Journal de notre bordLettre no 178 (le 8 mars 2018)Bonjour à toutes et à tous, Nous sommes en situation de détresse et de colère. Nous qui ? Nous, les femmes de ménage méprisées, les aides-soignantes exténuées, les malades sans horizon, les vieux retraités sans le sou, les agriculteurs criblés de dettes gagnant la moitié du SMIC ; nous, les ouvriers, les employés, les précaires, les licenciés anxieux ; nous, les chômeurs, les handicapés, les sans-logement ; nous, les migrants qui avons perdu bien des proches au fond de cette belle mer Méditerranée sillonnée par des bateaux de croisière de plus en plus gros et luxueux. Ce « nous » représente beaucoup de monde. Et pour l'instant, ça ne change pas notre sort qui ne fait que se détériorer mois après mois. Notre colère est intense mais elle est rentrée. Quand elle s'exprime, c'est de façon morcelée, par métier, par catégorie sociale. Dans la vie quotidienne, elle s'exprime souvent plus contre des proches que contre les responsables de notre situation. Nous regardons un peu trop nos écrans qui sélectionnent les mauvaises nouvelles, la part sordide du monde tel qu'il va mal. C'est mauvais pour notre moral, pour la compréhension de notre situation et de nos possibilités. Disons que cela ne suffit pas à y voir clair. Les gouvernants actuels en France ont réussi pour l'instant à traiter les colères et les mécontentements au cas par cas, les uns après les autres. Ils ont reculé à Notre-Dame-des-Landes, mais ils ont envoyé 500 gendarmes mobiles à Bure pour chasser brutalement quinze personnes et détruire leurs installations. Il y a là un aveu de faiblesse de l'État qui donne envie de prolonger la lutte et de l'amplifier. Pour que les refus, les luttes et les colères sociales puissent gagner en efficacité, il y a apparemment tellement d'obstacles à franchir et de conditions à remplir qu'on peut facilement en être découragé. Or, les évènements importants, changeant la donne, peuvent se préparer mais ne se programment pas. Ils surviennent et ils surprennent tout le monde. C'est en quoi ils peuvent être efficaces. Les centrales syndicales sont des programmateurs officiels d'évènements convenus, genre journées d'action en ordre dispersé, ou à répétition éventuellement comme en 2010 ou en 2016. On l'a vérifié sur plusieurs décennies. On ne peut rien exiger d'elles de plus. Elles font partie des meubles de l'ordre social établi, en étant même labellisées « partenaires sociaux ». Mais une des ressources dont nous disposons, parmi d'autres, est de réactiver notre mémoire ou notre connaissance des luttes des dernières années. On ne peut pas s'imaginer gagner ou modifier le rapport de force dans l'avenir sans cerner les raisons des échecs et des réussites du passé. Sans entrer ici dans le détail et pour s'en tenir aux grandes luttes en France depuis vingt ans, il apparaît que les mobilisations de 2003 et 2010 contre les réformes Fillon des retraites, et celle de 2016 contre la destruction du droit du travail se sont soldées par des échecs. La révolte des jeunes des banlieues déshérités en 2005 s'est également soldée par un échec d'autant plus cuisant que les manifestations de solidarité au sein de la gauche et de l'extrême gauche ont été insignifiantes, avec des conséquences politiques et sociales tout à fait néfastes. Seul, en 2006, le mouvement contre le CPE des jeunes et d'une partie des salariés syndiqués a été un succès net et indiscutable. À celui-ci, on peut ajouter le succès, en ce début d'année 2018, des zadistes et de leurs soutiens multiples à Notre-Dame-des-Landes. Ces deux succès n'auraient pas été possibles sans l'intervention de jeunes faisant preuve de ténacité et d'énergie d'une part, et de la sympathie d'une partie de la population d'autre part. À noter également, que les acteurs de ces deux mouvements ne se sont pas laissé encadrer par les fameux « partenaires sociaux ». Ils ont pris leurs responsabilités, ont agi par surprise, sans se laisser intimider par l'État, sans se laisser enfermer dans un calendrier concocté par les directions syndicales ou politiques. Il faut en fait remonter vingt-deux ans en arrière, en novembre-décembre 1995, pour trouver l'exemple d'un ample mouvement de salariés se concluant par un succès. Dans ce cas, ce sont les directions syndicales de FO et de la CGT qui ont pris l'initiative. Mais ensuite, c'est le dynamisme des cheminots, très déterminés, organisés en assemblées générales journalières et parfois en comités de lutte, qui a fait toute la différence, entraînant d'autres secteurs de salariés et bénéficiant d'une large sympathie dans la population. L'utilité de se coordonner pour gagner restait encore en 1995, après les expériences des années 1980, une donnée vivante dans les esprits qui s'est passablement dissipée depuis. Sauf à estimer que les expériences passées ne nous sont d'aucune utilité et qu'il suffit d'espérer une très hypothétique grève générale en la réclamant aux directions syndicales d'un air farouche sur l'air des lampions, il me semble qu'il faut renouer avec les pratiques démocratiques directes et la volonté de se coordonner qui ont pu exister, même imparfaitement, lors des mouvements qui ont fait reculer le noyau dur des capitalistes incarné par l'État. Si nous déléguons le sort de nos luttes à d'autres que nous-mêmes, nous nous exposons une fois de plus à des déceptions et à des revers cinglants. Si le gouvernement actuel tient tellement à supprimer le statut des cheminots, ce n'est pas bien sûr pour redresser les comptes de la SNCF, c'est en particulier par vengeance de classe. Le mouvement de 1995 est resté en travers de la gorge du patronat, même si depuis, il a accumulé les victoires et les profits aux dépens des salariés et des classes populaires. Le capital veut à présent passer en force, avoir définitivement un salariat précarisé à sa botte dans tous les secteurs d'activité. Le maintien ou la destruction du statut des cheminots est donc hautement symbolique, tout en étant très concret pour les intéressés. Le fait qu'aujourd'hui il existe une hésitation, un embarras dans les rangs des syndicalistes et des salariés à affirmer que le statut des cheminots est parfaitement justifié et ne doit en aucun cas être remis en question est révélateur d'une intériorisation d'un état de faiblesse du moral, du manque de confiance dans leur légitimité comme acteurs de la lutte de classe, des acteurs sur les pieds desquels l'État et les patrons n'ont pas intérêt à marcher sans subir une conflagration sociale. Lorsqu'un gouvernement ou un autre a eu des velléités de s'en prendre au statut et à certains avantages des notaires, des huissiers ou des médecins libéraux, voyez comme ces catégories ont toujours su faire bloc efficacement, en prenant des airs offensés et en faisant grand tapage dans les médias ! « L'indispensable réforme et modernisation » de ces métiers-là n'est visiblement pas à l'ordre du jour. La lutte qui va se jouer dans les semaines qui viennent est donc en grande partie une lutte de reconquête du respect de nous-mêmes, d'affirmation de notre bon droit à la lutte sous des formes démocratiques et coordonnées, que nous soyons cheminots, enseignants, retraités, employés, hospitaliers ou travailleurs dans des EHPAD. À la face de l'aristocratie étatique et financière, nous devons affirmer fièrement : « Votre blabla technocratique sur les déficits (dont vous êtes seuls responsables) et sur la compétitivité de « nos entreprises » nous laisse complètement froids. Nous voyons bien que plus vous faites des profits et plus les licenciés et les chômeurs sont nombreux, plus les emplois socialement utiles disparaissent. Votre activité est nuisible pour la société et pour l'environnement. Nous devrons abolir vos statuts de profiteurs et de parasites. Car seules nos vies comptent. » ___________________________________ Ouvrons le bal de mai 68 pour faire valser l'ordre établi La poésie en alerte Blues et swing, par bonds et rebonds ___________________________________ OUVRONS LE BAL DE MAI 68 POUR FAIRE VALSER L'ORDRE ÉTABLI Les livres, interviews et articles sur Mai 68 ne transportent pas toujours de joie, surtout celles et ceux qui ont participé à ces évènements et sont restés fidèles à leurs idées et à leurs espoirs. Raison de plus pour recommander chaudement la lecture de deux livres qui vont à l'encontre de ceux dénigrant et dénaturant cet événement majeur : « 1968. De grands soirs en petits matins » (450 pages, Seuil) de Ludivine Bantigny, et « May Made Me, An Oral History of the 1968 Uprising in France » de Mitchell Abidor (253 pages, Pluto Press). La référence pour commander ce livre sur internet est : www.plutobooks.com/9780745336947/may-made-me/ L'historienne Ludivine Bantigny est trop jeune pour avoir connu Mai 68. Il est d'autant plus remarquable qu'elle soit parvenue à restituer le climat, l'esprit, la diversité des luttes et des projets qui ont fleuri au cours de ce mouvement, avec un enthousiasme qu'elle ne cache pas. Elle s'est plongée dans une multitude d'archives souvent inédites concernant les acteurs des luttes, mais aussi dans les archives des institutions censées maintenir l'ordre, celles de l'Élysée, des préfectures et de la police. Elle restitue ainsi la multiplicité des points de vue et des milieux sociaux concernés, et nous fait ressentir les émotions des différents protagonistes et met en évidence leur subjectivité propre. On ne peut pas faire le tour complet de Mai 68 et enfermer ce « temps en suspens » qu'a permis la grève générale dans des slogans ou des généralités. L'historienne écrit dans son introduction : « Les sources et leurs foisonnements peuvent d'ailleurs donner le vertige. Derrière chacune d'elles, il y a tant de visages et tant de paysages qu'on ne saisira jamais. » Comme l'exprime très bien Ludivine Bantigny, « les évènements français de 1968 ne peuvent que se lire au prisme du monde où ils s'arriment. La dimension internationale n'est pas seulement un contexte ; c'est un enjeu, pour nombre d'acteurs soucieux de s'insurger dans un mouvement de grand vent où les frontières indiffèrent. » L'ouvrage de l'écrivain et traducteur américain Mitchell Abidor, « May Made Me », en fournit une belle illustration. En 1968, il était un lycéen de seize ans « au fin fond de Brooklyn ». Mais comme il le confie, le soulèvement en France, à partir de la nuit des barricades qu'il a vue à la télévision, ainsi que la guerre du Vietnam ont été des catalyseurs pour lui de toute une vie d'activisme politique. C'est donc avec une forte motivation personnelle qu'il a conduit des entretiens avec des acteurs de Mai 68 en France, pour la plupart médiatiquement inconnus, en prenant soin de ne pas se focaliser uniquement sur Paris ou sur le milieu étudiant. Il donne donc aussi largement la parole à des provinciaux, à des ouvriers, à un paysan, à des cinéastes… Qui plus est, ce livre offre un large éventail politique de gauche et d'extrême gauche où l'on trouve des militants ou des proches du PCF, de la JCR, de Voix Ouvrière, du mouvement anarchiste, conseilliste ou situationniste. À l'instar du journaliste Studs Terkel (1912-2008) qui a mené des entretiens balayant bien des clichés, notamment sur la façon dont de simples Américains ont vécu leur travail, la crise de 1929 ou la Seconde Guerre mondiale, l'auteur a instauré une relation de confiance avec ses interlocuteurs qui les amènent à exprimer avec sincérité beaucoup plus de choses qu'ils n'auraient pu l'imaginer. Sur la trentaine d'interviews, plusieurs n'ont pas pu être intégrées dans la version papier mais se trouvent sur le site www.marxists.org. L'esprit critique et l'aspiration à s'émanciper du vieux monde capitaliste constituent l'héritage le plus précieux de Mai 68. Mitchell Abidor et Ludivine Bantigny le réactivent, chacun à sa façon. Ils ne nous livrent pas des versions fétichisées de ce moment tumultueux et passionnant. Leurs livres nous obligent, si on prend en compte la période historique qui a suivi, à remettre en cause bien des schémas politiques qui bloquent la réflexion sur notre présent et les possibilités qui s'offrent à nous. LA POÉSIE EN ALERTE Alors que nous venons de connaître une période de froid intense sur l'Europe, on a appris qu'il pleuvait de plus en plus souvent vers le pôle Nord et que la banquise continuait à fondre. Pendant de nombreuses décennies, même le mouvement révolutionnaire, toutes tendances confondues, n'a pas vu venir le coup du réchauffement climatique aux conséquences dramatiques et irréversibles. Le choix s'offrait de longue date d'empêcher l'économie fossile, celle du capital, de saper les conditions de la vie sur terre. Dans une de ses fulgurances poétiques, Emily Dickinson (1830-1886) en avait eu l'intuition : « Si Nous abolissons le Gel L'Été ne cesserait pas - Que les Saisons meurent ou règnent Est à notre choix - » Dans sa solitude en Nouvelle-Angleterre, non loin de Salem, cette femme étonnante a écrit cet autre quatrain audacieux sur un tout autre sujet : « On a pendu les Sorcières, dans l'Histoire, Mais l'Histoire et moi Trouvons la Sorcellerie nécessaire Autour de nous, Chaque Jour - » {Quatrains et poèmes brefs traduits par Claire Malroux, édition bilingue, respectivement p 87 et 187, Poésie/Gallimard} Ces paroles fortes renversent la perspective. Elles sont d'une étrange actualité. Car pour tous les clergés, les hommes de pouvoir dans nombre d'institutions, d'entreprises, d'organisations, de familles, les femmes, ces sorcières en puissance, sont des êtres méprisables que ces individus s'autorisent à brimer, exploiter, briser, voire à tuer. Ils les considèrent comme des objets en leur possession, comme des marchandises à consommer. Le combat contre tous les harceleurs, agresseurs et chasseurs de sorcières est ouvertement à l'ordre du jour. Et il est à présent international. Que l'on soit homme ou femme épris de dignité et de liberté, on ne peut que s'en réjouir et prendre part à la lutte contre la misogynie sous toutes ses formes. BLUES ET SWING, PAR BONDS ET REBONDS Le poète Jacques Réda est aussi un critique de jazz depuis 1963, et qui plus est, il s'intéresse à Nietzsche et à la physique de Newton, d'Einstein et au-delà. Cela le conduit à mener une réflexion très personnelle sur le Temps tel qu'il se présente dans le rythme au fondement du blues et du swing. Autant dire que la première partie de son dernier livre, « Une civilisation du rythme » (185 pages, Buchet-Chastel) n'est pas de celles qui se parcourent en diagonale. Il faut suivre le tempo de sa phrase et de ses idées avec une attention sans relâche. Ensuite, on entre dans le vif argent du sujet : l'analyse de la carrière et de l'apport de quatre grands maîtres du jazz swing à la tête de big bands, Fletcher Henderson, Duke Ellington, Jimmie Lunceford et Count Basie. La dernière partie du livre est une interrogation sur la disparition des grands orchestres et l'effacement relatif de ce « piège à rythme » qu'était le swing. N'allez pas croire que l'érudition historique et les connaissances musicologiques déployées par l'auteur produisent un effet pontifiant. Réda n'oublie pas un instant d'être un poète et parfois facétieux. Il suffit de lire page 130 la façon désopilante dont il décrit les dix doigts de Count Basie courant sur son clavier. Du reste, bien des considérations et analyses de l'auteur s'éclairent dès qu'on écoute attentivement le CD de vingt-cinq morceaux qui accompagne le livre. Et c'est un plaisir à nul autre pareil que d'accompagner ces divers chemins du swing avec des improvisateurs aussi prestigieux Bubber Miley, Barney Bigard, Sy Oliver, Cootie Williams, Jimmy Blanton, Charlie Christian, Buck Clayton ou Lester Young. Bien fraternellement à toutes et à tous, José Chatroussat _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/lettres/Lettre_178_08-03-2018.html