Journal de notre bordLettre no 181 (le 27 janvier 2019)Bonsoir à toutes et à tous, Le XXIe siècle se caractérise de plus en plus par la complexité, la confusion, le brouillage avec lesquels se présentent les phénomènes économiques, politiques et sociaux. D'ailleurs, employer ces trois derniers adjectifs relève d'une approche désuète héritée du siècle précédent. Car il n'est plus possible aujourd'hui de démêler aisément ce qui est économique, politique, social et même du domaine de la vie intime, depuis que grâce aux réseaux sociaux, les grandes plateformes marchandes ont accès à tout ce qu'on pense, tout ce qu'on aime ou déteste, tout ce qu'on fait et où on se trouve à tout instant. Et en plus, de nos échanges et de nos loisirs devant l'écran, elles parviennent à transformer cela en profit. Les GAFA nous tiennent dans le creux de leurs mains avec notre consentement et il est douteux que nous ayons conscience des conséquences désagréables qui vont en résulter pour l'humanité. Si on s'obstine a découper en tranches la réalité du monde actuel en secteurs séparés comme l'économie, la politique, le social, la culture, la sphère privée, on prend le risque de manquer l'essentiel et d'ajouter à la confusion et à l'opacité. Dans les années 1960-1970, on entendait comme une ritournelle que « tout est politique ! ». Au stade de dégénérescence actuel de la société capitaliste, et seulement si on tient aux formules réductrices, il serait plus juste de dire que « tout est économique ! », c'est-à-dire soumis et imprégné par la logique du capital. Les marges d'autonomie sont d'autant plus précieuses qu'elles se réduisent comme peau de chagrin. Le capitalisme est un mode d'organisation des relations entre tous les êtres humains peuplant la terre qui passe obligatoirement par l'argent, le médium qui permet de produire et de consommer des marchandises. Le pouvoir de l'argent et ses capacités d'accumulation sont sans limites, si ce n'est la destruction des conditions d'existence du vivant que présagent le réchauffement climatique et les diverses formes de pollutions engendrées par le mode de production et de consommation capitaliste. Les lecteurs les plus patients de cette lettre commencent peut-être à s'agacer de ces considérations et à se demandent : « Quel est le rapport avec le mouvement des gilets jaunes ? ». Il y en a un qui mérite qu'on s'y arrête. Comme tout mouvement d'importance, il n'a de chance de déboucher sur des résultats positifs qu'en s'inscrivant dans une perspective internationale, au minimum européenne. Il y a des gens qui l'ont bien compris. Malheureusement ce sont nos pires ennemis. Les extrême-droites européennes se regroupent, s'organisent, s'encouragent, s'échangent des formules et des argumentaires par-delà les frontières. Quelques envoyés spéciaux de l'extrême droite des États-Unis aident à la manoeuvre sur tous les plans. De Trump à Poutine en passant par Bolsonaro, chacun apporte sa contribution idéologique et financière. Une internationale fasciste est tranquillement en train de se mettre en place. Une bonne partie de la gauche radicale et de la gauche révolutionnaire ne semble pas comprendre qu'il est grand temps de devenir ou de redevenir internationaliste, concrètement et de multiples façons. Or, rien de tel n'apparaît au grand jour, car chaque parti ou organisation de gauche ou d'extrême gauche circonscrit son combat au cadre national. On s'en prend donc à son gouvernement qui est en cheville avec le Medef, ce qui est incontestable. Bien sûr, toutes les luttes contre les tenants du capitalisme que nous avons sous la main en France sont absolument nécessaires, c'est l'évidence même. Encore faut-il inscrire ces luttes dans un cadre plus général, à savoir européen et mondial pour se donner les moyens d'attaquer le capitalisme sur tous les terrains où il sévit, et dans l'immédiat, couper l'herbe sous le pied à tous les démagogues de droite ou d'extrême droite. La question me semble avoir une importance assez considérable par rapport au mouvement des gilets jaunes. Les fascistes, qui sont décidément plus réactifs que ceux qui se réclament des idées de gauche ou des idées révolutionnaires, ont compris que ce mouvement de colère tout à fait légitime méritait qu'ils s'en occupent, tout particulièrement sur Internet, pour commencer à polluer les esprits avec une bonne dose de racisme, d'antisémitisme et d'insinuations répugnantes qui anesthésient les capacités critiques et préparent d'authentiques dérives autoritaires et barbares. Qualifier pour autant le mouvement hétérogène des gilets jaunes de fasciste, c'est l'offrir sur un plateau d'argent à ces manipulateurs. C'est aussi faire un cadeau à Macron qui a tout fait dans les premières semaines du mouvement pour qu'il soit perçu comme fasciste. Et lui s'en serait sorti en se donnant la posture de celui qui va sauver « nos institutions démocratiques » et qui pourfend le nationalisme. Son coup n'a pas marché. Les gens d'extrême droite sont influents dans ce mouvement, mais il les débordent encore très largement, parce que des syndicalistes et des militants de gauche y participent à juste raison, et parce que de nombreux gilets jaunes ne sont ni racistes, ni antisémites, ni prêts à croire n'importe quel bobard ou vidéo truquée qui circule sur la toile. Mais la situation n'est pas stable. Et sauf à être fataliste (« les fachos ont déjà gagné la partie ») ou déraisonnablement optimiste (« la plupart des gilets jaunes sont fondamentalement anticapitalistes »), le destin de ce mouvement dépendra de l'intervention plus ou moins efficace de ses acteurs s'affranchissant de tous les préjugés nationalistes et souverainistes. Car c'est là où se trouve la ligne de démarcation : être nationaliste ou être internationaliste, telle est la question. Mais qu'est-ce qu'être internationaliste en 2019 ? C'est tout simplement se considérer comme un être humain, un habitant comme un autre d'une planète déjà bien dévastée. Le petit plus qui fait de ce simple habitant un internationaliste, c'est qu'il a l'impression que les problèmes les plus graves viennent du capitalisme qui nous asservit tous et toutes à l'échelle mondiale. La pollution et le réchauffement climatiques sont internationaux. La disparition des espèces est internationale. L'exploitation de la force de travail est internationale. Les formes de consommation les plus problématiques sont internationales. Et au bout du compte, pour combattre ce système, il faudrait s'en tenir au cadre national, à l'agenda électoral national, aux querelles politiciennes nationales, à la dénonciation de la malfaisance d'un chef d'État ou d'un patronat national ? Ou alors s'exciter prioritairement contre les institutions de l'Union européenne ? N'a-t-on pas compris que c'est toute une chaîne d'organismes locaux (les préfets), nationaux (les États) et transnationaux (UE, FMI, Banque mondiale, OMC, etc) qui sont à la manoeuvre pour sauver le capital, les multinationales et la poignée d'individus qui en profitent, quelle que soit leur nationalité soit dit en passant ? Si la colère des travailleurs, des chômeurs, des populations pauvres partout dans le monde contre les riches et les gouvernants (qui les protègent avec leurs flics et leurs militaires, et les aident à être encore plus riches) s'exprime éternellement dans un cadre étroitement national, elle n'est pas seulement vouée à l'échec. Cette colère pourra partout être retournée contre des bouc-émissaires, les migrants, les étrangers, les Arabes, les Juifs, les plus pauvres que soi, on peut rallonger la liste à loisir. Un « anticapitalisme » nationaliste, franchouillard, du genre « citoyens français avant tout et les autres peuvent crever », constitue un danger mortel. Nous pouvons y faire face. Il faut trouver les mots qui nous soudent, qui parlent au coeur et à la raison. C'est un défi majeur. « L'Internationale sera le genre humain » ou l'humanité va mourir à petits feux dans les quelques décennies qui viennent, piégée par ses divisions, ses frontières mentales et étatiques. Bonne année à toutes et à tous, José Chatroussat _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/lettres/Lettre_181_27-01-2019.html