Culture & Révolution

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Journal de notre bord

Lettre no 193 (le 4 juin 2023)

Bonsoir à toutes et à tous,

À la dégradation accélérée des conditions d'existence de l'humanité et de tout ce qui est vivant, s'ajoutent une multiplication des guerres et une préparation active des États à en mener d'autres pouvant conduire à un cataclysme mondial.

Tous les budgets consacrés aux armées ont incroyablement explosé depuis deux ans, que ce soit aux USA, en Russie, en Chine, au Japon, en Australie, en Inde, en Iran, en Turquie, au Brésil, au Moyen-Orient ou dans les États de l'Union européenne. Les États dotés d'armes atomiques renforcent leur arsenal.
L'augmentation du budget de l'armée française de 413 milliards d'euros d'ici 2030 est un bon indicateur de ce qui se prépare au grand jour, sans susciter de réactions particulières. La production et la vente d'armes fonctionnent à plein régime. Et quand un porte-avions comme « Le Foch » est obsolète, la marine brésilienne le saborde en plein océan sans provoquer de réactions significatives.

Il est grand temps de redonner de la vigueur à l'approche antimilitariste qui était dangereusement en panne ces dernières années. Le livre de Claude Serfati, « L'État radicalisé » (La fabrique, 2022) est d'une grande utilité en ce qu'il montre les dynamiques militaro-sécuritaires à l'œuvre au cours des dernières décennies d'un État français qui se radicalise dans un sens autoritaire.

Il nous faut donc sans relâche dénoncer le nationalisme, l'autoritarisme et ce gâchis monstrueux de dépenses d'armement improductives (donc particulièrement inflationnistes), polluantes et surtout inhumaines. En étant conscients des réalités et des dangers du monde actuel, du monde du capitalisme durablement catastrophique, on ne peut pas faire la moindre concession aux leaders des partis de gauche de la Nupes, comme Jean-Luc Mélenchon et Fabien Roussel qui sont très à cheval sur la défense de « la souveraineté nationale ».

Or, pour lutter contre la militarisation du monde et les guerres en cours, il ne s'agit pas de réclamer bien inutilement et naïvement que les belligérants négocient sous l'égide de l'ONU, et que les organismes d'alliances militaires tels que l'OTAN soient démantelés. Il ne s'agit pas non plus de se contenter de répéter la formule de Karl Liebknecht, « l'ennemi est dans notre pays » sans lui donner un contenu concret et actuel. Notre ennemi est en France, mais il est aussi dans tous les pays où l'on exploite, opprime, détruit la nature. Notre pays est le monde, parce que l'économie barbare et militarisée est mondiale, et parce que nous menons une lutte émancipatrice qui dépasse les frontières.
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REGAIN DES LUTTES EN FRANCE
RETOUR SUR LA RÉVOLUTION EN SYRIE ET SES FOSSOYEURS
AU CAMBODGE
HUMOUR CORROSIF EN EUROPE CENTRALE
HOMMAGE À FRANÇOIS CHESNAIS
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REGAIN DES LUTTES EN FRANCE
La grève générale n'a pas eu lieu. Ce n'est pas grave. Nous allons nous en remettre. Ce type d'événements ne « se construit » pas. Il éclate sans crier gare si on en juge par les deux exemples historiques de 1936 et 1968. La spontanéité a tout de même un certain sens dans les épisodes de la lutte de classe. Du reste à l'époque, il ne s'agissait pas tant pour les grévistes de « bloquer l'économie » que de faire peur au pouvoir en place et d'affirmer leur puissance, par l'occupation des lieux de travail et l'esquisse d'une autre façon de vivre et de décider démocratiquement.

Quoi qu'il en soit, le mouvement démarré en janvier dernier en défense de nos retraites a un caractère réjouissant et fécond grâce à sa longueur et sa vitalité. On peut bien sûr critiquer la stratégie des directions syndicales qui étaient au bout de leur latin après le 1er mai et n'avaient rien d'autre à proposer qu'une nouvelle journée d'action ce mardi 6 juin. Que les appareils syndicaux ne soient pas les instruments ad hoc pour menacer l'ordre établi, c'est l'évidence même. Ce sont des « partenaires sociaux » de l'État et du patronat, et ils entendent bien le rester.

Mais la pression massive et tranquille des grévistes et des manifestants a été suffisamment forte pour qu'aucune composante de l'intersyndicale n'ose brider ou saboter la mobilisation. Tout le monde aura remarqué que chaque syndicat y a trouvé son compte en attirant dans ses rangs un nombre important de nouveaux adhérents. On ne peut d'ailleurs que s'en féliciter car depuis les mesures de la loi Travail prises par le ministre Macron sous François Hollande, les salariés ont besoin plus que jamais au quotidien dans leur secteur d'organisations syndicales fortes, démocratiques et combatives.

L'autre effet positif du mouvement aura été d'entraîner une partie de la jeunesse dans l'action et la réflexion à la suite du déni permanent de démocratie du gouvernement. Le pouvoir est apparu borné et inconsistant dans sa mauvaise foi. La meilleure façon de le déstabiliser aura été d'accueillir chacun de ses représentants par des casserolades, des chansons et des slogans les ridiculisant. Un pouvoir qui se planque systématiquement derrière des mensonges criants et des haies de policiers armés pour la guerre civile. Pas brillant !

Jamais un mouvement d'une telle ampleur en France n'aura eu autant de femmes comme porte-paroles de la contestation. Là encore, une évolution de fond portée par les mouvements féministes et écologistes « à la base » s'est combinée avec des initiatives inattendues et courageuses : la détermination des femmes en grève chez Verbaudet ou l'intervention contre la politique du gouvernement par la réalisatrice Justine Triet, lauréate de la Palme d'or au festival de Cannes.

Le lien entre les questions de salaires, de conditions de travail, d'écologie, de menaces sérieuses sur le secteur culturel, d'attaques contre le système de santé, de menace fasciste, d'accueil des migrants et d'accès au logement n'est plus à démontrer. Du coup, les mobilisations sur ces différents terrains se sont multipliées, avec une ténacité des acteurs qui n'ont pas cédé face à l'ultime recours du pouvoir, l'usage massif de la violence policière.

Loin de grandes considérations stratégiques ou organisationnelles qui peinent à prendre corps, l'avenir se préparera avant tout dans des lieux de réflexion multiples, syndicaux, associatifs, politiques et culturels, où chacun et chacune apportera librement son expérience et ses idées.


RETOUR SUR LA RÉVOLUTION EN SYRIE ET SES FOSSOYEURS
Il est peut-être temps de s'intéresser vraiment à la révolution en Syrie en 2011 et aux conséquences de sa liquidation dans la quasi indifférence de la plupart des organisations de gauche de par le monde.

L'écrasement du soulèvement populaire a provoqué la mort de 300 000 à 580 000 hommes, femmes et enfants (l'incertitude des chiffres est révélatrice), et l'exil de millions d'habitants. Le pays est au trois-quarts en ruines. Le régime de Bachar al-Assad a été sauvé in extremis en 2015 par l'intervention militaire russe. Depuis, il a trouvé des sources de revenus importantes pour lui-même dans le trafic de drogues qui arrose tout le Moyen-Orient.

Le retour en grâce récent de l'un des dictateurs les plus abominables de notre époque, Bachar al-Assad, se confirme sous la forme de sa présence au dernier sommet de la Ligue arabe. Il a retrouvé avec le sourire quelques collègues experts en tortures et répression sanglante tels que le prince héritier d'Arabie saoudite et le général égyptien Al-Sissi, de bons clients de l'industrie française de l'armement.

On imagine l'amertume et la colère des centaines de milliers d'hommes et de femmes en exil qui ont tenté à partir du printemps 2011 de renverser la dictature du clan de Bachar et aspiraient à la liberté. Leur expérience est précieuse. On en trouve un témoignage émouvant et pour tout dire éprouvant dans le livre de Majd al-Dik avec Nathalie Bontemps, « À l'est de Damas, au bout du monde, Témoignage d'un révolutionnaire syrien » (éd Don Quichotte, 2016). Il faut lire et faire lire ce livre bouleversant.
Majd al-Dik a travaillé dès l'âge de 10 ans comme ouvrier agricole et plus tard dans un atelier fabriquant des canalisations. Il a été stagiaire dans une organisation humanitaire du Croissant rouge. On suit avec lui toutes les étapes du soulèvement dans la région de Damas, qui a provoqué une riposte d'une violence délirante de la part du régime. On comprend comment la solidarité a fonctionné entre les habitants. L'auteur s'est dépensé pour soigner les blessés et pour prendre en charge des enfants avec un groupe d'institutrices en pratiquant une pédagogie humaine basé sur le jeu.

Ce livre explique très bien comment le passage à la lutte armée et la position désespérée des combattants dépourvus de tout ont favorisé les manœuvres des financeurs étrangers tels que l'Arabie saoudite, et fait le jeu des courants islamistes.
L'auteur décrit l'épisode où le régime a tué des centaines d'habitants en bombardant des obus de gaz chimique. Personne dans le camp des États se targuant d'être démocratiques, et surtout pas l'Amérique d'Obama, ne réagira. L'auteur, qui découvre de nombreux cadavres et essaie de sauver des rescapés, écrit ceci : « Je ne sentais rien excepté le vertige, l'oppression de la respiration et toute la haine du monde, qui, par son silence, avait permis qu'on en arrive à un tel stade. »

La revue Vacarme avait publié en 2017 dans son n°79 un important dossier, « récits et voix de Syrie » comportant un entretien avec Majd al-Dik alors réfugié en France. Il faisait remarquer que « celui qui pendant deux ans est allé manifester en criant "le peuple veut la chute du régime", ne peut pas redevenir un esclave. »


AU CAMBODGE
Les peuples en Asie mènent des luttes importantes contre les attaques incessantes qu'ils subissent de la part de régimes le plus souvent dictatoriaux préservant les intérêts des cliques militaires, des gros propriétaires terriens et des entreprises capitalistes locales ou étrangères. Que ce soit pour défendre leurs conditions d'existence ou pour imposer des droits démocratiques, ces populations massives de salariés et de petits paysans ne bénéficient pas d'une grande médiatisation et d'un grand intérêt dans les milieux militants en France.
C'est pourquoi l'analyse détaillée de la situation au Cambodge par Denis Paillard mérite notre attention. Voici le lien pour découvrir cet article :
http://alencontre.org/asie/cambodge/cambodge-le-pouvoir-sa-mainmise-et-son-controle-sur-la-societe-et-ceux-den-bas.html


HUMOUR CORROSIF EN EUROPE CENTRALE
Dans l'entre-deux guerres, la littérature en Europe centrale a été particulièrement fertile en œuvres corrosives contre le militarisme, le conformisme, l'hypocrisie du monde des classes dominantes et de la bureaucratie étatique.
Dans ce domaine, « Le brave soldat Chvéïk » (éd folio) de l'écrivain tchèque Jaroslav Hasek (1883-1923) n'a rien perdu de sa virulence jubilatoire.

En Allemagne, l'écrivain Heinrich Mann (1871-1950) avait dressé dans son roman satirique, « Le sujet de l'Empereur » (éd « Cahiers rouges » Grasset) publié en 1918, le portrait prémonitoire d'une personnalité autoritaire, arriviste, chauvine et sans scrupules. Un profil d'avenir qui trouvera son accomplissement avec l'arrivée au pouvoir des nazis en 1933.

Le grand roman philosophique, « L'Homme sans qualités » (éd Points-Seuil) de l'écrivain autrichien Robert Musil, a la réputation d'être illisible, et c'est bien dommage. Dans son vaste tableau de l'Empire déclinant des Habsbourg avant 1914 qu'il appelle ironiquement la Cacanie, on trouvera une mise en scène très vivante et subtile d'individus évoluant dans les hautes sphères de l'appareil d'État, de la police, de l'industrie et des salons culturels. Le général Stumm est un de ces personnages ridicules mêlant le grotesque à la rouerie qu'on ne risque pas d'oublier. De même que l'étudiant antisémite, Hans Sepp, qui a réussi à séduire par sa phraséologie la fille d'un banquier juif. Dans ce monde au bord de la catastrophe, la confusion des sentiments, des idées, des valeurs morales et esthétiques est à son comble.

Dans un registre plus léger et plus abordable, le recueil de nouvelles, « Je dénonce l'humanité » (éd Viviane Hamy, 2014) de l'écrivain hongrois Frigyes Karinthy (1887-1938) offre un vrai plaisir de lecture.
Ces nouvelles très brèves sont souvent des coups d'épingle bien ciblés dans des situations banales contre l'absurdité de la société moderne marchande et bureaucratique. Karinthy se réclamait des idées des Encyclopédistes. Son humour occupe un large spectre allant de la tendresse rieuse d'un Diderot à la noirceur digne de Swift.
Il a souvent choisi des titres qui annoncent le caractère désopilant du texte qui suit : « Je réclame le remboursement de mes frais de scolarité », « J'aide mon fils », « Je dénonce l'humanité », « J'étudie l'âme humaine », « Ma femme passe son doctorat »…

Enfin, comment ne pas recommander à nos lecteurs qui n'auraient pas encore lu les nouvelles et romans du pragois Franz Kafka, de découvrir certains récits moins connus que « Le Procès », « Le Château » ou « La Métamorphose » comme « Le Disparu (L'Amérique) », « À la colonie pénitentiaire », « Lors de la construction de la muraille de Chine », « Le Verdict », « Devant la loi » ou « Le Terrier » ?

Quand on apprécie un grand écrivain tel que Kafka, il est assez courant qu'on soit déçu et même irrité par une grosse biographie prétendant nous révéler les tenants et aboutissants de son processus créatif, ou pire de nous régaler avec des anecdotes montrant le côté peu flatteur de la personne qui se cacherait derrière l'auteur. Tel n'est pas le cas de l'entreprise monumentale de Reiner Stach concernant Franz Kafka.

« Kafka, Le temps des décisions » (éd le cherche midi, 2023, 956 pages) est le premier tome de plus de 900 pages, traduit par Régis Quatresous, d'une biographie monumentale qui en compte trois. L'auteur connaît les pièges du genre et les expose en introduction avec une intelligence aiguë qui donne envie d'y aller voir. Sans façons, mais il s'en explique, Stach renonce à commencer par l'enfance, puis la jeunesse de Kafka, etc. Il nous plonge d'emblée dans le cercle de ses amis et son cadre familial en 1910, lorsque l'écrivain a déjà vingt-sept ans et occupe un poste de cadre dans une compagnie d'assurances. L'effet de réel instauré par Reiner Stach est assez stupéfiant. Où ce long voyage labyrinthique dans la vie, l'œuvre et l'époque de Franz Kafka va-t-il nous mener ? Je vous en donnerai des nouvelles à la fin de l'été.


HOMMAGE À FRANÇOIS CHESNAIS
Une journée d'hommage à François Chesnais aura lieu le 26 juin prochain au Campus-Condorcet de Paris-Aubervilliers de 9h30 à 19h avec de nombreux intervenants. Cette journée est organisée par Catherine Sauviat, Claude Serfati et Laurent Baronian.

Plusieurs sessions permettront de couvrir les différents domaines où François Chesnais a apporté une contribution importante à l'analyse et la compréhension de la mondialisation du capital, de la mondialisation financière, des crises économiques et de la crise écologique.
La table ronde concluant la journée permettra d'évoquer le parcours intellectuel et militant de François Chesnais. Nombre de nos lecteurs savent à quel point son rôle a été stimulant comme rédacteur en chef de la revue Carré Rouge.

Bien fraternellement à toutes et à tous,

José Chatroussat

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