrier des années trente,
fut bientôt suivi d'un « War Deal ». La « donne de guerre »
préparait l'impérialisme américain à s'engager dans la Seconde guerre
mondiale. Sans être passé par la phase d'un nouveau New Deal, George W. Bush est
passé depuis un an à un nouveau « War Deal » par une série de mesures
économiques en faveur du secteur de l'armement et de mesures sociales et juridiques plaçant
la population américaine dans un carcan « patriotique ». Il s'est livré
à une inflation de discours guerriers préparant l'opinion publique à un état
de guerre permanent et il a pris une série de dispositions législatives très
répressives 17.
Il n'est pas sûr que la classe ouvrière qui a déjà subi des coups
sévères se laisse embrigader. Il n'est pas sûr que « la
ménagère », celle que les médias appellent traditionnellement « le soldat
Smith » tienne le coup, c'est-à-dire puisse continuer à consommer et à
s'endetter plus qu'elle ne le fait actuellement. Les ménages qui ont essuyé des revers
en bourse et disposent encore d'argent, le placent en urgence dans l'immobilier. Cela va créer
une bulle spéculative dans ce secteur qui finira par crever comme les autres bulles.
Les États-Unis sont en situation à la fois prédatrice et de dépendance par
rapport à l'économie mondiale. Felix G. Rohatyn, ancien ambassadeur des États-Unis
en France, conseiller spécial auprès du groupe Lazard et administrateur de
sociétés, rappelait dans une tribune dans « Le Monde » du 21 mai dernier :
« Ne perdons pas de vue que nous avons besoin d'un afflux de capitaux de 1 milliard de dollars
par jour environ pour financer notre déficit commercial. »
La course en avant de l'administration Bush vers l'Irak ou d'autres destinations est
stimulée par les contradictions du capitalisme américain dont les entreprises et l'Etat
sont à des niveaux d'endettement vertigineux. C'est dire à quel point les assauts de la
première puissance impérialiste pour s'emparer des richesses et des marchés mondiaux
va connaître une nouvelle escalade.
Deux Amériques seront à nouveau face à face dans l'avenir, à l'instar de
celles qu'évoquaient le trotskyste américain James P. Cannon en 1948, dans un tout autre
contexte : « Une est l'Amérique des impérialistes de la petite clique de
capitalistes, de propriétaires fonciers, et de militaristes qui menacent et inquiètent le
monde. C'est l'Amérique que les peuples du monde craignent et détestent. Il y a
l'autre Amérique, celle des ouvriers et des fermiers et des ‘petites gens'. Ils
constituent la vaste majorité de la population. Ils font le travail nécessaire au pays. Ils
maintiennent ses anciennes traditions démocratiques, son histoire d'amitié ancienne avec
les peuples d'autres pays, des luttes contre les rois et les tyrans, l'asile généreux
que l'Amérique donnait autrefois aux opprimés. »
Les développements de la lutte des classes aux États-Unis montreront si ces propos vont
reprendre une actualité. Si tel était le cas, ils permettraient d'offrir une issue positive
à la crise du système capitaliste. Il permettrait de se défaire du pouvoir des classes
les plus dangereuses pour l'humanité, les bourgeoisies impérialistes européennes,
japonaise et américaine.
Le 18 octobre 2002
Samuel Holder
Notes
1 Pour des informations sur la campagne de « Not in our Name » consulter le site http://www.notinourname.net/URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2002-10-18-Lutte_des_classes_aux_EUA.html