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Journal de notre bord

Lettre no 189 (le 19 août 2021)

Bonsoir à toutes et à tous,

Les puissances impérialistes mènent leur jeu avec la
brutalité et le cynisme propres à leur nature. Intervenir
militairement dans les destinées d'un pays, verser de
grosses sommes d'argent à des gouvernants locaux
corrompus sous couvert d'aide « au développement »,
puis abandonner un peuple à ses bourreaux et à la misère,
toute la séquence qu'on voit défiler en Afghanistan fait
horreur. Elle a un goût amer de déjà vu dans de multiples
zones de la planète.

Pour s'en tenir à l'exemple de l'État français, on
gardera en mémoire son attitude abjecte au Rwanda et en
Bosnie-Herzégovine, son soutien sans faille à tous les
dictateurs africains dans ses ex-colonies, son soutien à la
dictature en Égypte et en Arabie saoudite notamment. On
n'oubliera pas qu'à une époque les gouvernants
français s'entendaient très bien avec un Bachar El Assad
décoré de la Légion d'Honneur et qu'il y a eu une
belle connivence entre les gouvernants occidentaux pour le
laisser égorger son peuple qui s'était soulevé contre
lui.
Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron, qui
se souviendra de qui était « de droite » ou « de
gauche » lorsqu'il a été question de livrer des armes
et de faire de bonnes affaires avec des régimes
sanguinaires, emprisonnant et torturant leurs opposants,
réduisant leur peuple à la misère, contrôlant
férocement « nos frontières » car « nous ne pouvons pas
accueillir toute la misère du monde » – dont ils furent
largement responsables avec leurs amis milliardaires, est-il
nécessaire d'ajouter.

Alors il ne suffira pas de dénoncer l'attitude odieuse de
Macron voulant empêcher les « flux migratoires
irréguliers » d'hommes, femmes et enfants afghans fuyant
le régime de terreur des talibans. Il nous faudra
reconfigurer le monde entier de façon humaine, en balayant
les États et en bloquant le pouvoir de nuisance des grandes
entreprises multinationales dont ils défendent les
intérêts, en huissiers et mandataires implacables.

En attendant d'y parvenir, puisque nos gouvernants sont
responsables du désastre actuel qui frappe l'Afghanistan,
nous devons logiquement exiger la liberté pour tous les
Afghans, pour tous les exilés d'un pays ou d'un autre
où ils sont opprimés et ne peuvent vivre décemment, de
venir s'installer en France et en Europe.
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UN RÊVE, UN PAN DE LA RÉALITÉ ET UNE CERTAINE CONFUSION
RÉFLÉCHIR LUCIDEMENT ET REPRENDRE L'INITIATIVE
LIBERTÉ INDIVIDUELLE ET LIBERTÉ COLLECTIVE
JOIE MILITANTE
BASCULEMENTS
OÙ SONT LES « GENS DU VOYAGE » ?
VIES DE COMMUNARDS
PENSER AVEC BOUVERESSE ET BOURDIEU
L'ACTUALITÉ DES LUMIÈRES
IN SITU
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UN RÊVE, UN PAN DE LA RÉALITÉ ET UNE CERTAINE CONFUSION
J'ai fait dernièrement un rêve étrange, un beau rêve.
Ça se passait dans un pays de plus de soixante millions
d'habitants. Chaque samedi, depuis six semaines, des
manifestations nombreuses avaient lieu dans deux cents
villes environ. De l'inédit, du jamais vu en période de
vacances. De quoi se réjouir.
Comme ce pays avait connu il y a 150 ans un événement
extraordinaire, riche de contenu, qu'on appelle la Commune
de Paris (sans parler des autres Communes à Lyon, Narbonne,
Marseille, etc), de nombreux manifestants brandissaient des
drapeaux rouges, le drapeau des communards.
Il y avait aussi dans mon rêve des drapeaux noirs, des
drapeaux rouge et noir, arc-en-ciel, vert pomme, fuchsia,
des banderoles de toutes les couleurs comme dans un tableau
de Sonia Delaunay. Défilait également un « collectif des
sans drapeaux » qui fut très applaudi, de même que la
Chorale des sans nom. Les manifestants étaient de toutes
les origines et de toutes les générations. Des jeunes
dansaient superbement, comme dans le film récent « Les
Indes galantes ». On entendait des chants de lutte du monde
entier, des chants émouvants ou joyeux, anciens ou tout
nouveaux.

Sur des pancartes on pouvait lire « Vive la République
sociale universelle », « Ni dieu, ni césar, ni tribun »,
« Tous égaux, tous différents », « Notre lutte est pour
la vie », « Construire et ne pas détruire », « Servir
et ne pas se servir », « L'utopie commence aujourd'hui »,
« Rêve générale »...

Le bruit d'un hélicoptère conduisant une fois de plus un
malade du Covid en urgence à un hôpital proche de mon
domicile m'a sorti de mon rêve. J'ai pris connaissance
d'un pan de la réalité tout autre. En France, le drapeau
des versaillais (le drapeau tricolore) flottait assez
fréquemment dans les manifestions du samedi. On chantait la
Marseillaise, pas l'Internationale. Je me suis dit que la
Commune de 1871 n'était pas morte certes, mais qu'elle
ne se portait pas très bien en 2021.

Ceux qui brandissent un drapeau tricolore ne sont pas tous
de droite ou d'extrême-droite, loin s'en faut. Mais ils
sont nationalistes, fiers d'être Français, et il n'y a
vraiment pas de quoi ! S'affirmer Français procure une
sorte d'identité consolante et rassurante puisqu'on
n'est pas tout seul dans une manifestation à s'affirmer
comme tel. Mais cette affirmation identitaire conduit
aisément à détester l'autre, le différent, le
non-français ou celui
qui-ne-sera-jamais-considéré-comme-vrai-français, quoi
qu'il fasse ou qu'il dise. Tout cela ne prépare pas des
jours radieux, d'autant plus que certains manifestants
(très peu nombreux, certes) ont l'extrême mauvais goût
(l'expression est faible) de porter une étoile jaune, de
se dire « résistants » et de traiter ceux qui sont
favorables à la vaccination de « collabos ». Il y a même
eu quelques passages à l'acte contre des centres de
vaccination et des pharmacies. Il y a eu également des
manifestations flagrantes d'antisémitisme que nous
serions coupables de minimiser.

Certains se rassurent à bon compte en estimant que les
manifestants anti-vaccins ou méfiants à l'égard des
vaccins ne sont pas majoritaires et qu'il ne faut pas les
confondre avec ceux qui manifestent contre le passe
sanitaire imposé par Macron. Je ne les confonds pas, mais
je constate qu'ils manifestent ensemble, ce qui crée une
confusion très problématique.

Il est difficile de ne pas éprouver un certain malaise à
propos de ces manifestations du samedi en France quand, au
même moment, de grandes manifestations en butte à la
répression ont lieu en Thaïlande pour exiger que la
population ait enfin accès à la vaccination. Car dans de
nombreux pays, il n'y a pas de vaccins, sauf pour les
riches qui dominent et exploitent les classes populaires.
Des gens meurent en grand nombre dans le monde ou sont
gravement et durablement malades, faute d'avoir eu accès
à cette avancée scientifique qu'est la mise au point des
vaccins à ARN messager dont l'efficacité est maintenant
avérée.
Tentons à présent de comprendre comment on en est arrivé
en France à cette situation confuse et un peu inquiétante.


RÉFLÉCHIR LUCIDEMENT ET REPRENDRE L'INITIATIVE
La responsabilité de Macron et de ses acolytes est
écrasante. Depuis le début de l'épidémie, il y a eu
trop de mensonges, trop de déclarations contradictoires,
trop de décisions autoritaires, arbitraires, policières,
méprisantes et chaotiques. La coupe est pleine. La colère
contre le passe sanitaire est pleinement justifiée,
d'autant plus que l'efficacité de ce passe est douteuse
pour endiguer un virus qui ne cesse de muter. Il s'agit
d'une mesure de plus de surveillance, de contrôle des
citoyens par l'État et par les grandes plateformes,
toujours plus incontournables et chouchoutées par le
gouvernement.

Ce président et les individus qui l'entourent ont
tellement menti depuis le début de la crise sanitaire que
cela a généré une méfiance et un rejet compréhensible
de tout ce qui est dit et décidé en haut lieu.
L'extrême droite et les différentes variantes de
complotistes et de charlatans en ont profité pour troubler
les esprits sur les réseaux sociaux, en mélangeant des
miettes de vérité à des contrevérités grossières. Dans
ce registre nauséabond, le film « Hold-up », qui a
rencontré un large public, a formidablement réussi son
mauvais coup.

Début janvier, Macron et Véran eux-mêmes ont instillé la
méfiance à l'égard des vaccins en estimant qu'il
fallait mener la vaccination « à petits pas ». Ils
étaient pleins de sollicitude pour la partie du public
hostile ou méfiante à l'égard des vaccins, au grand dam
de médecins et de scientifiques sérieux comme Axel Kahn.

Mais il serait trop réducteur d'affirmer que le rejet des
vaccins n'est dû exclusivement qu'au pilotage erratique
et autoritaire de la situation par Macron d'une part, et
à l'influence des individus de la fachosphère sur les
réseaux sociaux d'autre part. De nombreux scandales
sanitaires, couverts par les différents gouvernements, ont
émaillé l'actualité depuis trente ans. L'un d'eux
et non des moindre est celui de l'épandage du
chlordécone aux Antilles pendant des décennies, un
pesticide extrêmement dangereux qui a provoqué de nombreux
cancers et de graves maladies. Résultat, la population est
affectée à 90 % par ce poison.

Ces scandales ont conduit dans une partie de la population
à une attitude dommageable du type « chat échaudé craint
l'eau froide ». La méfiance initiale à l'égard
d'un nouveau médicament ou d'un nouveau vaccin est
justifiée si elle nous incite à nous informer auprès de
sources sérieuses pour parvenir à une évaluation
rationnelle. C'est un processus d'examen rigoureux qui
s'impose à nous à chaque fois, individuellement et
collectivement.

Mais la suspicion permanente, sans fondement, sans
vérification des faits, nous conduit tout droit à une
perte de lucidité. Elle nous rend vulnérables aux
croyances infondées.
Pour ne pas nous engluer dans une telle approche
déraisonnable de problèmes qui nous touchent tous et
toutes de près, puisqu'il y va de notre santé et de
notre vie, il est peu efficient de se contenter de répéter
en boucle « Macron dégage ».

Mieux vaut ne pas laisser de marge de manoeuvre à Macron et
plus généralement à l'État et à sa police. Comment ?
En prenant nous-mêmes les dossiers en main, en prenant
l'initiative de comprendre et d'agir de façon
adéquate, individuellement et surtout, dans le cadre de
collectifs associant des citoyens, des soignants et des
scientifiques honnêtes, compétents en médecine,
immunologie, biologie et sciences sociales.


LIBERTÉ INDIVIDUELLE ET LIBERTÉ COLLECTIVE
Il y aurait beaucoup de plaisir et même d'enthousiasme à
se retrouver à des dizaines de milliers dans la rue pour
exiger que tout le personnel travaillant dans le secteur des
soins et de la santé soit mieux rémunéré, qu'il ait de
meilleurs conditions de travail et qu'une embauche massive
de soignants ait lieu. Mais ce ne sont pas ces
revendications-là qui sont mises en avant pour l'instant.
Ni celle d'exiger la levée des brevets sur les vaccins et
leur gratuité afin que la population dans le monde entier
puisse y avoir accès.

Le slogan actuel « Liberté » semble fédérer à la fois
les manifestants antivax et les manifestants anti-passe
sanitaire. De quelle liberté s'agit-il lorsque certains
déclarent que c'est « ma liberté » de ne pas vouloir
être vacciné ? De la revendication d'une liberté
individuelle. La question n'est pas abstraite. Une
liberté individuelle peut parfaitement s'accorder avec la
liberté collective. Mais dans le cas de la vaccination,
elle s'y oppose ; et il faudrait plutôt parler de
liberté individualiste.
Car si nous ne parvenons pas à un bon niveau d'immunité
collective grâce à la vaccination, bien des gens vont
perdre la liberté qui consiste à continuer à vivre, et si
possible en bonne santé. Cette responsabilité est de notre
ressort, selon nos choix.

Si être quelqu'un de « libre » consiste à refuser un
progrès de la science qui peut sauver des vies et soulager
la charge de travail des soignants, je ne suis pas preneur
de cette liberté-là. Nous vivons en société, et en
conséquence tous nos actes ont des conséquences sur les
autres, qui peuvent être bienfaisantes, relativement
neutres ou nocives. Il faut prendre soin de nous-mêmes et
des autres, cela n'est pas contradictoire mais marche
ensemble.
Si on veut bien ne pas galvauder le mot liberté, nous
devons toujours avoir à l'esprit qu'elle n'a de sens
et de prix que si on la considère à la fois au niveau
individuel et collectif. Dans la mesure où nous nous
efforçons de faire les bons choix pour toute la
collectivité, dans tous les domaines, nous serons plus
forts pour empêcher l'État et ses institutions de nous
désorienter, de nous faire odieusement la leçon et de nous
dicter par la répression ce que nous avons à faire.
L'émancipation sera collective ou ne sera pas.


JOIE MILITANTE
Comment deux auteurs canadiens, carla bergman et Nick
Montgomery, ont-ils eu l'audace d'appeler leur livre,
« Joie militante » ? N'a-t-on pas affaire ici à un
oxymore provocateur, si l'on considère que le
militantisme a en général davantage à voir avec
l'esprit de sacrifice, l'agressivité à l'égard des
autres groupes ou tendances, des relations interpersonnelles
plus ou moins hargneuses, avec la déploration que « les
autres » ne pensent pas comme soi et que c'est pour cela
qu'on n'en sort pas ? En d'autres termes, la vie
militante est fréquemment irriguée par des affects tristes
qui engendrent frustration, ressentiment et découragement.
La société capitaliste (appelée l'Empire dans ce livre)
est basée sur le principe de compétition qui nous pousse
insidieusement à nous raccrocher à une forme ou une autre
d'orthodoxie rassurante et à des comportements rigides.
Cela a pour effet de nous fermer au potentiel de
transformation qui peut exister en nous et chez les autres,
que ce soit au travers d'explorations intellectuelles
communes ou au travers des expériences de luttes.

Ce livre, « Joie militante, Construire des luttes en prise
avec leurs mondes » (traduction de Juliette Rousseau,
éditions du commun) part des expériences vécues
décevantes propres aux diverses formes de radicalisme
rigide, quelle que soient leurs références idéologiques
(anarchistes, léninistes, féministes, décroissants, etc).
Mais le propos des auteurs n'est pas de s'enliser dans
un combat stérile contre le radicalisme rigide pour
instaurer un nouvel idéal normatif de militantisme ou
d'activisme.

Pour contourner la difficulté, il et elle mobilisent le
concept de joie chez Spinoza. Il ne s'agit pas du bonheur
béat ni d'une émotion agréable, mais d'un processus
au coeur de la vie nous rendant capables de nouvelles
choses, avec d'autres. « C'est la capacité à faire
plus et ressentir plus. En tant que telle, {la joie} est
liée à la créativité et à l'aptitude à accueillir
l'incertitude » (p 34).
Cette notion d'incertitude du monde permet d'aller
au-delà de l'optimisme et du pessimisme qui « offrent un
sentiment de confort, en échange de l'ouverture
d'esprit et de la capacité à demeurer dans la
complexité. Ils peuvent assécher notre capacité à nous
sentir concerné.e.s, à essayer, et à lutter pour que les
choses soient autrement, sans savoir ce qu'il
adviendra. »

Ce livre met en avant un ensemble de luttes et
d'alternatives en voie de construction au travers
d'échanges avec diverses personnes de différents pays
qui témoignent. Elles leur font parfois des objections et
des propositions pour aller plus avant. Des questions
rarement évoquées sont abordées sous différents angles,
comme celle du rôle de l'amitié, de la convivialité et
de la confiance mutuelle comme socle aux luttes les plus
durables.
Dans un des échanges, Silvia Federici souligne un point
essentiel qu'elle a appris au cours de son long engagement
dans le mouvement des femmes : « nous devrions souligner
plutôt nos potentiels que nos limites. »


BASCULEMENTS
Jérôme Baschet est un historien du Moyen Âge et un des
meilleurs connaisseurs du mouvement zapatiste. Nous avions
déjà recommandé chaudement son livre « Adieux au
capitalisme » (La Découverte, 2014). Son nouvel opus,
« Basculements, Mondes émergents, possibles désirables »
actualise son propos qui n'est pas sans affinités avec
celui de « Joie militante », des zapatistes et de John
Holloway.

Il s'efforce dans ce livre d'envisager une stratégie
pour en finir avec le capitalisme. Ce faisant, il s'expose
à toutes sortes de critiques dont il est bien conscient,
même s'il parle modestement d'une « hypothèse
stratégique ». Il y a les auteurs qui en tiennent pour une
stratégie du Grand soir pour s'emparer de l'État, et
spéculent sur l'effondrement du système. Ils conçoivent
de sortir du capitalisme par l'État, donc essentiellement
par en haut. À l'inverse, d'autres s'en tiennent à
un horizon limité où il s'agirait de multiplier les
zones autonomes et les expériences d'autogestion dans les
interstices échappant au contrôle du capitalisme,
jusqu'à ce que mort s'en suive pour celui-ci.

L'auteur propose d'échapper à ces deux options
réductrices en imaginant concrètement d'autres voies
pour en finir avec le monde de l'économie marchande. Au
lieu de l'effondrement brutal du capitalisme, il faut
plutôt s'attendre selon lui à une série de basculements
imprévisibles nous offrant des possibilités de créer dans
les failles du système des espaces libérés permettant des
expériences communalistes multiples. Ces expériences
pourraient se fédérer et se coordonner. Elles
permettraient de nouer d'autres relations
non-productivistes et non dominatrices à l'égard des
non-humains. Ce qui ne veut pas dire que des affrontements
et des soulèvements contre les forces du capital ainsi que
des blocages de toutes sortes des rouages du capitalisme ne
seraient pas efficaces et nécessaires. Mais à condition
qu'ils soient étayés par de fortes pratiques
d'auto-organisation collective.

Jérôme Baschet se réfère à de nombreux auteurs dont il
fait son miel, y compris lorsqu'il est en désaccord avec
eux. Il rompt avec toute tentation dogmatique se voulant
performative, du genre, « voilà la seule voie qu'il faut
suivre car c'est la seule bonne ». Souhaitons que son
livre soit pris en compte et provoque de nombreuses
discussions.


OÙ SONT LES « GENS DU VOYAGE » ?
Les éditions du commun ont publié au printemps dernier un
livre aussi passionnant que nécessaire, « Où sont les
« gens du voyage » ? Inventaire critique des aires
d'accueil » de William Acker. L'auteur est juriste et
lui-même issu des communautés dites des « gens du
voyage ».

Jeudi 26 septembre 2019, une explosion suivie d'un
incendie s'est produite à l'usine Lubrizol de
Petit-Quevilly en banlieue de Rouen. William Acker repère
tout de suite qu'une « aire d'accueil » pour « gens
du voyage » se trouve aux pieds de Lubrizol, coincée entre
deux sites classés Seveso. Aucun responsable de la
préfecture de Seine-Maritime, de la Métropole Rouen
Normandie ou de la mairie de Petit-Quevilly n'est capable
de le renseigner sur la situation des habitants de l'aire
d'accueil. Plus tard, un responsable passera en coup de
vent dans les parages pour conseiller aux habitants de
rester enfermés dans leurs caravanes. Affaire classée pour
les institutions.

Cet exemple est emblématique d'une situation générale.
L'auteur écrit : « Ce sont donc des parkings, des
centaines, des milliers de parkings, fermés, surveillés,
obligatoires, imposés, payants, pollués, réservés à des
collectifs regroupés sous une même catégorisation
administrative, celle des « gens du voyage ». (p 18) Il en
a fait un recensement précis, département par
département, avec des photos aériennes éloquentes à
l'appui. La plupart des aires d'accueil sont en fait
inhabitables, proches d'une route à quatre voies,
d'usines polluantes et bruyantes, de déchèteries, et
éloignées des villes.
Les « gens du voyage » sont des indésirables relégués
de façon systématique par l'administration dans des
lieux indésirables. William Acker y voit « les effets
d'un antitsiganisme profond qui s'exerce à toutes les
échelles ». Ce sont des espaces de relégation ethnique.

Pour comprendre les « gens du voyage », il invite les
lecteurs à se penser un instant comme gens-du-sur-place. En
tant que tels, avouons-le, nous sommes profondément
ignorants du traitement réservé aux « gens du voyage »,
et de ce qui a pu arriver à différentes périodes de
l'histoire de France aux « nomades », « Bohémiens »,
Roms, Manouches, Romanichels, Yéniches, Tsiganes, Gitans,
Sinté...
William Acker brosse un tableau historique condensé mais
détaillé de ce qu'ils ont subi et vécu de 1795 à 2021.
Il évoque leurs résistances et en particulier quelques
figures admirables comme Raymond Gurême ou Zijo Ribic. Il
souligne le rôle important des femmes dans les luttes
actuelles des « gens du voyage ». Il passe au crible le
traitement médiatique et administratif qui leur est
réservé de longue date et encore aujourd'hui. Il ne
cache pas pour autant les tensions et les divisions qui
existent parmi eux.

Toutes les médiathèques et bibliothèques militantes
devraient faire l'acquisition de cet ouvrage exemplaire.
Bien plus, il devrait être lu et étudié dans
l'enseignement secondaire en cours d'histoire et de
géographie.


VIE DE COMMUNARDS
La Commune de 1871 aura été dignement célébrée sur le
plan éditorial en 2021. Pour saluer cet effort des auteurs,
des militants, des historiens et des éditeurs, il faudrait
citer au bas mot une trentaine de titres.
Retenons quatre livres parmi d'autres sur des communards
qui se caractérisent non seulement par leur courage mais
par leur modestie, leur honnêteté intellectuelle et leur
contribution précieuse au mouvement ouvrier
révolutionnaire jusqu'à leur mort : Victorine Brocher,
Leo Frankel, Eugène Varlin et Gustave Lefrançais.

Les « Mémoires d'une morte vivante » de Victorine
Brocher ont été réédité par Libertalia avec une
postface de l'historienne Michèle Riot-Sarcey. Fille
d'un républicain socialiste, elle adhéra très tôt à
l'Internationale, gagna sa vie comme piqueuse de bottines,
créa deux coopératives, lutta sur les barricades et soigna
jusqu'au bout des communards blessés. Son témoignage est
un des plus sobres et émouvants qu'il soit sur le
mouvement communard.

L'historien du mouvement ouvrier, Julien Chuzeville, a
publié la première biographie en français sur l'ouvrier
orfèvre, proche de Marx, Léo Frankel (278 pages,
Libertalia). C'est un travail remarquable s'appuyant sur
des archives, des journaux et des correspondances en
plusieurs langues. Après la Commune où il fut élu
responsable de la commission du Travail,
l'internationaliste communiste qu'était Léo Frankel
eut une vie militante extrêmement active dans plusieurs
pays, tout en se refusant à être un chef de parti.

Michèle Audin a rassemblé et présenté tous les écrits
d'Eugène Varlin, lui aussi ouvrier internationaliste et
massacré par les versaillais pendant la semaine sanglante
de mai 1871 : « Eugène Varlin, ouvrier relieur
(1839-1871) » (éd Libertalia).

Enfin on apprendra une foule de choses sur la vie politique
et sociale en France de juin 1848 jusqu'à la Commune, en
lisant les « Souvenirs d'un révolutionnaire » de
Gustave Lefrançais, un instituteur communiste libertaire
qui fut de tous les combats dans cette période et au-delà
(éd La fabrique, 2013).


PENSER AVEC BOUVERESSE ET BOURDIEU
Le philosophe Jacques Bouveresse n'a jamais été à la
mode de son vivant et il n'y a aucun risque qu'il le
devienne après sa mort. Il n'était pas un de ces
intellectuels médiatiques toujours prêts à intervenir
avec autorité sur n'importe quel sujet. Penseur exigeant
et maniant l'ironie de façon redoutable, ami proche du
sociologue Pierre Bourdieu, il a grandement contribué à
faire connaître la pensée de Wittgenstein, Robert Musil et
Karl Kraus.

Pour qui voudrait s'intéresser à la formation et au
parcours intellectuel de Jacques Bouveresse, qui s'est
tenu à distance de ses collègues les plus fameux dans les
années soixante-dix et quatre-vingts (Althusser, Foucault,
Deleuze ou Derrida), nous recommandons le livre
d'entretiens avec Jean-Jacques Rosat, « Le philosophe et
le réel » (Hachette, 1998).
Bouveresse s'était gardé de toutes les modes en
philosophie, des élans passionnels et des procédés de
séduction du lecteur ou de l'auditeur qui autorisaient
certains collègues à dire n'importe quoi, y compris à
propos d'une question réservée à des spécialistes
comme le théorème de Gödel. Dans son petit livre,
« Prodiges et vertiges de l'analogie » (éd Raisons
d'agir, 1999), il montrait l'usage métaphorique abusif
et approximatif de notions scientifiques. Se voyaient
épinglés Derrida, Lyotard, Michel Serres, Julia Kristeva,
Bernard-Henri Lévy, Régis Debray et quelques autres.

Deux autres ouvrages de Bouveresse indiquent l'ampleur de
ses centres d'intérêt et la forte tonalité de son
engagement intellectuel. « Bourdieu, savant & politique »
(Agone, 2004) comprend une série de chapitres où il rend
hommage à son ami sociologue avec qui il avait quelques
désaccords mais surtout des convergences de vue très
solides.

Un autre livre s'adresse plus particulièrement à ceux
qui aiment la littérature au point de la considérer comme
un moyen de connaissance précieux. C'est en philosophe
profondément original que Bouveresse analyse les oeuvres de
Balzac, Zola, Maupassant, Proust, Virginia Woolf ou Musil
dans « La Connaissance de l'écrivain : sur la
littérature, la vérité et la vie » (Agone, 2008).


L'ACTUALITÉ DES LUMIÈRES
Nous avons mis en ligne une recension par Léo Picard du
livre polémique de Stéphanie Roza, « La Gauche contre les
Lumières ? ». Son texte s'intitule « Lumières et
ombres sur notre camp ».
La question de l'héritage des idées des écrivains et
philosophes européens du XVIIIe siècle est l'objet
depuis quelques temps de débats et controverses d'un
grand intérêt et dont les conséquences politiques sont
loin d'être secondaires. Celles et ceux qui défendent
des idées émancipatrices sont pris sous le feu croisé des
réactionnaires anti-Lumières et des penseurs et
politiciens (comme Macron) qui se réclament abusivement des
Lumières pour couvrir une politique réactionnaire.

Pour accéder à une bonne connaissance des Lumières et des
débats et controverses qu'elles suscitent, nous
recommandons la lecture du livre d'Antoine Lilti,
« L'héritage des Lumières, Ambivalences de la
modernité » (Gallimard/Seuil). Le livre de Corinne
Pelluchon, « Les Lumières à l'âge du vivant » (Seuil)
propose une réflexion très fine pour que de nouvelles
Lumières destituent le principe de domination – des
autres et de la nature – afin d'étayer le projet
d'une société démocratique et écologique.

Comme la pensée vivante, inquiète et subversive de Diderot
est peu ou rarement sollicitée lorsqu'il est question des
Lumières aujourd'hui, nous avons par ailleurs tout
intérêt à lire ou relire avec grand plaisir la « Lettre
sur les aveugles », « Le Rêve de d'Alembert », « Le
Neveu de Rameau », le « Supplément au Voyage de
Bougainville » ou « Jacques le fataliste ».


IN SITU
Vous trouverez également sur notre site, le texte
revigorant de John Holloway du mois de mai dernier,
« Les zapatistes arrivent ».

Bien fraternellement à toutes et à tous,

José Chatroussat

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