Que se passe-t-il au sein du monde du travail depuis le début de l'année ? Un mouvement de dégagement, d'autonomie par rapport aux organisations traditionnelles prétendant représenter les travailleurs : partis de la Gauche gouvernementale et confédérations syndicales. Ce n'est pas tant à ce jour le niveau des luttes qui est remarquable, bien qu'il soit de toute évidence en train de s'accroître. Le plus remarquable est ce mouvement qualitatif de détachement, voire de rupture d'une fraction des travailleurs, vis-à-vis de ces directions politiques et syndicales « institutionnelles et historiques ». L'émancipation de leur tutelle se développe.
La classe des exploités et des exclus s'affirme de plus en plus comme une force
autonome, même si elle ne dispose pas pour l'instant des organes ad hoc, d'une orientation et
d'un projet politiques d'ensemble. Or les travailleurs ont besoin d'un tel projet pour permettre
à leurs diverses expériences en cours de se cristalliser en une conscience commune et claire de
leurs intérêts, et pour se fixer des objectifs.
Au cours de la journée du 25 janvier contre les projets du Medef de destruction du système de
retraite appuyés en fait par le gouvernement, 300 000 salariés du secteur public et du secteur
privé ont fait grève et manifesté. Il fallait un coup de semonce sérieux face
à cette grande menace. Il a été donné. Le baron noir Seillière et le baron
rose Jospin ont reporté à plus tard le traitement de fond du dossier des retraites.
Pour l'heure, la journée du 25 janvier était bien davantage qu'une de ces
journées d'action d'antan, sans lendemain, contre le démantèlement de la
Sécurité sociale par exemple. Mais il était aussi exagéré d'y trouver
un parfum de novembre-décembre 95 au prétexte que de nombreux manifestants criaient
« Tous ensemble, tous ensemble, ouais ». Ce jour-là l'offre des directions syndicales
correspondaient en gros à la demande des salariés, à la perception du besoin de marquer
suffisamment le coup.
On a vu très vite que cela ne signifiait pas que les dites directions avaient redoré leur
blason et qu'ils suffisaient qu'elles programment à leur guise des journées
d'action, chez les fonctionnaires par exemple, pour que les salariés obtempèrent. Des
salariés combatifs ont fait grève le 30 janvier à l'appel des
fédérations de fonctionnaires et dans une moindre mesure le 22 mars. Mais il est apparu que
d'autres salariés combatifs se sont aussi abstenus dans le premier cas ou dans le deuxième
parce que « la grève presse bouton, y en a marre. »
Au cours de ce même mois de janvier un conflit comme celui des traminots de Rouen face à Vivendi
a montré que des travailleurs poussaient plus loin la lutte que ne le souhaitaient initialement leurs
directions syndicales et qu'ils ne devaient pas compter sur la solidarité des bureaucraties
syndicales à l'échelle nationale. Ils ont en partie compensé ces handicaps. Il
n'y a pas eu l'effet de découragement assez courant que l'on rencontrait souvent autrefois
quand les directions syndicales locales, régionales ou nationales levaient le pied ou freinaient.
De même que les travailleurs se sentent de plus en plus autonomes par rapport aux
consignes de grève ou de reprise ou à l'inaction des appareils syndicaux, ils se sont
révélés, pour ceux qui ont le droit de vote, encore plus indifférents ou en
rupture franche avec les partis de la gauche gouvernementale et capitaliste : forte abstention ou votes
à l'extrême gauche au premier tour des municipales ; abstention au deuxième tour qui
signifiait, « on vous a jugé, débrouillez-vous sans nous, le chantage au : « il
faut quand même battre la droite », c'est terminé ». Là où
l'extrême gauche a pu présenter des listes, elle a obtenu des résultats
dépassant assez souvent les 10% quand on les additionne. La poussée est d'autant plus
significative que les organisations d'extrême gauche étaient désunies.
La grève qui a éclaté à présent à la SNCF sans un contrôle
fiable de la situation par les « syndicats représentatifs » est une illustration
vigoureuse de tous les épisodes précédents sur le terrain des luttes comme sur celui des
urnes. Les dirigeants de la CGT et la CFDT de la SNCF ont été à la peine pour rattraper
la locomotive des roulants en grève depuis une semaine qu'ils ont d'abord essayé de
freiner. De son côté le ministre des transports Gayssot s'était éclipsé
hier pour discuter avec ses homologues de l'Union Européenne, de la circulation des camions en
Europe.
Les mouvements des sages-femmes, avec la façon dont Kouchner a été chahuté
à Rennes, et la colère qui commence à éclater chez Danone et Marks&Spencer
montrent que des secteurs de la classe ouvrière commencent à se débarrasser de toute
forme de respect et de soumission à l'égard des gouvernants et des patrons. Le bon droit
est de leur côté. On cherche des idées mais on n'attend pas des consignes venues
d'avocats politiques ou syndicaux ayant pignon sur rue et qu'on a de moins en moins envie de
consulter.
Les révolutionnaires ont davantage de chance de devenir ou de redevenir marxistes
dans ces conditions. Ceci est écrit sans ironie. Il était difficile de redonner des couleurs au
marxisme conçu comme guide pour l'action, tant que la partie la plus combative et consciente
politiquement du monde du travail attendait l'essentiel des appareils syndicaux et des partis de gauche.
Le lien de confiance basé sur des préoccupations et une perception communes des principaux
acteurs de la scène politique et sociale pouvaient difficilement se construire. Ce socle est en train
de se créer entre les révolutionnaires et bien des travailleurs.
A partir du moment où de nombreux travailleurs et jeunes ne sont plus captifs des appareils et jugent
tout le monde sur pièce, ce que les révolutionnaires ont à donner et à proposer
devient infiniment précieux et sera repris rapidement. Les raisons objectives d'être
optimiste sont fortes. Notre inquiétude doit plutôt porter sur le retard que les
révolutionnaires prendraient à comprendre les éléments nouveaux de la situation.
Cela signifie qu'on ne peut plus réfléchir à l'échelle des tâches
de sa propre organisation ni même seulement de l'extrême gauche dans son ensemble. Cela
signifie ne pas sous-estimer le niveau de conscience de nombreux travailleurs. Un nouveau mouvement ouvrier
se reforme sous nos yeux, formés d'hommes et de femmes mieux informés des enjeux et
rétifs à être manipulés par qui que ce soit. Le fossé entre les discours et
les actes leur saute aux yeux.
Ils savent que le capitalisme est un système mondial et que rien ne peut se régler dans le
cadre français ni même européen. Dans leur propre entreprise, ils ont souvent affaire
à des multinationales qui frappent sur tous les continents. Ils se convainquent de plus en plus au
travers de dures expériences que non seulement le gouvernement ne veut rien faire en leur faveur mais
qu'en fait il ne peut pas faire autre chose que de servir les intérêts des patrons et des
gros actionnaires. Il serait donc lamentable de la part de l'extrême gauche de faire croire que par
nos luttes, on peut faire changer la politique du gouvernement. Non, on peut arracher des concessions plus ou
moins importantes au gouvernement et au patronat mais on ne peut pas changer leur orientation fondamentale
qui épouse la logique de la course mondiale aux profits. Se contenter de vitupérer contre le
libéralisme du gouvernement est obsolète, nul et non avenu. Se contenter de phrases
lénifiantes sur la nécessité d' « une autre répartition des
richesses » ne l'est pas moins. C'est à une alternative au capitalisme que les
travailleurs et les révolutionnaires ont à réfléchir, se préparer et
donner consistance au travers de toutes les luttes.
Dans l'histoire du mouvement ouvrier français du siècle passé, deux
grèves générales ont obligé la bourgeoisie et son gouvernement à des
concessions importantes mais tout à fait momentanées. Mais on ne peut pas affirmer
sérieusement que ces deux explosions sociales aient contraint le gouvernement Blum en 1936 ou le
gouvernement Pompidou en 1968 à changer de politique au sens d'une inversion de cap un tant soit
peu durable. Dans le cadre de la concurrence capitaliste mondiale au XXIe siècle, ce serait encore
plus dépourvu de sérieux que de l'espérer. D'autant plus que la récession
qui est déjà une réalité aux États-Unis et au Japon commence à
être anticipée par les milieux d'affaires et les chefs d'entreprises en Europe sous
forme de nouvelles attaques contre les salariés.
Il serait absurde de faire croire aux travailleurs que le gouvernement Jospin peut changer de politique
« si nous nous mettons en colère tous ensemble. » Non. La bourgeoisie ne peut
tolérer et se résoudre qu'à des concessions limitées dans le temps et dans
leur portée. Jospin ne remettra pas en cause le droit des patrons de licencier comme ils le veulent.
Fabius a réaffirmé qu'il n'était pas question de rétablir
l'autorisation administrative avant les licenciements. C'est dire que les paroles d'indignation
de Jospin et de députés de la gauche plurielle à propos des licenciements chez Danone et
Marks&Spencer ne sont que du vent, une tentative pitoyable pour regagner un peu de crédit
auprès des travailleurs.
Mais s'il faut nous battre pied à pied sur tous les fronts, s'il faut essayer
d'élargir les luttes, s'il faut se préparer à un mouvement d'ensemble contre
l'État-patron et contre les patrons du privé, c'est d'abord pour ne pas reculer et
sombrer davantage. Bien plus, c'est pour nous donner tous les points d'appui nécessaires afin
d'aboutir à la destruction du capitalisme.
Même pour défendre notre emploi, notre statut ou pour défendre le droit à
être soigné ou le droit des femmes à accoucher dans des conditions humaines, nous
salariés serons obligés de ne pas respecter la propriété privée. Leur
Bourse ou notre vie, le choix est simple.
Les salariés de Danone n'ont pas à respecter la comptabilité de leurs patrons.
S'ils respectent les machines, les stocks et la matière première, si à l'avenir
ils en disposent à leur guise, c'est parce qu'à bon droit, tout cela leur appartient.
Ils ont créé par leur travail tous les produits Danone et dégagé des masses
d'argent qui en toute logique leur reviennent. De plus en plus, les travailleurs seront amenés
à chercher les moyens de se payer sur le capital pour préserver leurs conditions
d'existence. Les salariés de Delphi, de Moulinex, de Danone, de Marks&Spencer, d'AOM-Air
Liberté-Air Littoral peuvent se donner des garanties pour interdire les licenciements : en
réquisitionnant les entreprises concernées.
Ce qui est positif dans l'agitation de tous ceux qui dénoncent la
« mondialisation », comme à Porto Alegre, c'est qu'elle amène les
travailleurs à relier tous les problèmes dans leur esprit, à repérer ce qui est
à l'origine du gâchis en cours. Elle amène à comprendre à quelle
échelle va se jouer la lutte de classes. En même temps, il est évident que les leaders du
mouvement anti-mondialisation n'ont aucune solution mondiale sérieuse à proposer. Les
États impérialistes et les multinationales ne vont pas accepter bien gentiment de
rééquilibrer les échanges entre « le Nord » et « le Sud », le
partage des richesses entre les riches et les pauvres. Ce serait pour eux se faire harakiri. C'est pas
leur genre. Leur penchant systématique, pour que la machine à profit fonctionne toujours plus,
c'est de sacrifier les travailleurs et les peuples.
La spécificité des révolutionnaires consiste à démontrer, à partir
de faits incontournables, qu'aucun problème humain ne peut être résolu si nous
respectons la propriété des capitalistes dans quelque domaine que ce soit. Les sermons
indignés contre les méfaits du « Nord », « le libéralisme » ou
les excès du capitalisme sont inutiles. Le capitalisme ne peut pas s'empêcher et on ne peut
pas l'empêcher d'être « excessif ». Excessivement destructif de
l'environnement et des existences humaines. Conséquence de quoi toutes nos luttes, qu'elles
soient à petite ou grande échelle, doivent être conduites avec cet objectif et dans cet
esprit : préparer le dépassement du capitalisme pour passer à une nouvelle civilisation
individualo-collectiviste. On ne peut pas respecter tous les individus vivants sur cette planète sans
respecter la collectivité mondiale qu'ils forment.
Le 6 avril 2001
Samuel Holder
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