Journal de notre bordLettre no 179 (le 29 mars 2018)Bonsoir à toutes et à tous, Nous vivons un moment d'espoir et d'incertitude à la veille d'une confrontation qui s'annonce de grande ampleur à partir de mardi prochain. D'ici là, nous pouvons saisir l'occasion pour en faire aussi un moment de réflexion sur nos chances de gagner, sur les obstacles à surmonter ou vaincre, sur les ressources dont nous disposons à la lumière d'expériences de grandes luttes antérieures. Chacun sent bien que l'enjeu n'est pas seulement d'empêcher la mise en place d'une série de contre-réformes, mais aussi de dégager un horizon vivable, une perspective pour notre émancipation commune. ___________________________________ Réveil prometteur L'enjeu de la confrontation dans le contexte international Un effort nécessaire pour devenir internationalistes Extension des luttes et grève générale Rêve générale ? ___________________________________ RÉVEIL PROMETTEUR Nous venons de vivre le début d'un réveil prometteur du monde salarié. La colère sociale a commencé à s'exprimer à l'échelle nationale avec plus de vigueur, tout d'abord le 30 janvier avec la mobilisation du personnel et des résidents des Ehpad, ensuite le 15 mars avec les manifestations particulièrement massives des retraités, et surtout, bien sûr, avec la journée du 22 mars. Des faits imprévus par les états-majors syndicaux et par le gouvernement se sont produits ce jour-là. Ce qui ne devait être qu'une manifestation de cheminots à Paris s'est transformé en grève bien suivie des cheminots alors que seuls les syndicats Sud Rail et l'UNSA avaient déposé un préavis de grève. Des cadres ont refusé de remplacer les grévistes. La grève et les manifestations dans la Fonction publique ont été un franc succès alors que la CFDT qui arrive en tête dans ce secteur aux élections professionnelles et l'UNSA n'y appelaient pas. La démonstration a été faite que les salariés combatifs pouvaient se passer si nécessaire de l'unité des directions syndicales et pouvaient faire converger leurs actions comme on l'a vu à Paris avec la fusion particulièrement enthousiasmante des deux cortèges, celui des cheminots et celui des fonctionnaires et des étudiants. L'idée d'une convergence nécessaire des luttes qui pouvait apparaître comme une marotte des syndicalistes radicaux et des anticapitalistes de toutes nuances commence à prendre corps. Les salariés d'Air France, les éboueurs et les travailleurs du secteur de l'énergie ont décidé d'emboîter le pas aux cheminots mardi prochain. Le corporatisme qui isole et divise en prend déjà un coup. L'autre fait qui n'était pas prévu au programme s'est produit à la faculté de Droit à Montpellier. L'agression odieuse d'un commando d'individus encouragés par le doyen de cette faculté qui ont chassé brutalement les étudiants occupant pacifiquement les lieux a déclenché un mouvement d'indignation. Résultat, des étudiants dans une bonne douzaine d'universités sont à présent dans l'action au moment même où un mouvement de grève puissant va commencer le 3 avril. Les velléités de notre président-banquier de commémorer Mai 68 vont sans doute être rangées au placard. Il est douteux que les passeurs de pommade et conseillers de Macron, comme Jacques Attali ou l'ex-contestataire Cohn-Bendit, lui conseillent d'insister dans le contexte actuel. S'il s'agit de célébrer Mai 68 et de s'inspirer de cette expérience, les salariés, les retraités, les lycéens et les étudiants s'en chargent déjà à leur façon, très concrètement. Une situation de crise sociale de grand style est toujours émaillée d'épisodes amusants. Ainsi, Nicolas Sarkozy est probablement l'homme politique qui s'est le plus déchaîné contre Mai 68. Selon lui, piochant dans les arguments de certains idéologues médiatiques comme Luc Ferry et Alain Finkielkraut, ces évènements et leurs acteurs auraient mené la France sur le chemin de la décadence sur tous les terrains, en particulier celui de la morale publique. Et c'est ce même Sarkozy qui vient de se faire pincer par la police et la justice pour cause de financement illégal de sa campagne de 2006 grâce aux dons discrets et généreux du dictateur Khadafi. La sacralisation de la « fonction présidentielle » en prend un coup au passage et on ne peut que s'en féliciter. L'ENJEU DE LA CONFRONTATION DANS LE CONTEXTE INTERNATIONAL Nous n'en sommes encore qu'à des lueurs d'espoir d'un mouvement réellement efficace et susceptible de faire reculer le gouvernement et le grand patronat. Puisque beaucoup de militants se préoccupent à juste titre de « construire un rapport de force », il n'est peut-être pas inutile d'examiner au plus près la position et les atouts du pouvoir en place et dans quel contexte européen et même mondial il va réagir. Sur l'essentiel, Macron n'a aucun intérêt à reculer, même devant des grèves et manifestations importantes, et même si sa côte de popularité venait à s'écrouler dans les sondages. Il peut lâcher des bricoles pour émietter les forces en présence sans renoncer au noyau dur de ses mesures. Il faut partir de cette donnée, non pas par pessimisme mais par réalisme - pour tout dire - révolutionnaire. Nous n'avons aucun intérêt à nourrir un optimisme superficiel qui nous ferait mal apprécier la force de nos adversaires. La marge de manoeuvre d'autrefois permettant d'obtenir du « grain à moudre » et le « maintien des acquis » est désormais dérisoire quand on n'a pas comme optique de remettre en cause les fondements de l'ordre établi par et pour les très riches. Les contre-réformes que le gouvernement veut faire passer sont exigées par les grands groupes capitalistes et par de larges secteurs de la grande et moyenne bourgeoisie. Répétons-le, le président des riches n'est qu'un mercenaire du capital, comme tous les chefs de gouvernement. Il s'aligne sur ses besoins, lesquels s'expriment au niveau national (le MEDEF et les grands médias) et au niveau européen (les institutions de l'Union européenne). Chaque mercenaire étatique du capital a son propre style (Trump, Trudeau, Merkel, Theresa May, etc). Mais leur fonction est la même, exploiter et rançonner les classes populaires pour alimenter la chaudière à profits qui risque d'exploser ou de tomber en panne lors de la prochaine grande crise financière. Il leur faut donc, préventivement, accélérer les mesures de privatisation, les plans de licenciements, le flicage des chômeurs, les mesures pour nous précariser, nous uberiser, nous googleliser, nous rendre fatalistes et démoralisés. Cela se traduit en France par une entreprise de destruction, déjà bien engagée sous Sarkozy et Hollande et qui se poursuit à pleine vitesse sous Macron, des services publics, des conventions collectives, des diplômes nationaux et des statuts collectifs. Mais la tâche n'est pas si simple. Macron et ses collègues à la tête des autres États s'attendent à des révoltes sociales. C'est pourquoi partout, on assiste à un durcissement des pouvoirs exécutifs (de répression avant tout), à l'augmentation des budgets d'armement pour les guerres futures, à un renforcement des mesures de contrôle des moyens d'information et des citoyens, à une recrudescence des démagogies nationalistes, anti-immigrés, xénophobes, pour briser par avance la convergence des luttes des classes populaires et des jeunes. UN EFFORT NÉCESSAIRE POUR DEVENIR INTERNATIONALISTES Dans le contexte européen et international, la confrontation en France et son issue vont être particulièrement observées. Macron se trouve momentanément à la tête du front de classe des riches de l'Union européenne. S'il tient le choc face à l'épreuve et en sort vainqueur, il sera loué comme un grand homme méritant d'entrer dans l'Histoire (des privilégiés) au même titre que Reagan, Thatcher, Tony Blair et Schröder. S'il échoue, c'est nous qui devrons nous considérer comme un front offensif faisant sauter toutes les mesures prises contre les classes populaires et finalement contre la société aussi bien au niveau national qu'au niveau européen. Cela ne se fera pas facilement et automatiquement. Nous devrons faire appel explicitement à la mobilisation des millions de travailleurs, retraités, chômeurs et déshérités de toutes sortes en Europe pour que les avancées que nous aurons obtenues momentanément en France ne soient pas rapidement balayées ou annulées d'une manière ou d'une autre. De ce point de vue plus large que le cadre hexagonal, nous ne devons pas oublier les leçons de ce qui s'est passé en Grèce ces dernières années. La population avec ou sans emploi, toutes générations confondues, a fait preuve d'une formidable combativité depuis décembre 2008. Mais elle s'est malgré tout enfoncée dans la misère à cause des dispositifs impitoyables mis en place par sa propre bourgeoisie, par l'Union européenne et le FMI, mais pas seulement. Elle a été victime de l'illusion entretenue par une grande partie des responsables et militants de gauche et d'extrême gauche, que le « rapport des forces » pouvait être changé favorablement dans le seul cadre national, sans le renfort d'autres salariés, chômeurs, retraités ou étudiants dans le reste de l'Europe. Symétriquement, ici en France, il y a eu tout un public de syndicalistes et de militants de gauche, qui applaudissait bien fort lorsque Syriza progressait et a fini par accéder au gouvernement avec le résultat qu'on sait, au lieu de prendre des initiatives de solidarité avec les forces vives en lutte en Grèce. Ces gens sont à présent muets sur Tsipras et ce qui se passe en Grèce. Sauf que notre sort a commencé à se jouer à Athènes. Et si maintenant nous ne le comprenons pas en faisant un effort pour être internationalistes, nous connaîtrons ici une descente aux enfers aussi sévère qu'en Grèce, avec en prime un renforcement des forces nationalistes et d'extrême droite contre nous. EXTENSION DES LUTTES ET GRÈVE GÉNÉRALE Les grandes mobilisations du passé, comme celles de Juin 1936 et Mai 1968 dont on reparle beaucoup actuellement ne peuvent pas être prises comme des modèles. Ces expériences nous sont d'une grande utilité à condition de ne pas les traiter comme des mythes référentiels mais comme des sources d'inspiration devant être soigneusement examinées en détail. Celles et ceux qui mettent en avant l'idée de grève générale en se référant à 36 et 68 n'en tirent pas toujours les enseignements adéquats. Leur argumentation vise à démontrer que ces deux exemples prestigieux ont permis de faire reculer l'État et le patronat et d'obtenir des revendications substantielles. Or ce n'est pas exactement ce qui s'est passé, et ce n'est pas d'ailleurs ce qui est le plus important. Après juin 1936, il n'a fallu que quelques mois au patronat pour revenir sur la plupart des concessions faites à la classe ouvrière et une intense répression a frappé les syndicalistes et les salariés combatifs à partir de 1938. Toujours en restant sur le terrain revendicatif, il faut préciser qu'à la fin de la grève générale de mai-juin 1968, les résultats ont été minimes. Les augmentations de salaires ont été rapidement annulées par la hausse des prix, le temps de travail très légèrement diminué et les conditions de travail faiblement améliorées. Le seul gain solide a été la reconnaissance des syndicats dans l'entreprise. Pourquoi ces deux grèves générales de 36 et surtout celle de 68 se sont-elles soldées par un bilan revendicatif aussi maigre et aussi fragile ? Dans les deux cas, le syndicat le plus influent, la CGT, a bradé la grève et n'a pas voulu ébranler le pouvoir en place. En 36 comme en 68, les syndicalistes réformistes, qu'ils soient staliniens ou non, exerçaient une véritable hégémonie sur la classe ouvrière. Quand les secteurs grévistes les plus combatifs et les plus lucides s'en sont rendu compte, il était trop tard et il ne servait plus à rien de crier à la trahison. Qu'en est-il aujourd'hui ? Les directions syndicales réformistes exercent encore une grande influence, mais elle est loin d'être hégémonique. De ce point de vue, les luttes à venir, si elles convergent, n'auront pas à affronter un verrou aussi solide. À condition que les acteurs des luttes soient en mesure de s'organiser de façon autonome au travers d'organes démocratiques, les chances de donner une issue positive aux mouvements sont solides, à savoir une plus grande confiance en nos capacités de nous organiser et de changer la société. L'apport particulièrement positif des grèves de 1936 et 1968 se situe sur un autre plan que celui du gain revendicatif. À chaque fois, ce fut un moment de suspension du temps, un moment de joie car d'arrêt de l'exploitation, de la routine, du fatalisme, de la morne indifférence aux autres. En Mai 68, ce fut aussi une brève échappée à l'abrutissement consumériste multiforme. Ce fut une période où tout le monde se parlait, discutait, refaisait le monde, savourait ce laps de temps de fraternité et même de bonheur où d'autres rapports humains se vivaient immédiatement. S'il y a un héritage de Mai 68 qui n'a pas pris une ride et dont pourraient s'emparer les générations actuelles, c'est bien celui-là. RÊVE GÉNÉRALE ? Mais aujourd'hui, sur la base de ces expériences, on peut faire mieux, on doit faire mieux. Le mouvement lancé par les femmes aux États-Unis contre le harcèlement sexuel et celui des jeunes Américains contre le lobby de l'armement indiquent qu'un mouvement spontané peut rapidement devenir transnational et qu'il peut s'inscrire dans la durée s'il ne se laisse pas dévoyer et encadrer par des politiciens ou des experts autoproclamés de la lutte. La mobilisation actuelle dans les transports, l'énergie, la Fonction publique et les universités porte en elle un potentiel d'idées et de propositions d'une importance primordiale pour l'avenir de notre vie à tous en société. Elle peut être une opportunité pour mettre en commun nos idées, nos points de vue, et les faire partager largement autour de nous auprès des personnes qui sont sceptiques ou découragées. Lors de la lutte contre le CPE de février à avril 2006, un beau slogan avait été inventé et porté sous forme d'autocollants par des dizaines de milliers de manifestants. Par un léger détournement du slogan « Grève générale » avait émergé le mot d'ordre « Rêve générale ». C'est peut-être celui-ci qui a aujourd'hui à nouveau la plus grande acuité et la plus grande intensité. Car par de multiples canaux propagandistes, on veut nous enfermer dans le carcan d'un réel inévitable (« il faut réformer ») qu'il s'agit de saper et de faire exploser par notre « rêve générale ». Chacun peut le formuler à sa façon, avec ses mots et sa perception singulière. Mais en termes généraux, il semble que nous puissions nous accorder sur la nécessité de vivre dans une société reposant exclusivement sur des critères humains. Ce qui suppose de balayer toutes les formes de privatisation (de tout ce qui nous prive de ce qui est utile, raisonnable, humain) et d'en finir avec la concurrence, les évaluations, la compétitivité, la rentabilité, les frontières, autant de termes désignant les figures de la barbarie capitaliste bien réelle, épouvantablement réelle. Rêvons donc et créons les conditions d'une telle vie en société. Pouvoir être transporté gratuitement dans des conditions décentes, de confort, de sûreté et d'exactitude constitue un bien commun. Pouvoir être soigné et opéré gratuitement dans des conditions fiables et humainement décentes doit tout autant être considéré comme un bien commun. Faire en sorte que tous les enfants et tous les jeunes accèdent à un savoir riche et gratifiant, et pas seulement à un genre de passeport pour un travail stupide ou dégradant, ou pour Pôle emploi, doit aussi être un bien commun. Tous les processus de marchandisation sont nuisibles et portent en eux une charge de destruction des êtres et de leur environnement qui se généralise dangereusement. C'est ce qui rend urgent de considérer toutes les activités humaines comme produisant des biens communs. Bien fraternellement à toutes et à tous, José Chatroussat _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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