Culture & Révolution

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Journal de notre bord

Lettre no 191 (le 25 août 2022)

Bonsoir à toutes et à tous,

Pourquoi écrit-on sur le monde tel qu'il va (mal) et dans lequel nous sommes immergés, exploités, épuisés, angoissés ? Certainement pas pour se désoler ou remplir un cahier des charges respectant une ligne éditoriale prédéfinie par une organisation.
Peut-être pour apporter sa petite contribution à un mouvement vital et multiforme visant à notre émancipation individuelle et collective, à notre sauvetage du désastre en cours.
Sans doute parce qu'on se sent appartenir à un collectif informel, à « ceux d'en bas » dont parle Denis Paillard dans un livre important présenté plus loin.
Certainement pour faire connaître et questionner des analyses souvent fort peu médiatisées, des luttes peu connues, sources d'inspiration, et des œuvres susceptibles d'enrichir ou même d'embellir notre vie dès maintenant.

Dans la situation actuelle où les crises, les guerres et toutes les formes d'agression et de destruction de l'humanité par le petit monde irresponsable des puissances de l'argent nous donnent une impression décourageante d'impuissance insurmontable, il existe des faits symptomatiques, parfois modestes par leur ampleur, indiquant que la partie n'est pas jouée, que les milliardaires et leurs États n'ont pas encore gagné la lutte des classes contrairement aux apparences.

Au pays de Thatcher, Tony Blair et Boris Johnson, qui aurait pu prévoir le retour d'une vague de grèves dans de nombreux secteurs ? Qui aurait imaginé que les supporters d'équipes de foot à Liverpool organiseraient une solidarité de grande ampleur pour permettre aux personnes isolées et aux familles appauvries par le chômage et l'inflation de se nourrir ?
Qui avait anticipé que des ouvriers migrants du bâtiment au Qatar pouvaient se mettre en grève et bloquer la circulation ? Qui pouvait concevoir que des femmes en Afghanistan continueraient encore aujourd'hui à défier dans la rue le pouvoir obscurantiste des talibans ?

Et bien sûr, il était tout à fait imprévisible qu'il y aurait encore et toujours en Russie des manifestations d'opposition à la guerre menée par Poutine et que la population ukrainienne tiendrait toujours en échec son armée six mois après son attaque. L'imprévu est toujours possible, et il faut toujours être prêt à l'accueillir.
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CONTRE LA BARBARIE, LIRE TCHEKHOV
LE FÉTICHISME DU NUMÉRIQUE
" RÊVE GÉNÉRALE "
LA RÉVOLUTION ET NOUS
LE TERRAIN FERTILE DE LA CRITIQUE
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CONTRE LA BARBARIE, LIRE TCHEKHOV
« Et si l'Ukraine libérait la Russie ? », tel est le titre d'un texte dense de 50 pages du poète et traducteur André Markowicz écrit en avril dernier (éd du Seuil, juin 2022, 4,50 €). Comme l'auteur le précise d'entrée de jeu, il n'est ni historien, ni politologue, ni spécialiste de la Russie. Mais le russe est sa langue maternelle, et il a traduit nombre d'œuvres de grands écrivains russes comme Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Tchekhov ou Boulgakov.
Il a des amis en Russie où il a passé son enfance et où il est retourné à plusieurs reprises. Il a donc suivi de près l'évolution de la société russe et du régime de Poutine qui a livré la Russie à des seigneurs de la guerre et à des chefs de mafias qui peuvent s'enrichir à loisir à condition de faire remonter une partie de leur butin vers l'administration du président.

Il n'est pas inutile de préciser que Markowicz a, maintes fois, exprimé sa détestation de tous les nationalismes et qu'il avait publié en 2012 dans Libération une tribune intitulée « L'urgence d'agir aux côtés du peuple syrien ».
Dans sa brochure écrite à chaud après le déclenchement de la guerre de Poutine contre l'Ukraine, il reprend le fil de l'histoire russe depuis la dictature de Pierre le Grand dont la figure se retrouve dans plusieurs récits de Pouchkine. Il estime que les principes fondamentaux de Poutine sont en fait les mêmes que ceux de Nicolas Ier : autocratie, orthodoxie (le pouvoir vertical est d'essence religieuse), « principe national » panslaviste d'un peuple russe héroïque ayant une mission divine et communiant dans le culte d'un chef défendant les saines valeurs de la Russie éternelle.

Cet enchaînement de régimes dictatoriaux, à l'exception de brèves périodes, pèse sur la Russie comme une fatalité que Markowicz voudrait voir se terminer avec l'effondrement du régime de Poutine, d'une manière ou d'une autre. Sinon, écrit-il, « la Russie restera isolée, misérable, marquée par la honte et par la haine. » Il appelle les Russes à rejeter les mensonges de l'épopée messianique telle que pouvait l'exalter Dostoïevski et telle que l'incarne Poutine et son armée. Il les appelle à passer à Tchekhov : « pour voir la réalité, concrète, humaine, quotidienne de ce qui se passe »".


LE FÉTICHISME DU NUMÉRIQUE
Il y a plusieurs aspects fascinants dans le phénomène d'emprise du numérique et en particulier du portable sur la quasi totalité des êtres humains dans le monde entier. Le premier est qu'il a gagné presque tous les esprits sans aucune résistance ou prudence notable en un laps de temps très bref de quelques années. Le numérique a envahi toute la vie sociale, celle du travail, de la consommation, des loisirs, des transports, de la santé, des échanges familiaux et amicaux, de la surveillance policière, de la création artistique, etc.

Inutile de développer une évidence, à savoir que le numérique a été une formidable opportunité pour les États et les grandes entreprises pour sortir de la crise de 2008, relancer toutes les productions et en générer de nouvelles, développer la sous-traitance, contrôler les populations à leur insu, supprimer toutes sortes d'emplois socialement utiles pour mettre au travail bénévolement les citoyens consommateurs.
Le succès des plateformes et des applis est devenu tel que le reliquat d'êtres humains victimes de « la fracture numérique » se voit traité avec une certaine commisération, de même que celles et ceux qui maîtrisent mal ces indispensables « techniques de l'information et de la communication ».

Les historiens du futur (s'il en reste) ne manqueront pas d'être sidérés par l'absence d'études critiques du numérique depuis vingt ans dans les articles, livres, discours des principales composantes de la gauche anticapitaliste, et même de la timidité de la critique de la plupart des mouvements écologistes. On veut bien prendre en compte quelques effets néfastes, comme le harcèlement moral ou publicitaire, mais on se plaint surtout de ne pas avoir la connexion. Dans l'ensemble, le credo est le suivant : « Internet, c'est bien pratique et c'est ludique ». Le fétichisme du numérique apporte un supplément d'âme au fétichisme de la marchandise.

Cependant les travaux et enquêtes sérieuses se sont multipliés ces dernières années pour illustrer à quel point le tout numérique accompagne et accélère la catastrophe écologique et humaine globale. En 2011, le livre-enquête de Christophe Boltanski dont nous avions rendu compte, « Minerais de sang, les esclaves du monde moderne » (Grasset) suivait pas à pas toute la chaîne d'exploitation transcontinentale de la cassitérite, le principal minerai de l'étain indispensable au fonctionnement de nos portables et téléviseurs. En 2019, Antonio A. Casilli publiait « En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic » (éd du Seuil). Le titre était ironique puisqu'il faut des millions de microtravailleurs du clic, rivés à leur écran et misérablement rémunérés pour faire marcher l'ensemble du système des « intelligences artificielles » si profitable aux grandes plateformes.
En 2020, le livre de Casilli a été complété par une enquête très fouillée de Sarah T. Roberts, « Derrière les écrans, Les nettoyeurs du Web à l'ombre des réseaux sociaux » (La Découverte) sur cette économie souterraine et hautement profitable où des travailleurs recrutés dans des pays pauvres sont chargés de purger les sites Internet, les réseaux sociaux et les applications mobiles des photos, vidéos et commentaires abjects. Ces employés assurent un travail psychiquement destructeur pour nourrir leur famille et pour notre confort d'utilisateurs d'Internet.
Il existe donc un cyberprolétariat nombreux, dépourvu de droits, asservi au management des plateformes et qui n'a pas été repéré par la plupart des syndicats et organisations anticapitalistes.

Mais il y a plus, et l'on peut espérer que ce volet du numérique va intéresser celles et ceux qui s'inquiètent des progrès de la pollution et du réchauffement climatique. Guillaume Pitron, journaliste et documentariste, avait déjà publié « La face cachée de la transition énergétique et numérique ». En 2021, il a apporté d'autres éléments au dossier dans son livre, « L'Enfer numérique, Voyage au bout d'un like ». Le monde prétendument « dématérialisé » du numérique absorberait 10% de l'électricité mondiale et provoquerait une pollution d'environ 4% des émissions mondiales de CO2 (pour l'instant). Il nécessite de plus en plus le déploiement de câbles sous-marins, l'installation d'antennes téléphoniques et l'implantation de datacenters de plus en plus gros et nombreux, jusque dans la zone arctique pour qu'ils restent au frais afin d'accueillir nos vidéos et nos selfies.
Les pièces du dossier sont là et elles nous sont fournies par des auteurs qui, non seulement ne sont pas des technophobes, mais qui souvent étaient des enthousiastes du numérique susceptible d'ouvrir des perspectives vers un monde meilleur.
Alors quoi faire pour nous dégager de cet engluement général dans le numérique ? Au minimum ne pas être dans le déni sous prétexte que les réseaux sociaux ont été très utiles dans des luttes et que chacun de nous s'efforce de faire un usage positif d'Internet, comme d'envoyer cette lettre de Culture et Révolution à ses abonnés…

Pour aborder la question de l'impact du numérique dans nos relations quotidiennes sous un angle humoristique pertinent, on lira avec plaisir la bande dessinée de David Snug, « Ni Web ni master » (éd Nada, 2022, 15€), avec en annexe un texte affuté de Cédric Biagini et une très utile bibliographie sur le sujet.


« RÊVE GÉNÉRALE »
Denis Paillard a mené à bien une réflexion théorique fondamentale sur l'émancipation individuelle et collective, réflexion exigeante qu'il avait engagée avec le regretté Yves Bonin il y a quelques années. Le fruit de leurs échanges s'intitule « Rêve générale, ceux d'en bas et l'émancipation » (éd Page2/Syllepse, 210 pages, 12€). À titre personnel, j'ai accueilli leur travail avec joie, comme un bel aboutissement d'une série de recherches tâtonnantes, passionnantes et obstinées que nous avions eues dans le cadre du collectif de la revue Carré rouge.
Il est extrêmement délicat de résumer le contenu d'un tel livre car on court le danger de le simplifier et de le banaliser. Il me faut donc m'en tenir à quelques thèmes et aspects.

Le deuxième sous-titre du livre est « Pour une politique de la singularité », ce qui signifie (je cite) qu'elle « met en avant le fait que chaque lutte est singulière, en tant qu'elle singularise un universel. Cette singularité est celle des individus, hommes et femmes, qui à un moment donné, s'engagent, individuellement et collectivement, dans la construction d'un espace commun de résistance et de lutte. C'est là une rupture avec la politique traditionnelle qui formate les luttes avec de grandes catégories universelles : classes, conscience de classe, social vs politique, programme, parti, révolution, prise de pouvoir, etc. Cet universalisme proclamé a pour conséquence d'invisibiliser les femmes et les hommes qui sont les acteurs des luttes, comme si, fondamentalement, l'émancipation n'était pas l'affaire de chacune et de chacun. »

Pour penser l'émancipation aujourd'hui, ce qui est un défi dès qu'on s'affranchit d'une pensée catégorisante, le livre convoque un grand nombre d'auteurs comme Karl Marx, Luca Basso, Jean-Marie Vincent, Jacques Rancière, Jason Moore, John Holloway, Cinzia Arruzza, Édouard Glissant ou Raul Zibechi. Il s'agit de citer leurs réflexions éclairantes pour penser les luttes et les résistances dans leur diversité, ici et maintenant, face à la barbarie du monde et aux replis identitaires.
Les avancées théoriques sont nourries par de nombreux exemples de luttes, résistances et réseaux de solidarité, et elles leur donnent une lisibilité précieuse. Les résistances peuvent s'inscrire dans la durée et dans un espace partagé comme c'est le cas à Notre-Dame des Landes ou dans la Maison de quartier créée à Kigali (Rwanda) où cent vingt femmes rescapées du génocide reconstruisent un présent au travers d'activités coopératives et d'un travail de mémoire collectif. Les luttes peuvent être momentanées comme dans la grève des femmes, les mouvements des places ou celui des Gilets jaunes. Les configurations sont variées, mais dans tous les cas, les acteurs et actrices se découvrent en découvrant l'autre. Lutter, c'est être et agir en commun. Les remarques finales y insistent : chaque lutte est singulière, mais chaque lutte « entre en résonance avec les autres luttes, formant des constellations qui redessinent le "ciel-monde" ».


LA RÉVOLUTION ET NOUS
Le livre d'Alex Neumann, « La Révolution et nous, La formation de la Théorie critique de 1789 à nos jours » (éd La Brèche, 462 pages, 13€) est également l'accomplissement réussi d'un travail considérable, d'une recherche persévérante semées d'embuches. J'ai découvert l'importance de la théorie critique d'Adorno et Oskar Negt, et des analyses de Jean-Marie Vincent grâce à ma rencontre avec Alex Neumann et ses amis lors d'un Congrès Marx à Nanterre il y a quelques années.
Je me réjouis de tenir en mains cette « somme » passionnante qui n'a rien de tiède ou d'académique. Le lecteur est d'emblée entraîné dans le « courant chaud » et bouillonnant de la théorie critique où les expériences vivantes du passé (la Révolution française de 1789, la révolution européenne de 1848, les révolutions conseillistes de 1917 à 1923, Mai 68 entre autres) provoquent à la fois des théories émancipatrices mais aussi des théorisations contre-révolutionnaires. Car, écrit l'auteur, « La lutte des classes est une manifestation empirique, avant d'être un concept critique. »

Les chapitres ne se suivent pas comme un fleuve chronologique tranquille dans la mesure où les expériences passées et les élaborations philosophiques antérieures s'invitent aujourd'hui dans les débats.


LE TERRAIN FERTILE DE LA CRITIQUE
J'ai ici privilégié la recension rapide de deux livres, celui de Denis Paillard et celui d'Alexandre Neumann, parce qu'il me semblait urgent d'en prendre connaissance, de les lire et de les discuter.

Mais d'autres ouvrages dont j'aurais aimé rendre compte méritent d'être lus et de susciter des discussions. Je vais simplement en citer quelques-uns et m'excuser auprès de certains auteurs de ne pas en dire plus cette fois-ci : « Que défaire ? Pour retrouver des perspectives révolutionnaires » de Nicolas Bonanni (éd Le monde à l'envers, 6 €), « Un "notre monde" est possible » de Sébastien Chaillou-Gillette et Stéphane Pfeiffer (éd Les Petits matins, 12 €), « Sous le soleil noir du capital » d'Anselm Jappe (éd Crise & Critique), « Hegel après Occupy » de Mikkel Bolt Rasmussen (éd divergences, 13 €), « Nouvelles Lumières radicales » de Marina Garcès (éd La Lenteur, 10 €), « Les Lumières à l'âge du vivant » de Corinne Pelluchon (Le Seuil, 23 €), « Au commencement était… » de David Graeber et David Wengrow (éd Les Liens qui libèrent, 29,90 €), « Le peuple des humains, Sur les traces génétiques des migrations, métissages et adaptations » de Lluis Quintana-Murci (éd Odile Jacob, 23,90 €) et enfin « L'énergie de l'État, Pour une sociologie historique et comparée du politique » de Jean-François Bayart (éd La Découverte, 28 €).

Cette liste incomplète indique qu'il existe des ressources d'idées importantes et variées. On ne peut plus, de bonne foi, se plaindre d'un terrain de la critique qui serait désert alors qu'il est de plus en plus fertile. Ces contributions n'attendent plus que des lecteurs pour en débattre et fortifier nos luttes.

Bien fraternellement à toutes et à tous,

José Chatroussat

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