Journal de notre bordLettre no 186 (le 1er juin 2020)Bonsoir à toutes et à tous, Maintenant que l'économie capitaliste a révélé au grand jour toute l'étendue de son aberration et de son inhumanité à cause de l'incursion intempestive d'une pandémie, une réflexion collective de fond s'impose. Tout d'abord il faut prendre acte que cette économie est d'une fragilité tout à fait sidérante. Elle n'avait aucunement été ébranlée par le génocide au Rwanda (autour de 900 000 morts), par les génocides au Congo (probablement plusieurs millions de morts), par les pandémies en Afrique, par le tremblement de terre de 2010 en Haïti (280 000 morts), par les guerres en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, en Irak, au Yémen, en Lybie, en Syrie (400 000 morts au moins). Ces massacres et ces catastrophes n'ont fait boiter l'économie mondiale à aucun moment. Seules ses propres contradictions explosant dans la sphère financière l'ont fait sérieusement trébucher en 2007-2008. Alors pourquoi ce virus-là vient-il de la mettre gravement en difficulté, provoquant de nombreuses faillites, des vagues de licenciements qui à l'échelle planétaire se compteront bientôt par centaines de millions ? Il nous faut d'abord tenter de répondre à cette question. ___________________________________ UN COUP DE FREIN VENU D'EN HAUT LE TEMPS SUSPENDU TEMPS DE TRAVAIL ET TEMPS DE CHÔMAGE LES MOYENS DE VIVRE POUR UNE PERSPECTIVE INTERNATIONALISTE GUERRES SOCIALES ___________________________________ UN COUP DE FREIN VENU D'EN HAUT Il serait naïf d'avaler le discours lénifiant qui affirme que ces derniers mois les gouvernements ont choisi de sauver des vies humaines plutôt que l'économie. Rappelons par exemple que dans un premier temps, le pouvoir à Pékin a commencé par réprimer les lanceurs d'alerte de Wuhan. Rappelons que Macron, peu de jours avant le confinement, nous conseillait de sortir, de ne rien changer à « notre mode de vie » alors que l'épidémie avait déjà pris un tour extrêmement grave en Italie. La première réaction de la plupart des gouvernants a été de laisser l'économie poursuivre sa course folle et non de prendre les mesures sanitaires d'urgence. C'est finalement le Covid-19 qui leur a tordu le bras et les a obligés à prendre des décisions pour que le nombre de morts et de malades graves gardant des séquelles ne provoque pas des réactions de colère et un discrédit dangereux à leur égard. Les peuples sont susceptibles de se fâcher contre leur État. Les dirigeants de Pékin le savent qui ont eu à faire face à de multiples grèves et émeutes dans diverses régions de Chine. Macron et Édouard Philippe le savaient qui ont eu affaire à des mouvements assez musclés de la part des Gilets jaunes et des salariés vent debout contre leur tentative de démantèlement du système des retraites. Le virus a eu le mauvais goût de frapper quelques points sensibles des circuits de l'économie mondiale : Wuhan, Milan, Paris, Londres, New York... S'il avait sévi prioritairement à Ouagadougou, Mogadiscio, Phnom-Penh ou Porto-Rico, tout aurait continué sans souci, comme d'habitude. Les gouvernants chinois et européens n'auraient pas pris l'initiative aventureuse de donner un brutal coup de frein à la production et aux flux du commerce international par des mesures de confinement de la population. Mais puisqu'il avait fallu en arriver là, de peur que les rapports sociaux à la base du fonctionnement du capitalisme ne soient ébranlés par une mortalité excessive, avec des corps contaminés laissés sur les trottoirs faute d'être pris en charge dans les hôpitaux et des mouvements de révolte contre une telle incurie, les États (tout particulièrement l'État chinois et l'État français) en ont profité. Ils ont transformé les mesures d'hygiène et de protection sanitaire prises en catastrophe en une chape de plomb, avec un dispositif de contrôle policier et traçage informatique, un formatage médiatique des esprits ; cela a nourri chez certains l'envie de dénoncer ses voisins ou des passants censés ne pas respecter les règles. Les habitants des quartiers populaires ont été stigmatisés et la police s'est fait un plaisir de les verbaliser à tour de bras. Une nouvelle dose de néofascisme moléculaire a été injectée dans le corps social. LE TEMPS SUSPENDU Mais des conséquences d'une autre nature ont émergé qui sont susceptibles de fragiliser les États et de rendre peu convaincants les critères qui sous-tendent le fonctionnement de l'économie de profit. On a vu quels métiers étaient utiles et ceux dont on pouvait se passer. On a vu que la société, au travail ou dans le cadre familial, tenait debout avant tout grâce à l'activité des femmes. Et le fait qu'elles soient mal payées et nombreuses à être victimes de violences parfois mortelles de la part de leur conjoint indique qu'un changement radical dans les relations sociales s'impose d'urgence. Le temps suspendu du confinement, pour toutes celles et tous ceux qui n'ont pas été obligés de travailler encore plus que d'habitude, a pu être un temps de réflexion sur nos existences et sur le fonctionnement de la société. Il a permis une plus grande attention aux autres. Sortir momentanément du tempo infernal imposé par la machinerie capitaliste a mis en évidence ce qui nous est essentiel, nécessaire, désirable. Nous n'avons entrevu que l'esquisse d'un autre monde, mais suffisamment palpable et attirant pour que le fonctionnement du monde habituel, agressif, égoïste, routinier, pollué, épuisant, nous soit plus que jamais détestable. Or c'est vers ce monde odieux de la concurrence entre tous, de la soumission aux valeurs du capitalisme qu'on est en train de nous pousser comme du bétail pour le sauver de toute urgence. On nous assène qu'il faut au plus vite « relancer l'économie » en travaillant dur, en encaissant les plans de licenciements et en consommant le plus possible ; tout du moins pour ceux qui en ont les moyens et ont été frustrés de ne pas le faire pendant le confinement. Et si nous ne repartons pas à fond dans la course à la production et à la consommation, les économistes et politiciens aux ordres de ce système insensé nous promettent une récession gravissime avec des politiques d'austérité sévères pour les dix ans à venir, avec réduction de 50 % de notre pouvoir d'achat. « L'urgence de la reprise » titrait en gros le dernier numéro des Échos : cela sonne à la fois comme un ordre et comme un cri d'angoisse. Allons-nous obéir, nous laisser effrayer, nous sacrifier ? Allons-nous renoncer à nous fixer des objectifs qui soient à la hauteur de notre dignité et de nos aspirations à une vie autre, ayant du sens pour la collectivité et pour chaque individu ? TEMPS DE TRAVAIL ET TEMPS DE CHÔMAGE L'actualité qui va dominer désormais pendant des mois et des années est celle des plans de licenciements et de la croissance du nombre des personnes sans emploi à un niveau vertigineux. Toutes les analyses anticapitalistes politiques, économiques, sociologiques ou philosophiques qui ne prendraient pas en compte frontalement ce phénomène du chômage de masse qui va affecter le monde entier doivent être considérées comme nulles et non avenues. En 1938, un révolutionnaire a écrit ces paroles fortes : « Sous peine de se vouer lui-même à la dégénérescence, le prolétariat ne peut tolérer la transformation d'une partie croissante des ouvriers en chômeurs chroniques, en miséreux vivant des miettes d'une société en décomposition. {…} Les syndicats et autres organisations de masses doivent lier ceux qui ont du travail et ceux qui n'en n'ont pas par les engagements mutuels de la solidarité. » Pour éradiquer le chômage, il s'agit donc d'envisager sérieusement de lutter pour la répartition du travail entre tous et toutes. Telle quelle, cette proposition est par trop générale. Elle manque encore de chair et d'arguments pour l'étayer. Essayons d'avancer un peu dans cette voie. Il faut se préparer à mettre en place un temps de travail qui n'excède pas 25 heures par semaine, avec en plus bien sûr l'interdiction des heures supplémentaires et deux jours de repos obligatoires dans la semaine. À l'origine du 1er Mai, il y a eu la revendication d'un temps de travail de huit heures par jour, un objectif avancé par l'Association Internationale des Travailleurs lors de son congrès de 1866. Cette revendication a été défendue pendant des décennies dans tous les pays où existait un mouvement ouvrier. En s'inspirant de ce précédent, il ne serait pas déraisonnable en 2020 de se battre pour une journée de travail n'excédant pas cinq heures en moyenne. Il est crucial de préciser que cette journée de cinq heures ne devrait pas concerner seulement les travailleurs en France, mais ceux des cinq continents afin de briser leur mise en concurrence sur le marché du travail international (ou pour le dire autrement « le marché des esclaves salariés » où les firmes transnationales, par le biais de toute une chaîne de sous-traitants, viennent faire leurs emplettes en force de travail à bas coût pour maximiser leurs profits). Le temps d'un chômeur à la recherche d'un emploi est un temps vide, chargé d'anxiété et générateur de dégoût de soi ou d'une colère qui ne trouve pas une destination efficace, qui se retourne contre son entourage ou contre lui-même. Dans les conditions générales de dégradation des rapports sociaux et politiques, il est difficile désormais qu'il puisse y avoir des chômeurs heureux. Toutes les expériences individuelles du chômage et de ce qui le précède pour certains (le licenciement) illustrent de façon criante que la condition du chômeur et de la chômeuse moderne, du sans-travail, est vécue comme une violence permanente intériorisée. Du reste les organisations de chômeurs existent mais sont faibles alors que les chômeurs sont des millions. Les grandes manifestations de chômeurs sont à venir ou ne viendront jamais, surtout si les anticapitalistes ne prennent pas la mesure du problème. Dans ce cas, leurs exhortations au « Tous ensemble » en direction des travailleurs actifs (tout en n'ayant rien à dire et à proposer aux chômeurs) seront parfaitement vaines. La peur d'être licencié et de se retrouver sans emploi a de forte chance de générer plus que jamais de la passivité ou du moins de la prudence chez les travailleurs actifs qui n'ont pas un statut les protégeant de la précarité. LES MOYENS DE VIVRE La crise provoquée par le Covid-19 pose de façon aiguë la question des moyens de vivre pour une grande partie de l'humanité. Si on envisage d'éradiquer le chômage par une répartition du travail entre tout le monde, en ne gardant que les activités utiles et souhaitables pour bien vivre ensemble, il est clair que tout être humain a besoin d'une certaine somme d'argent. Parlons chiffres à nouveau. En France, une personne âgée ne sera pas acceptée dans une maison de retraite à moins de 1 800 euros par mois. Dans la région parisienne, un couple de salariés au smic ayant un ou deux enfants ne trouvera pas un logement à moins de 900 euros par mois. C'est à partir de faits de cet ordre qu'on peut estimer que le minimum vieillesse, le minimum jeunesse et le minimum âge mûr devraient se situer à 1 800 euros nets, et qu'il devrait être périodiquement relevé en fonction de la hausse des prix. Après la proposition d'une semaine maximum de 25 heures, j'ajoute celle de 1 800 euros nets par mois ! C'est utopique, c'est impossible ? Laissons dire ceux qui gagnent 10 000 euros par mois ou plus. Laissons pester les actionnaires, les gros propriétaires et les riches rentiers qui travaillent zéro heure par semaine pour la bonne raison qu'ils payent des gens pour gérer leur fortune. Définissons ce qui nous est absolument nécessaire et nous trouverons l'argent pour satisfaire nos besoins vitaux : en réquisitionnant les banques et les grandes fortunes, en annulant les dettes, en supprimant les paradis fiscaux et en prenant le contrôle de tous les circuits de l'économie actuelle. POUR UNE PERSPECTIVE INTERNATIONALISTE Sur le plan politique, certains proposent leur « solution » au chômage : relocaliser la production en France, consommer français, produire français (recyclage d'un vieux slogan du PCF de Georges Marchais auquel Jean-Marie Le Pen n'avait eu qu'à ajouter mielleusement sa propre touche xénophobe : « Produire français avec des Français »). Sous des formes dures ou édulcorées, les adorateurs de l'État-nation français, qu'ils soient politiciens, syndicalistes ou prétendument philosophes, ramènent sur le tapis toutes les vieilles recettes rancies, protectionnistes et nationalistes. Or, pour les grands groupes capitalistes, tout cela est parfait dans la mesure où l'idéologie nationaliste divise les travailleurs et plus largement les classes populaires qui risqueraient de faire bloc si elles avaient conscience de leurs intérêts communs ici et au-delà des frontières. Mais ce breuvage nationaliste toxique contre la « mondialisation » est bon pour la plèbe. Les grands groupes bancaires, industriels, de l'agroalimentaire, du transport et du commerce n'ont pas du tout l'intention de décrocher de la scène mondiale économique. Ils vont continuer à exploiter de la main d'oeuvre à bas prix et à vendre leurs marchandises dans tous les pays. D'autant plus qu'ils comptent sur l'aide massive de l'État-nation qui leur est déjà acquise pour se relancer dans la compétition internationale. Le nationalisme est une impasse, même lorsqu'il se pare de bonnes intentions sociales ou écologiques. Raisonner dans le cadre national, c'est une façon de vivre « chacun chez soi », dans une position d'hostilité à l'égard du monde qui nous entoure. Cela justifie l'existence d'un État qui règle la vie de tout le monde et renfloue « nos entreprises » et « nos fleurons industriels », lesquels comptent sur « nos collaborateurs » (leurs salariés) pour « relancer l'économie française ». Le souverainisme justifie les dépenses ruineuses d'armement de l'État et ses entreprises guerrières en Afrique et au Moyen Orient. Il justifie la répression ou l'indifférence à l'égard des migrants. Il cautionne l'autoritarisme, la suppression de bien des libertés et prépare la voie à des politiques encore plus réactionnaires comme nous en avons déjà quelques exemples concrets non loin d'ici en Hongrie, en Pologne ou en Turquie. Voilà pourquoi il nous faut bien sûr arracher tout ce que nous pouvons à l'État ici présent et aux capitalistes ici présents pour défendre nos emplois, notre pouvoir d'achat, les services publics et le secteur de la culture. Mais nous devons le faire continuellement dans une perspective internationaliste. Car ailleurs, les autres populations ont les mêmes besoins et les mêmes aspirations que nous. Les idées internationalistes ont bien besoin de reprendre des couleurs si nous voulons nous débarrasser des États et des dispositifs du capital qui conduisent l'humanité à sa perte. GUERRES SOCIALES Le vent de colère qui se lève aux États-Unis est un nouvel indice que nous entrons dans une période de guerres sociales particulièrement intenses. Partout dans le monde, des grèves pour empêcher des licenciements, des mobilisations contre les violences policières, contre la misère, contre la corruption des oligarchies en place, vont éclater. Toujours plus fortes et nombreuses. C'est inéluctable. La crise de 1929 avait fini par provoquer de grandes luttes, mais aussi des contre-révolutions avec les conséquences barbares que l'on sait. Aujourd'hui, les grèves, mobilisations et luttes diverses, locales ou nationales, peuvent toutes être défaites ou écrasées les unes après les autres. Les défaites peuvent entraîner du découragement ou même un engouement pour les pires politiciens réactionnaires. C'est le spectacle très préoccupant auquel nous avons assisté depuis le soulèvement en Argentine en 2001 qui a ouvert le cycle des luttes de classes de ce siècle. Ayons en mémoire les soulèvements en Grèce, en Syrie, au Maghreb, en Turquie, au Soudan. Toutes ces séquences de luttes méritent d'être analysées scrupuleusement dans toutes leurs contradictions et leurs limites. Elles recèlent des enseignements précieux. Il n'y a pas de fatalité à ce que chaque lutte petite ou grande soit défaite l'une après l'autre. Nos adversaires au pouvoir sont puissants et près à utiliser tous les moyens pour préserver leurs privilèges et sauver leur système. Ce qui manque à nos luttes et qui pourraient les rendre plus efficaces, plus porteuses d'espoir, ce sont des idées et pratiques audacieuses, émancipatrices, et de donner une place plus grande à la mémoire des luttes et expériences antérieures. Pour nous, se réinventer, ce sera détruire tous les pouvoirs étouffants et oppresseurs, par notre imagination et par nos luttes multiples. Bien fraternellement à toutes et à tous, José Chatroussat _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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