Journal de notre bordLettre no 183 (le 6 octobre 2019)Bonsoir à toutes et à tous, En cette période où on parle sans arrêt de lutte contre le réchauffement climatique, force est de constater que la contribution du groupe Lubrizol laisse beaucoup à désirer. Humour noir ? Certes, mais pas aussi noir que le panache de fumée de 22 km de long et six de large libéré au-dessus d'une bonne partie de l'agglomération rouennaise et qui s'est propagé bien au-delà. Quelles conséquences pour la vie et la santé de plusieurs centaines de milliers de personnes touchées par les diverses particules expédiées dans l'air et portées par le vent à la suite de cet incendie d'une usine classée Seveso à haute dangerosité ? Dans l'immédiat, l'impact négatif sur toutes les activités est d'ores et déjà impressionnant. La pollution n'a pas fait le détail entre la Seine, les zones fortement urbanisées, les terres agricoles et les communes rurales. Les effets désastreux se manifesteront plus tard, tout le monde en est conscient. Les informations qui sortent au compte-gouttes, jour après jour, révèlent l'ampleur toujours plus considérable de cette catastrophe. Sans disposer d'aucune donnée fiable et précise, le préfet de Seine-Maritime, quatre ministres et un premier ministre se sont relayés pour « rassurer la population ». Lubrizol étant une entreprise sérieuse selon le maire de Rouen, cela ne pouvait pas être grave. En fait, le rôle des gouvernants et des autorités locales n'a pas été d'apaiser les inquiétudes mais d'éviter le souffle de la colère des habitants se retournant contre eux et contre les dirigeants de Lubrizol. L'opération a en partie échoué. Une manifestation spontanée et houleuse de 500 personnes exigeant de connaître la vérité a été suivie le lendemain par une manifestation de 4 000 personnes se rendant devant la préfecture. Depuis la colère n'est pas retombée. Elle aussi a pris de l'ampleur. Car maintenant on en sait bien plus, même si on est loin de tout savoir. Au début, les autorités ne savaient rien car Lubrizol a gardé sous le coude pendant cinq jours toutes les informations sur la nature et la quantité des produits qui ont été projetés dans l'atmosphère. Entre-temps, le dimanche qui a suivi l'incendie, deux pelleteuses ont été envoyées en douce sur le site du hangar de Lubrizol qui a pris feu, pour enlever des déblais carbonisés et les mettre dans deux camions. Destination inconnue. Comme l'a dit un salarié délégué CGT d'une entreprise, Triadis Services, travaillant pour Lubrizol : « C'est un peu comme si on enlevait le cadavre d'une scène de crime. » Imaginez un particulier provoquant un incendie important à cause d'une fausse manoeuvre quelconque. Est-ce que le quidam n'aurait pas été perquisitionné, poursuivi en justice, éventuellement mis en garde à vue ? Mais là voyez-vous, c'est un « fleuron » de l'industrie locale qui a provoqué cet incendie gravissime. Il appartient à une holding américaine transnationale. Il fallait donc prendre des gants, attendre patiemment que Lubrizol efface quelques traces du sinistre et convienne d'une ligne de défense avec ses avocats, pour enfin qu'il daigne transmettre un gros paquet de fiches sur les produits brûlés sur son site. Leur décryptage a dû donner des migraines aux experts en chimie, biologie et toxicologie qui se sont penchés sur le dossier. Quelle est la nature des 5253 tonnes de produits qui ont brûlé ? André Cicolella, chimiste-biologiste estime que « le gros de la contamination vise les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) et les produits soufrés. Pour la plupart, ce sont des cancérogènes mutagènes et des perturbateurs endocriniens avec des effets transgénérationnels. » Et d'ajouter : « La présence de composés chlorés comme les paraffines peut être aussi suspectée. » Eric Dufourc, directeur adjoint scientifique de l'institut de chimie du CNRS, a repéré de son côté « des phénols, des composés corrosifs, dangereux pour l'environnement et reprotoxiques, c'est-à-dire qui perturbent la reproduction humaine et animale si l'exposition est importante. » Ce n'est pas tout. Le hangar qui a été ravagé avait une grande toiture amiantée qui a été pulvérisée. Des milliards de fibres d'amiante se sont retrouvés dans l'air. Des morceaux de fibrociment sont tombés dans des cours et des jardins. Imperturbable dans son optimisme, le préfet a affirmé qu'il n'y avait « pas de risque avéré avec l'amiante », tout en précisant qu'il ne fallait surtout pas toucher aux morceaux suspects que les habitants pourraient, d'aventure, trouver dans leur environnement. Des entreprises spécialisées s'en occuperont. Un jour ou l'autre. La cour est-elle pleine ? Eh bien non. À côté du hangar de Lubrizol se trouve un entrepôt de stockage de l'entreprise Normandie Logistique qui a été également détruit en grande partie par l'incendie. Il avait lui aussi un toit largement recouvert de fibrociment contenant de l'amiante. C'est seulement avant-hier qu'on a appris que 9050 tonnes de produits divers se trouvaient là, dont 4157 tonnes destinées à Lubrizol. Combien de tonnes de produits dangereux se sont volatilisées dans cet entrepôt, qu'il faudrait ajouter aux 5253 tonnes de Lubrizol ? On l'ignore. Peut-être autant, un peu moins ou un peu plus ? La direction de l'entreprise Normandie Logistique a déclaré qu'elle ignorait quels produits étaient dans ses hangars ce jour-là. Elle s'est contentée de « communiquer » que, n'étant pas classée Seveso, les produits qu'elle a stockés et qui ont été détruits n'étaient pas dangereux. CQFD. Le préfet, toujours compréhensif, a été convaincu par cette brillante démonstration. À ce stade, on pourrait être accablé. Mais on en est que plus révolté, déterminé à combattre les empoisonneurs capitalistes et leurs alliés gouvernementaux et politiques. Tous ces gens sont de mèche et se divisent le travail pour perpétuer un mode de production qui se révèle toujours plus mortifère. Le préfet nous enfume par sa misérable communication et sert de paratonnerre à la colère des habitants. Pendant que le préfet, une sorte de gouverneur de la région, se débrouillait avec le mécontentement de « la plèbe » rouennaise, Macron faisait son numéro de télé-évangéliste aux yeux exorbités pour vendre sa contre-réforme des retraites. Mais il en a mis une autre en route, moins voyante, qui montre à quel point son blabla écologique est d'une insondable hypocrisie. Au ministère de la transition écologique et solidaire, il est prévu de supprimer 4 951 postes d'ici 2022. Cette mesure, si nous la laissions passer, conduirait à exercer encore moins de contrôles sur des entreprises de type Seveso comme Lubrizol ; elle entraînerait d'autant plus d'accidents technologiques et d'activités industrielles polluantes et dangereuses de façon débridée. Cela aggraverait un mouvement déjà largement enclenché depuis plus de dix ans de diminution des contrôles des risques industriels. La déréglementation du droit environnemental est déjà bien lancée. Grâce à un décret plus coulant pour les grandes entreprises, en date du 4 juin 2018, le préfet de Seine-Maritime a pu autoriser Lubrizol à augmenter ses capacités de stockage, sans aucune étude préalable concernant les risques pour l'environnement ou la dangerosité. Ce préfet et Frédéric Henry, PDG de Lubrizol, mériteraient d'être poursuivis et condamnés à de lourdes peines pour mise en danger de la santé et de la vie d'autrui. Car c'est une chance inouïe qu'aucun pompier et aucun salarié de Lubrizol présent sur les lieux n'ait perdu la vie en combattant courageusement l'incendie pendant des heures et en l'empêchant de se propager à d'autres sites. Ajoutons que si le vent avait été orienté dans l'autre sens, la catastrophe aurait pu être encore plus considérable en atteignent une autre usine classée Seveso, comme Borélis par exemple (ex-AZF, potentiellement aussi dangereuses que celle de Toulouse). Dans un texte intitulé « Avertisseur d'incendie », Walter Benjamin écrivait : « Il faut couper la mèche qui brûle avant que l'incendie n'atteigne la dynamite. » L'image est d'une grande justesse. Son sens propre et son sens figuré se rejoignent. Mais comment faire ? Protester vigoureusement auprès des autorités de l'État ne suffit pas. Elles resteront impavides, en protection rapprochée des intérêts capitalistes, imperturbables dans leur destruction systématique des services publics et des protections sociales. La propriété privée des moyens de production et de transport a encore quelques beaux jours devant elle. Cette propriété est un droit à exploiter sans limites les travailleurs et un droit à empoisonner la population sans restriction. Ainsi va le monde capitaliste à l'échelle locale, nationale et internationale tant que les grands groupes capitalistes n'auront pas été expropriés. Pour l'instant, ils ont le champ libre. Warren Buffet, le milliardaire qui est à la tête de la holding possédant Lubrizol nous l'a déjà dit : « La lutte de classe existe, mais c'est nous {les capitalistes} qui l'avons gagnée ». à nous de lui donner tort. Mais pour l'instant, s'il n'y a pas moyen de remettre en route l'usine Lubrizol à Rouen, eh bien ils iront l'implanter dans un autre pays, plus accueillant fiscalement, avec des salaires plus faibles, des conditions de travail moins onéreuses pour la holding et un environnement social moins contestataire. Un événement tel que celui qui s'est produit à Rouen nous invite à décrocher d'un discours anticapitaliste convenu, schématique, de pacotille, qui ne prend pas en compte les difficultés et les opportunités qui se présentent à nous. Une des difficultés réside dans la situation des salariés qui travaillent pour des groupes comme Lubrizol. Les pressions patronales sur eux sont telles que dans le contexte d'une catastrophe comme celle de Rouen, ils sont condamnés à la loi du silence : pour ne pas perdre leur emploi, pour ne pas être désavoués rudement par leurs propres collègues s'ils parlent, et pour ne pas être accusé d'être responsable de ce qui s'est passé. Le chantage au chômage discipline tout le monde. Redonnons la parole au délégué CGT de Triadis Services, menacé dans cette affaire comme ses collègues de perdre son emploi : « La question de la fermeture de Lubrizol, on l'entend, mais ça inquiète. » Cette parole, les écologistes et les anticapitalistes de toutes sortes doivent l'entendre, la comprendre et y répondre sans se défiler. Si on ne veut plus de Lubrizol à Rouen, on propose quoi comme autre lieu, comme alternative compatible avec les intérêts des salariés concernés ? Cela oblige à comprendre la nature profonde du capital aujourd'hui. C'est une machine plus ou moins bien huilée qui nous embarque tous vers un désastre et qui nous divise trop efficacement en catégories sociales différentes et divergentes ; chacun voyant trop souvent minuit à sa porte, plutôt que midi dans l'ambiance d'angoisse et de malaise qui règne de plus en plus un peu partout. Le capital nous cerne et nous enveloppe dans toutes les modalités de notre existence. Sauf que personne n'est mieux ou plus mal placé pour le combattre s'il le veut. Ce qui fait la force de Lubrizol, qui a dégagé 6,2 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2018, ce n'est pas seulement la masse de profits qu'il dégage grâce à sa capacité à exploiter des milliers de travailleurs. Ce n'est pas non plus seulement son talent à se mettre dans la poche la complaisance d'un préfet, de quelques ministres, de quelques notables et d'un petit président de la république. Tout cela est vital bien sûr mais pas suffisant. Lubrizol a besoin de notre consentement à la consommation directe ou indirecte de ses produits, de ses lubrifiants. Dans le moteur de la voiture qui nous conduit au travail pour vendre la seule marchandise dont nous disposons, à savoir notre force de travail, il nous faut du Lubrizol ! Lorsque nous commandons des marchandises sur une plateforme, il faut bien qu'il y ait du Lubrizol dans les moteurs des camions et camionnettes qui les acheminent ! En d'autres termes, comme producteurs et comme consommateurs, nous sommes tous piégés, prisonniers, englués dans la toile tissée par le capital qui configure toute la société. Reconnaître cela serait déjà un grand progrès qui nous aiderait à trouver les moyens pour nous défaire de la société capitaliste. À partir de cette reconnaissance, des liens nouveaux pourraient se créer pour se comprendre et mener la lutte ensemble. Cette société dans laquelle nous nous débattons ne pourrait pas survivre sans la chimie, le gaz, le pétrole et l'énergie nucléaire. Cette société n'est pas la notre. Elle produit trop de pollution, de déchets, de dangers, de guerres et de malheurs de toutes sortes. Notre société ne peut être que celle des communs, une société communiste, démocratique, responsable, enfin humaine. Bien fraternellement à toutes et à tous, José Chatroussat _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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