Journal de notre bordLettre no 189 (le 19 août 2021)Bonsoir à toutes et à tous, Les puissances impérialistes mènent leur jeu avec la brutalité et le cynisme propres à leur nature. Intervenir militairement dans les destinées d'un pays, verser de grosses sommes d'argent à des gouvernants locaux corrompus sous couvert d'aide « au développement », puis abandonner un peuple à ses bourreaux et à la misère, toute la séquence qu'on voit défiler en Afghanistan fait horreur. Elle a un goût amer de déjà vu dans de multiples zones de la planète. Pour s'en tenir à l'exemple de l'État français, on gardera en mémoire son attitude abjecte au Rwanda et en Bosnie-Herzégovine, son soutien sans faille à tous les dictateurs africains dans ses ex-colonies, son soutien à la dictature en Égypte et en Arabie saoudite notamment. On n'oubliera pas qu'à une époque les gouvernants français s'entendaient très bien avec un Bachar El Assad décoré de la Légion d'Honneur et qu'il y a eu une belle connivence entre les gouvernants occidentaux pour le laisser égorger son peuple qui s'était soulevé contre lui. Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron, qui se souviendra de qui était « de droite » ou « de gauche » lorsqu'il a été question de livrer des armes et de faire de bonnes affaires avec des régimes sanguinaires, emprisonnant et torturant leurs opposants, réduisant leur peuple à la misère, contrôlant férocement « nos frontières » car « nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde » – dont ils furent largement responsables avec leurs amis milliardaires, est-il nécessaire d'ajouter. Alors il ne suffira pas de dénoncer l'attitude odieuse de Macron voulant empêcher les « flux migratoires irréguliers » d'hommes, femmes et enfants afghans fuyant le régime de terreur des talibans. Il nous faudra reconfigurer le monde entier de façon humaine, en balayant les États et en bloquant le pouvoir de nuisance des grandes entreprises multinationales dont ils défendent les intérêts, en huissiers et mandataires implacables. En attendant d'y parvenir, puisque nos gouvernants sont responsables du désastre actuel qui frappe l'Afghanistan, nous devons logiquement exiger la liberté pour tous les Afghans, pour tous les exilés d'un pays ou d'un autre où ils sont opprimés et ne peuvent vivre décemment, de venir s'installer en France et en Europe. ___________________________________ UN RÊVE, UN PAN DE LA RÉALITÉ ET UNE CERTAINE CONFUSION RÉFLÉCHIR LUCIDEMENT ET REPRENDRE L'INITIATIVE LIBERTÉ INDIVIDUELLE ET LIBERTÉ COLLECTIVE JOIE MILITANTE BASCULEMENTS OÙ SONT LES « GENS DU VOYAGE » ? VIES DE COMMUNARDS PENSER AVEC BOUVERESSE ET BOURDIEU L'ACTUALITÉ DES LUMIÈRES IN SITU ___________________________________ UN RÊVE, UN PAN DE LA RÉALITÉ ET UNE CERTAINE CONFUSION J'ai fait dernièrement un rêve étrange, un beau rêve. Ça se passait dans un pays de plus de soixante millions d'habitants. Chaque samedi, depuis six semaines, des manifestations nombreuses avaient lieu dans deux cents villes environ. De l'inédit, du jamais vu en période de vacances. De quoi se réjouir. Comme ce pays avait connu il y a 150 ans un événement extraordinaire, riche de contenu, qu'on appelle la Commune de Paris (sans parler des autres Communes à Lyon, Narbonne, Marseille, etc), de nombreux manifestants brandissaient des drapeaux rouges, le drapeau des communards. Il y avait aussi dans mon rêve des drapeaux noirs, des drapeaux rouge et noir, arc-en-ciel, vert pomme, fuchsia, des banderoles de toutes les couleurs comme dans un tableau de Sonia Delaunay. Défilait également un « collectif des sans drapeaux » qui fut très applaudi, de même que la Chorale des sans nom. Les manifestants étaient de toutes les origines et de toutes les générations. Des jeunes dansaient superbement, comme dans le film récent « Les Indes galantes ». On entendait des chants de lutte du monde entier, des chants émouvants ou joyeux, anciens ou tout nouveaux. Sur des pancartes on pouvait lire « Vive la République sociale universelle », « Ni dieu, ni césar, ni tribun », « Tous égaux, tous différents », « Notre lutte est pour la vie », « Construire et ne pas détruire », « Servir et ne pas se servir », « L'utopie commence aujourd'hui », « Rêve générale »... Le bruit d'un hélicoptère conduisant une fois de plus un malade du Covid en urgence à un hôpital proche de mon domicile m'a sorti de mon rêve. J'ai pris connaissance d'un pan de la réalité tout autre. En France, le drapeau des versaillais (le drapeau tricolore) flottait assez fréquemment dans les manifestions du samedi. On chantait la Marseillaise, pas l'Internationale. Je me suis dit que la Commune de 1871 n'était pas morte certes, mais qu'elle ne se portait pas très bien en 2021. Ceux qui brandissent un drapeau tricolore ne sont pas tous de droite ou d'extrême-droite, loin s'en faut. Mais ils sont nationalistes, fiers d'être Français, et il n'y a vraiment pas de quoi ! S'affirmer Français procure une sorte d'identité consolante et rassurante puisqu'on n'est pas tout seul dans une manifestation à s'affirmer comme tel. Mais cette affirmation identitaire conduit aisément à détester l'autre, le différent, le non-français ou celui qui-ne-sera-jamais-considéré-comme-vrai-français, quoi qu'il fasse ou qu'il dise. Tout cela ne prépare pas des jours radieux, d'autant plus que certains manifestants (très peu nombreux, certes) ont l'extrême mauvais goût (l'expression est faible) de porter une étoile jaune, de se dire « résistants » et de traiter ceux qui sont favorables à la vaccination de « collabos ». Il y a même eu quelques passages à l'acte contre des centres de vaccination et des pharmacies. Il y a eu également des manifestations flagrantes d'antisémitisme que nous serions coupables de minimiser. Certains se rassurent à bon compte en estimant que les manifestants anti-vaccins ou méfiants à l'égard des vaccins ne sont pas majoritaires et qu'il ne faut pas les confondre avec ceux qui manifestent contre le passe sanitaire imposé par Macron. Je ne les confonds pas, mais je constate qu'ils manifestent ensemble, ce qui crée une confusion très problématique. Il est difficile de ne pas éprouver un certain malaise à propos de ces manifestations du samedi en France quand, au même moment, de grandes manifestations en butte à la répression ont lieu en Thaïlande pour exiger que la population ait enfin accès à la vaccination. Car dans de nombreux pays, il n'y a pas de vaccins, sauf pour les riches qui dominent et exploitent les classes populaires. Des gens meurent en grand nombre dans le monde ou sont gravement et durablement malades, faute d'avoir eu accès à cette avancée scientifique qu'est la mise au point des vaccins à ARN messager dont l'efficacité est maintenant avérée. Tentons à présent de comprendre comment on en est arrivé en France à cette situation confuse et un peu inquiétante. RÉFLÉCHIR LUCIDEMENT ET REPRENDRE L'INITIATIVE La responsabilité de Macron et de ses acolytes est écrasante. Depuis le début de l'épidémie, il y a eu trop de mensonges, trop de déclarations contradictoires, trop de décisions autoritaires, arbitraires, policières, méprisantes et chaotiques. La coupe est pleine. La colère contre le passe sanitaire est pleinement justifiée, d'autant plus que l'efficacité de ce passe est douteuse pour endiguer un virus qui ne cesse de muter. Il s'agit d'une mesure de plus de surveillance, de contrôle des citoyens par l'État et par les grandes plateformes, toujours plus incontournables et chouchoutées par le gouvernement. Ce président et les individus qui l'entourent ont tellement menti depuis le début de la crise sanitaire que cela a généré une méfiance et un rejet compréhensible de tout ce qui est dit et décidé en haut lieu. L'extrême droite et les différentes variantes de complotistes et de charlatans en ont profité pour troubler les esprits sur les réseaux sociaux, en mélangeant des miettes de vérité à des contrevérités grossières. Dans ce registre nauséabond, le film « Hold-up », qui a rencontré un large public, a formidablement réussi son mauvais coup. Début janvier, Macron et Véran eux-mêmes ont instillé la méfiance à l'égard des vaccins en estimant qu'il fallait mener la vaccination « à petits pas ». Ils étaient pleins de sollicitude pour la partie du public hostile ou méfiante à l'égard des vaccins, au grand dam de médecins et de scientifiques sérieux comme Axel Kahn. Mais il serait trop réducteur d'affirmer que le rejet des vaccins n'est dû exclusivement qu'au pilotage erratique et autoritaire de la situation par Macron d'une part, et à l'influence des individus de la fachosphère sur les réseaux sociaux d'autre part. De nombreux scandales sanitaires, couverts par les différents gouvernements, ont émaillé l'actualité depuis trente ans. L'un d'eux et non des moindre est celui de l'épandage du chlordécone aux Antilles pendant des décennies, un pesticide extrêmement dangereux qui a provoqué de nombreux cancers et de graves maladies. Résultat, la population est affectée à 90 % par ce poison. Ces scandales ont conduit dans une partie de la population à une attitude dommageable du type « chat échaudé craint l'eau froide ». La méfiance initiale à l'égard d'un nouveau médicament ou d'un nouveau vaccin est justifiée si elle nous incite à nous informer auprès de sources sérieuses pour parvenir à une évaluation rationnelle. C'est un processus d'examen rigoureux qui s'impose à nous à chaque fois, individuellement et collectivement. Mais la suspicion permanente, sans fondement, sans vérification des faits, nous conduit tout droit à une perte de lucidité. Elle nous rend vulnérables aux croyances infondées. Pour ne pas nous engluer dans une telle approche déraisonnable de problèmes qui nous touchent tous et toutes de près, puisqu'il y va de notre santé et de notre vie, il est peu efficient de se contenter de répéter en boucle « Macron dégage ». Mieux vaut ne pas laisser de marge de manoeuvre à Macron et plus généralement à l'État et à sa police. Comment ? En prenant nous-mêmes les dossiers en main, en prenant l'initiative de comprendre et d'agir de façon adéquate, individuellement et surtout, dans le cadre de collectifs associant des citoyens, des soignants et des scientifiques honnêtes, compétents en médecine, immunologie, biologie et sciences sociales. LIBERTÉ INDIVIDUELLE ET LIBERTÉ COLLECTIVE Il y aurait beaucoup de plaisir et même d'enthousiasme à se retrouver à des dizaines de milliers dans la rue pour exiger que tout le personnel travaillant dans le secteur des soins et de la santé soit mieux rémunéré, qu'il ait de meilleurs conditions de travail et qu'une embauche massive de soignants ait lieu. Mais ce ne sont pas ces revendications-là qui sont mises en avant pour l'instant. Ni celle d'exiger la levée des brevets sur les vaccins et leur gratuité afin que la population dans le monde entier puisse y avoir accès. Le slogan actuel « Liberté » semble fédérer à la fois les manifestants antivax et les manifestants anti-passe sanitaire. De quelle liberté s'agit-il lorsque certains déclarent que c'est « ma liberté » de ne pas vouloir être vacciné ? De la revendication d'une liberté individuelle. La question n'est pas abstraite. Une liberté individuelle peut parfaitement s'accorder avec la liberté collective. Mais dans le cas de la vaccination, elle s'y oppose ; et il faudrait plutôt parler de liberté individualiste. Car si nous ne parvenons pas à un bon niveau d'immunité collective grâce à la vaccination, bien des gens vont perdre la liberté qui consiste à continuer à vivre, et si possible en bonne santé. Cette responsabilité est de notre ressort, selon nos choix. Si être quelqu'un de « libre » consiste à refuser un progrès de la science qui peut sauver des vies et soulager la charge de travail des soignants, je ne suis pas preneur de cette liberté-là. Nous vivons en société, et en conséquence tous nos actes ont des conséquences sur les autres, qui peuvent être bienfaisantes, relativement neutres ou nocives. Il faut prendre soin de nous-mêmes et des autres, cela n'est pas contradictoire mais marche ensemble. Si on veut bien ne pas galvauder le mot liberté, nous devons toujours avoir à l'esprit qu'elle n'a de sens et de prix que si on la considère à la fois au niveau individuel et collectif. Dans la mesure où nous nous efforçons de faire les bons choix pour toute la collectivité, dans tous les domaines, nous serons plus forts pour empêcher l'État et ses institutions de nous désorienter, de nous faire odieusement la leçon et de nous dicter par la répression ce que nous avons à faire. L'émancipation sera collective ou ne sera pas. JOIE MILITANTE Comment deux auteurs canadiens, carla bergman et Nick Montgomery, ont-ils eu l'audace d'appeler leur livre, « Joie militante » ? N'a-t-on pas affaire ici à un oxymore provocateur, si l'on considère que le militantisme a en général davantage à voir avec l'esprit de sacrifice, l'agressivité à l'égard des autres groupes ou tendances, des relations interpersonnelles plus ou moins hargneuses, avec la déploration que « les autres » ne pensent pas comme soi et que c'est pour cela qu'on n'en sort pas ? En d'autres termes, la vie militante est fréquemment irriguée par des affects tristes qui engendrent frustration, ressentiment et découragement. La société capitaliste (appelée l'Empire dans ce livre) est basée sur le principe de compétition qui nous pousse insidieusement à nous raccrocher à une forme ou une autre d'orthodoxie rassurante et à des comportements rigides. Cela a pour effet de nous fermer au potentiel de transformation qui peut exister en nous et chez les autres, que ce soit au travers d'explorations intellectuelles communes ou au travers des expériences de luttes. Ce livre, « Joie militante, Construire des luttes en prise avec leurs mondes » (traduction de Juliette Rousseau, éditions du commun) part des expériences vécues décevantes propres aux diverses formes de radicalisme rigide, quelle que soient leurs références idéologiques (anarchistes, léninistes, féministes, décroissants, etc). Mais le propos des auteurs n'est pas de s'enliser dans un combat stérile contre le radicalisme rigide pour instaurer un nouvel idéal normatif de militantisme ou d'activisme. Pour contourner la difficulté, il et elle mobilisent le concept de joie chez Spinoza. Il ne s'agit pas du bonheur béat ni d'une émotion agréable, mais d'un processus au coeur de la vie nous rendant capables de nouvelles choses, avec d'autres. « C'est la capacité à faire plus et ressentir plus. En tant que telle, {la joie} est liée à la créativité et à l'aptitude à accueillir l'incertitude » (p 34). Cette notion d'incertitude du monde permet d'aller au-delà de l'optimisme et du pessimisme qui « offrent un sentiment de confort, en échange de l'ouverture d'esprit et de la capacité à demeurer dans la complexité. Ils peuvent assécher notre capacité à nous sentir concerné.e.s, à essayer, et à lutter pour que les choses soient autrement, sans savoir ce qu'il adviendra. » Ce livre met en avant un ensemble de luttes et d'alternatives en voie de construction au travers d'échanges avec diverses personnes de différents pays qui témoignent. Elles leur font parfois des objections et des propositions pour aller plus avant. Des questions rarement évoquées sont abordées sous différents angles, comme celle du rôle de l'amitié, de la convivialité et de la confiance mutuelle comme socle aux luttes les plus durables. Dans un des échanges, Silvia Federici souligne un point essentiel qu'elle a appris au cours de son long engagement dans le mouvement des femmes : « nous devrions souligner plutôt nos potentiels que nos limites. » BASCULEMENTS Jérôme Baschet est un historien du Moyen Âge et un des meilleurs connaisseurs du mouvement zapatiste. Nous avions déjà recommandé chaudement son livre « Adieux au capitalisme » (La Découverte, 2014). Son nouvel opus, « Basculements, Mondes émergents, possibles désirables » actualise son propos qui n'est pas sans affinités avec celui de « Joie militante », des zapatistes et de John Holloway. Il s'efforce dans ce livre d'envisager une stratégie pour en finir avec le capitalisme. Ce faisant, il s'expose à toutes sortes de critiques dont il est bien conscient, même s'il parle modestement d'une « hypothèse stratégique ». Il y a les auteurs qui en tiennent pour une stratégie du Grand soir pour s'emparer de l'État, et spéculent sur l'effondrement du système. Ils conçoivent de sortir du capitalisme par l'État, donc essentiellement par en haut. À l'inverse, d'autres s'en tiennent à un horizon limité où il s'agirait de multiplier les zones autonomes et les expériences d'autogestion dans les interstices échappant au contrôle du capitalisme, jusqu'à ce que mort s'en suive pour celui-ci. L'auteur propose d'échapper à ces deux options réductrices en imaginant concrètement d'autres voies pour en finir avec le monde de l'économie marchande. Au lieu de l'effondrement brutal du capitalisme, il faut plutôt s'attendre selon lui à une série de basculements imprévisibles nous offrant des possibilités de créer dans les failles du système des espaces libérés permettant des expériences communalistes multiples. Ces expériences pourraient se fédérer et se coordonner. Elles permettraient de nouer d'autres relations non-productivistes et non dominatrices à l'égard des non-humains. Ce qui ne veut pas dire que des affrontements et des soulèvements contre les forces du capital ainsi que des blocages de toutes sortes des rouages du capitalisme ne seraient pas efficaces et nécessaires. Mais à condition qu'ils soient étayés par de fortes pratiques d'auto-organisation collective. Jérôme Baschet se réfère à de nombreux auteurs dont il fait son miel, y compris lorsqu'il est en désaccord avec eux. Il rompt avec toute tentation dogmatique se voulant performative, du genre, « voilà la seule voie qu'il faut suivre car c'est la seule bonne ». Souhaitons que son livre soit pris en compte et provoque de nombreuses discussions. OÙ SONT LES « GENS DU VOYAGE » ? Les éditions du commun ont publié au printemps dernier un livre aussi passionnant que nécessaire, « Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d'accueil » de William Acker. L'auteur est juriste et lui-même issu des communautés dites des « gens du voyage ». Jeudi 26 septembre 2019, une explosion suivie d'un incendie s'est produite à l'usine Lubrizol de Petit-Quevilly en banlieue de Rouen. William Acker repère tout de suite qu'une « aire d'accueil » pour « gens du voyage » se trouve aux pieds de Lubrizol, coincée entre deux sites classés Seveso. Aucun responsable de la préfecture de Seine-Maritime, de la Métropole Rouen Normandie ou de la mairie de Petit-Quevilly n'est capable de le renseigner sur la situation des habitants de l'aire d'accueil. Plus tard, un responsable passera en coup de vent dans les parages pour conseiller aux habitants de rester enfermés dans leurs caravanes. Affaire classée pour les institutions. Cet exemple est emblématique d'une situation générale. L'auteur écrit : « Ce sont donc des parkings, des centaines, des milliers de parkings, fermés, surveillés, obligatoires, imposés, payants, pollués, réservés à des collectifs regroupés sous une même catégorisation administrative, celle des « gens du voyage ». (p 18) Il en a fait un recensement précis, département par département, avec des photos aériennes éloquentes à l'appui. La plupart des aires d'accueil sont en fait inhabitables, proches d'une route à quatre voies, d'usines polluantes et bruyantes, de déchèteries, et éloignées des villes. Les « gens du voyage » sont des indésirables relégués de façon systématique par l'administration dans des lieux indésirables. William Acker y voit « les effets d'un antitsiganisme profond qui s'exerce à toutes les échelles ». Ce sont des espaces de relégation ethnique. Pour comprendre les « gens du voyage », il invite les lecteurs à se penser un instant comme gens-du-sur-place. En tant que tels, avouons-le, nous sommes profondément ignorants du traitement réservé aux « gens du voyage », et de ce qui a pu arriver à différentes périodes de l'histoire de France aux « nomades », « Bohémiens », Roms, Manouches, Romanichels, Yéniches, Tsiganes, Gitans, Sinté... William Acker brosse un tableau historique condensé mais détaillé de ce qu'ils ont subi et vécu de 1795 à 2021. Il évoque leurs résistances et en particulier quelques figures admirables comme Raymond Gurême ou Zijo Ribic. Il souligne le rôle important des femmes dans les luttes actuelles des « gens du voyage ». Il passe au crible le traitement médiatique et administratif qui leur est réservé de longue date et encore aujourd'hui. Il ne cache pas pour autant les tensions et les divisions qui existent parmi eux. Toutes les médiathèques et bibliothèques militantes devraient faire l'acquisition de cet ouvrage exemplaire. Bien plus, il devrait être lu et étudié dans l'enseignement secondaire en cours d'histoire et de géographie. VIE DE COMMUNARDS La Commune de 1871 aura été dignement célébrée sur le plan éditorial en 2021. Pour saluer cet effort des auteurs, des militants, des historiens et des éditeurs, il faudrait citer au bas mot une trentaine de titres. Retenons quatre livres parmi d'autres sur des communards qui se caractérisent non seulement par leur courage mais par leur modestie, leur honnêteté intellectuelle et leur contribution précieuse au mouvement ouvrier révolutionnaire jusqu'à leur mort : Victorine Brocher, Leo Frankel, Eugène Varlin et Gustave Lefrançais. Les « Mémoires d'une morte vivante » de Victorine Brocher ont été réédité par Libertalia avec une postface de l'historienne Michèle Riot-Sarcey. Fille d'un républicain socialiste, elle adhéra très tôt à l'Internationale, gagna sa vie comme piqueuse de bottines, créa deux coopératives, lutta sur les barricades et soigna jusqu'au bout des communards blessés. Son témoignage est un des plus sobres et émouvants qu'il soit sur le mouvement communard. L'historien du mouvement ouvrier, Julien Chuzeville, a publié la première biographie en français sur l'ouvrier orfèvre, proche de Marx, Léo Frankel (278 pages, Libertalia). C'est un travail remarquable s'appuyant sur des archives, des journaux et des correspondances en plusieurs langues. Après la Commune où il fut élu responsable de la commission du Travail, l'internationaliste communiste qu'était Léo Frankel eut une vie militante extrêmement active dans plusieurs pays, tout en se refusant à être un chef de parti. Michèle Audin a rassemblé et présenté tous les écrits d'Eugène Varlin, lui aussi ouvrier internationaliste et massacré par les versaillais pendant la semaine sanglante de mai 1871 : « Eugène Varlin, ouvrier relieur (1839-1871) » (éd Libertalia). Enfin on apprendra une foule de choses sur la vie politique et sociale en France de juin 1848 jusqu'à la Commune, en lisant les « Souvenirs d'un révolutionnaire » de Gustave Lefrançais, un instituteur communiste libertaire qui fut de tous les combats dans cette période et au-delà (éd La fabrique, 2013). PENSER AVEC BOUVERESSE ET BOURDIEU Le philosophe Jacques Bouveresse n'a jamais été à la mode de son vivant et il n'y a aucun risque qu'il le devienne après sa mort. Il n'était pas un de ces intellectuels médiatiques toujours prêts à intervenir avec autorité sur n'importe quel sujet. Penseur exigeant et maniant l'ironie de façon redoutable, ami proche du sociologue Pierre Bourdieu, il a grandement contribué à faire connaître la pensée de Wittgenstein, Robert Musil et Karl Kraus. Pour qui voudrait s'intéresser à la formation et au parcours intellectuel de Jacques Bouveresse, qui s'est tenu à distance de ses collègues les plus fameux dans les années soixante-dix et quatre-vingts (Althusser, Foucault, Deleuze ou Derrida), nous recommandons le livre d'entretiens avec Jean-Jacques Rosat, « Le philosophe et le réel » (Hachette, 1998). Bouveresse s'était gardé de toutes les modes en philosophie, des élans passionnels et des procédés de séduction du lecteur ou de l'auditeur qui autorisaient certains collègues à dire n'importe quoi, y compris à propos d'une question réservée à des spécialistes comme le théorème de Gödel. Dans son petit livre, « Prodiges et vertiges de l'analogie » (éd Raisons d'agir, 1999), il montrait l'usage métaphorique abusif et approximatif de notions scientifiques. Se voyaient épinglés Derrida, Lyotard, Michel Serres, Julia Kristeva, Bernard-Henri Lévy, Régis Debray et quelques autres. Deux autres ouvrages de Bouveresse indiquent l'ampleur de ses centres d'intérêt et la forte tonalité de son engagement intellectuel. « Bourdieu, savant & politique » (Agone, 2004) comprend une série de chapitres où il rend hommage à son ami sociologue avec qui il avait quelques désaccords mais surtout des convergences de vue très solides. Un autre livre s'adresse plus particulièrement à ceux qui aiment la littérature au point de la considérer comme un moyen de connaissance précieux. C'est en philosophe profondément original que Bouveresse analyse les oeuvres de Balzac, Zola, Maupassant, Proust, Virginia Woolf ou Musil dans « La Connaissance de l'écrivain : sur la littérature, la vérité et la vie » (Agone, 2008). L'ACTUALITÉ DES LUMIÈRES Nous avons mis en ligne une recension par Léo Picard du livre polémique de Stéphanie Roza, « La Gauche contre les Lumières ? ». Son texte s'intitule « Lumières et ombres sur notre camp ». La question de l'héritage des idées des écrivains et philosophes européens du XVIIIe siècle est l'objet depuis quelques temps de débats et controverses d'un grand intérêt et dont les conséquences politiques sont loin d'être secondaires. Celles et ceux qui défendent des idées émancipatrices sont pris sous le feu croisé des réactionnaires anti-Lumières et des penseurs et politiciens (comme Macron) qui se réclament abusivement des Lumières pour couvrir une politique réactionnaire. Pour accéder à une bonne connaissance des Lumières et des débats et controverses qu'elles suscitent, nous recommandons la lecture du livre d'Antoine Lilti, « L'héritage des Lumières, Ambivalences de la modernité » (Gallimard/Seuil). Le livre de Corinne Pelluchon, « Les Lumières à l'âge du vivant » (Seuil) propose une réflexion très fine pour que de nouvelles Lumières destituent le principe de domination – des autres et de la nature – afin d'étayer le projet d'une société démocratique et écologique. Comme la pensée vivante, inquiète et subversive de Diderot est peu ou rarement sollicitée lorsqu'il est question des Lumières aujourd'hui, nous avons par ailleurs tout intérêt à lire ou relire avec grand plaisir la « Lettre sur les aveugles », « Le Rêve de d'Alembert », « Le Neveu de Rameau », le « Supplément au Voyage de Bougainville » ou « Jacques le fataliste ». IN SITU Vous trouverez également sur notre site, le texte revigorant de John Holloway du mois de mai dernier, « Les zapatistes arrivent ». Bien fraternellement à toutes et à tous, José Chatroussat _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/lettres/Lettre_189_19-08-2021.html