Sommaire
Liste par thèmes
|
|
Journal de notre bord
Lettre no 199 (le 13 décembre 2024)
Bonsoir à toutes et à tous,
On la croyait morte. Mais à la surprise
générale, l’évidence est là. La
révolution syrienne, commencée en mars 2011, est
toujours vivante. Elle a été
réprimée, méprisée, trahie. Elle a
même été niée par certains, estimant
qu’il ne s’agissait que d’une révolte,
d’une rébellion sans contenu méritant
qu’on s’y arrête. Mais au bout du compte,
à retardement, elle aura permis l’écroulement
d’une des pires dictatures au monde, en place depuis 54
ans, celle du sinistre clan Assad. Le paradoxe étant que
ce sont des forces armées réactionnaires islamistes
qui ont porté les derniers coups, faisant
disparaître le régime de Bachar al-Assad avec une
rapidité déconcertante. Mais un premier acquis est
là. La peur s’est évanouie, même si des
inquiétudes demeurent quant à l’avenir.
La révolution syrienne a été une des
composantes d’un plus vaste mouvement populaire
démocratique englobant les pays du Moyen-Orient et
d’Afrique du Nord jusqu’au Soudan. L’aspiration
à la liberté, à la dignité et
à l’égalité qui a mobilisé des
millions d’hommes et de femmes a fini par être
brisée et dévoyée.
Certains ont prédit aussitôt que la dictature
d’Assad ne manquerait pas d’être
remplacée par une autre dictature. La théorie
« marxiste » qui n’a que cela à proposer
ne vaut rien. Cela relève d’un fatalisme
désabusé d’autant plus malvenu qu’il
est prodigué de loin, dans des conditions infiniment plus
confortables que celles de la Syrie. Or les femmes et les hommes
qui se sont impliqués depuis des années dans la
lutte contre la dictature et pour une société
démocratique ne peuvent pas s’offrir le luxe
d’être fatalistes. Ils et elles sont bien
placés pour savoir quelles forces constituent un danger et
vont s’opposer à l’instauration possible
d’une société démocratique,
respectueuse de toutes les différences, garantissant
à tout le monde l’accès à
l’éducation, à la santé, à la
culture, bref à une vie meilleure.
Ces forces hostiles sont faciles à identifier. Les grandes
puissances impérialistes qui ont contribué
efficacement au sabotage du « printemps arabe »
chercheront à empêcher la population de se relever,
à la fois par des interventions militaires directes ou
indirectes et par des propositions malhonnêtes de
« reconstruire » la Syrie en exploitant la population
et en imposant des prêts ruinant encore plus le pays. Les
prémices d’interventions guerrières sont
déjà à l’œuvre.
L’État israélien a
célébré cyniquement la chute de
Bachar-al-Assad en s’emparant d’une partie
supplémentaire du territoire syrien et en se livrant
à de multiples bombardements de sites militaires ou de
dépôts d’armement. Bombarder
ultérieurement des populations civiles ne gênerait
aucunement Nétanyahou. Partant du mantra,
« Israël a le droit de se défendre »,
cela aboutit à se donner le droit d’annexer, de
bombarder et de massacrer qui on veut. Le caractère
barbare et contre-révolutionnaire de l’État
israélien dans la région ne va pas
s’atténuer, d’autant plus qu’il
continuera à jouir du soutien sans faille des
États-Unis.
La Turquie de Erdogan, membre de l’OTAN, ne sera pas en
reste. Elle occupe une partie du nord de la Syrie et soutient des
milices armées combattant les Kurdes.
« L’État islamique », ou Daech, garde
une implantation au centre de la Syrie et va tenter de recruter
de nouveaux jeunes sans perspectives dans un contexte
économique dégradé. Le Hezbollah, qui avait
soutenu militairement la dictature de Assad et combattu les
révolutionnaires démocrates, est
momentanément très affaibli, mais cherchera
dès que possible à offrir à nouveau ses
services contre-révolutionnaires à
l’Iran.
Si les forces réactionnaires à
l’extérieur comme à l’intérieur
de la Syrie l’emportaient, on aurait à terme, non
pas une dictature identique à celle de Assad, mais
probablement une situation de chaos, une balkanisation de la
Syrie, où des « seigneurs de la guerre » se
constitueraient à nouveaux des fiefs régionaux et
s’affronteraient pour tenter en vain d’être
hégémoniques. Cette perspective sombre, qui est
celle qui a prévalu au Soudan après le mouvement
victorieux de renversement de la dictature, n’est
aucunement inéluctable. La population sur place a beaucoup
souffert mais aussi beaucoup appris. De même que les
millions de Syriens qui ont été contraints à
l’exil.
Le délabrement de l’économie et la
destruction des habitations et des infrastructures constituent un
défi majeur. Des mesures vigoureuses d’expropriation
des riches, de mise à disposition des capitaux pour des
services publics et pour aider la collectivité à se
relever de ses blessures s’imposeraient. Il est souhaitable
que nombre d’activistes syriens s’emparent de ce
dossier et ne comptent pas sur le parrainage
intéressé des grandes puissances.
C’est bien plutôt sur la solidarité
internationale de tous les syndicats et de toutes les
organisations de gauche et d’extrême gauche que la
population syrienne devrait compter. Elle a fait manifestement
défaut depuis 2011, à quelques rares exceptions
près. Elle s’impose pourtant. Sinon, les
réseaux internationaux de propagande et de recrutement
islamistes sauront, eux, proposer leurs services, et faire payer
cher à tout le monde notre indifférence et notre
défection, sous forme notamment d’attentats
aveugles.
Nous aussi, nous devrions avoir appris quelque chose depuis 2011,
à défaut d’avoir été à
la hauteur. Il est temps plus que jamais de donner un contenu
concret à ce beau slogan de Via Campesina :
« Mondialisons l’espoir ! Mondialisons les
luttes ! ».
___________________________________
COURAGE ET INVENTIVITÉ DES PARTICIPANTS AU
SOULÈVEMENT
LE RÔLE DES FEMMES DANS LA RÉVOLUTION
SYRIENNE
COMPLICITÉS MULTIPLES
LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE AU BORD DE
L’ÉTOUFFEMENT
DE MARTIAL SOLAL À PAUL LAY
___________________________________
COURAGE ET INVENTIVITÉ DES PARTICIPANTS AU
SOULÈVEMENT
Depuis le début du soulèvement au printemps 2011
jusqu’à aujourd’hui, tout ce qui s’est
passé en Syrie a été extrêmement
documenté par des reportages, des vidéos, des
ouvrages académiques, des romans et des interviews
d’acteurs et d’actrices de cette révolution.
Il y aurait au bas mot une douzaine de livres à lire pour
être bien informé et, par ricochet, avoir une vaste
matière à réflexion sur le monde dans lequel
nous vivons depuis treize ans.
Pour se faire une idée du courage et de
l’inventivité des participants au
soulèvement, il faut lire certains témoignages
impressionnants comme celui de Majd al-Dik, « À
l’est de Damas, au bout du monde, témoignage
d’un révolutionnaire syrien » (éd Don
Quichotte, 2016). Sur le site de la revue Vacarme
(aujourd’hui arrêtée), se trouvent des
entretiens dans le numéro 79 du printemps 2017 sur
l’activité concrète des conseils locaux,
notamment à Darraya au sud de Damas, où des soins
médicaux, des activités éducatives, le
sauvetage d’une bibliothèque, se poursuivaient dans
les zones assiégées sous les bombardements
intensifs du régime.
« Syrie, le martyre d’une révolution »
(Syllepse, 2022, 320 pages, 20 euros) de Joseph Daher offre une
analyse marxiste très sérieuse et
détaillée du régime de la famille Assad, de
la société syrienne et de son économie, des
organisations en présence, du jeu des puissances
impliquées et des faiblesses et divisions du mouvement
initial contre la dictature.
On lira également avec intérêt
l’interview récente de Joseph Daher sur la chute de
la dictature par la revue « Tempest », reproduite
par Inprecor.
« Syrie, le pays brûlé, Le livre noir des
Assad (1970-2021) » (Seuil, 2022, 846 pages, 35 euros) est
un ouvrage collectif profondément honnête, une somme
remarquable de documents, d’analyses précises, de
témoignages, de poèmes et d’extraits de
romans.
À quoi il faut ajouter l’important site
d’archives créé par Sana Yazigi et
intitulé la « Mémoire créative de la
révolution syrienne » :
https://creativememory.org/
Qui pourrait prétendre qu’on ne savait pas ?
LE RÔLE DES FEMMES DANS LA RÉVOLUTION
SYRIENNE
Nous l’évoquions déjà dans la dernière lettre à propos du mouvement « Femme ! Vie ! Liberté ! » en Iran, les femmes dans de nombreux pays et tout particulièrement en Syrie ont entamé une lutte opiniâtre pour s’émanciper et émanciper toute la société.
S’il ne fallait lire qu’un seul livre sur ce qui s’est passé en Syrie et sur ce qu’ont vécu des femmes dans différentes villes en Syrie, ce serait le recueil d’entretiens réalisés par la romancière et journaliste Samar Yazbek, « 19 femmes, Les Syriennes racontent » (Pocket, 2019, 394 pages, avec une postface de Catherine Coquio). C’est un livre bouleversant, qui hante et révolte le lecteur durablement. À l’exception d’une militante de 77 ans au moment du témoignage, ce sont des femmes de diverses conditions sociales et entre 20 ans et 50 ans qui se sont révélées à elles-mêmes dans le feu des événements.
Selon leur sensibilité, leurs compétences et les opportunités du moment, elles se sont engagées au quotidien dans tous les domaines. L’une d’elles qui a réalisé des courts-métrages résume ce qu’elles ont en commun : « Ces femmes se sont rebellées sur plusieurs fronts : contre le régime, contre la société, contre la religion et les traditions, contre Daech et les groupes armés islamistes de l’opposition. » (p. 339). L’une d’elles est profondément croyante et porte le voile, mais elle déclare : « Cela ne m’empêche pas de croire en la science et de vouloir une Syrie unie et démocratique. » (p. 294).
Une autre jeune femme, croyante et pratiquante, qui vivait à Douma, témoigne d’une situation infernale : « Nous étions assiégés et pilonnés par le régime et les Russes, et de surcroît nous étions harcelées par les factions armées de l’opposition et par notre entourage. » (p. 367). Les femmes assuraient jour et nuit l’éducation des enfants dans les écoles, beaucoup moins rémunérées que les hommes et ne faisant que de la figuration dans les conseils locaux.
Samar Yazbek a elle-même témoigné du rôle admirable de certaines femmes dans son livre « Les portes du néant » (Stock, 2016, 290 pages, préface de Christophe Boltanski). C’est aussi un livre de colère ô combien justifiée : « Qui étaient les bailleurs de fonds de l’État islamique et du Front al-Nostra ? Qui assassinait les commandants de l’Armée syrienne libre ? Les journalistes et les militants politiques ? Qui a volé la révolution pour en faire une guerre religieuse ? » (p. 279). Elle pointe l’obscénité de la machine médiatique qui nous fait consommer des images de la barbarie « qui font de nous des monstres froids. » « Nous consommons les informations puis nous les jetons à la poubelle. » (p. 283).
Aujourd’hui, les femmes et les hommes épris de liberté ont enfin la possibilité de sortir de ce statut médiatique de « victimes utiles » pour les grands médias, et de « pantins dans une guerre par procuration » (p. 283).
COMPLICITÉS MULTIPLES
La chute de la dictature syrienne a été
saluée d’autant plus bruyamment par certains
politiciens en France qu’ils et elles ont fait preuve de
complaisance à son égard depuis de longues
années. Les gouvernants français et quelques
grandes entreprises françaises se sont signalés
pendant tout le règne de la famille Assad par leur grande
sollicitude. Chirac était dans les meilleurs termes avec
le père de Bachar, Hafez al-Assad, bourreau impitoyable
à qui il a remis la Légion d’honneur. Sarkozy
ne pouvait pas faire moins à l’égard de
Bachar al-Assad, invité en 2008 à recevoir la
Légion d’honneur et à assister au
défilé du 14 juillet. Elles sont belles « les
valeurs de la République » de « la France des
Lumières » !
Il n’y a rien d’étonnant à ce que
Marine Le Pen et Thierry Mariani aient été dans les
meilleurs termes avec le dictateur syrien, de même
qu’avec Vladimir Poutine. Il est improbable que des
électeurs du Rassemblement national leur demandent des
comptes sur ces accointances honteuses.
Sera-ce le cas pour les militants et électeurs de la
France insoumise à propos de l’attitude acritique de
Jean-Luc Mélenchon à l’égard de Bachar
al-Asssad et de son allié Poutine ? En 2016, au cours
d’une émission sur France 2, Mélenchon
« félicite » Poutine pour son action en Syrie.
En 2018, il a repris les éléments narratifs du
régime syrien, parlant des « Daech de la
Ghouta » alors que les djhadistes n’étaient
pas présents pendant que la population de la Ghouta se
faisait bombarder.
Mélenchon et tous ceux qui ont cautionné
l’intervention de la Russie aux côtés de Damas
ont donné le ton. L’opposition populaire laïque
et démocratique, luttant
désespérément à la fois contre le
régime de Bachar al-Assad et contre les diverses bandes
armées djihadistes, a été niée,
abandonnée, trahie par de prétendus leaders de
gauche. À bon entendeur, salut.
LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE AU BORD DE
L’ÉTOUFFEMENT
La logique de la société marchande tend de plus
à étouffer la recherche scientifique et à
faire objectivement barrage aux découvertes les plus
prometteuses. C’est ce qui ressort du livre du
neurobiologiste Alain Prochiantz, « Accident, Regard sur la
République des sciences » (Odile Jacob, 2024, 170
pages, 19,90 euros) où, à la suite du
résultat inattendu et fort dérangeant d’une
expérience au sein de son laboratoire, les ennuis ont
commencé pour lui et son équipe… Le
chercheur ne manque pas d’humour, mais son argumentation
est très sérieuse.
DE MARTIAL SOLAL À PAUL LAY
Ébouriffante, c’est le mot qui vient à
l’esprit lorsqu’on passe en revue la carrière
du pianiste Martial Solal qui vient de nous quitter. Dès
ses enregistrements des années 1950 aux côtés
de Sidney Bechet, Don Byas, Stan Getz ou Lucky Thompson, il
n’était pas qu’un accompagnateur, mais un
partenaire plein d’idées originales, se glissant
aisément dans le style de ces grands
interprètes.
Ses compositions pour son big band indiquaient à quel
point il n’avait pas l’intention de s’installer
dans un style agréablement ronronnant. Virtuosité
foudroyante (il avait l’ambition d’aller plus loin
qu’Art Tatum dans cette voie), rupture rythmique et
mélodique, harmonies hors normes, Martial Solal se situait
dans un courant novateur comme André Hodeir, et il ne
devait plus le quitter jusqu’à la fin.
Il aura aussi contribué à faire connaître de
jeunes et talentueux pianistes, ce qui me donne l’occasion
de vous recommander chaudement deux CD du pianiste Paul Lay.
« L’Odyssée de Paul Lay » a
été enregistrée en trio au début de
la pandémie du covid, et « Blue in green, Tribute to
Bill Evans » en public après la crise du covid. Les
deux albums sont réussis et se laissent
réécouter sans lassitude.
Paul Lay ne joue pas du tout dans le style de Martial Solal, mais
il est également très inspiré. Son jeu
lyrique, aéré, à la charnière du jazz
et de la musique classique, n’oublie pas les fondamentaux
du swing et du blues.
Bien fraternellement à toutes et à tous,
José Chatroussat
_______________________________________
Pour recevoir ou ne plus recevoir
cette lettre, écrivez-nous:
mél. : Culture.Revolution@free.fr
http://culture.revolution.free.fr/
_______________________________________

|