Journal de notre bordLettre no 177 (le 14 décembre 2017)Bonjour à toutes et à tous, C'est comme un bruit de fond de plus en plus insistant. Nous nous attendons plus ou moins à de grandes catastrophes, sans trop vouloir y penser. À quand la prochaine crise financière qui, cette fois, ravagera vraiment l'existence de dizaines de millions de personnes ? À quand la prochaine guerre de plus grande extension que celles qui font rage actuellement au Moyen Orient ou en Afrique ? En attendant, la catastrophe tout à fait palpable, qui se propage à bas bruit, avec une certitude aveuglante, celle qui tétanise plus qu'elle n'incite à l'action, c'est celle du réchauffement climatique, de la destruction des espèces et de la pollution à l'échelle planétaire. Même le sociologue et philosophe Bruno Latour commence à se demander avec effarement si tout cela n'a pas un lien avec un certain système économique dominant. Il serait temps, effectivement, d'arrêter de mettre en cause « l'homme », cette abstraction, qui dans son inconscience, depuis le paléolithique, en commençant à faire du feu par frottement ou par choc de deux silex serait le coupable du désastre en cours. Il est temps d'arrêter les considérations trompeuses sur « les activités humaines » qui ne respectent pas Gaïa, la noble nature, en train de se rebeller. Sur ce plan intellectuel aussi, il y a urgence de s'émanciper des poncifs. Inondations brutales de nombreux villages au Pérou et au Bangladesh, destruction de terres arables en Égypte envahies par l'eau de mer, dévastation de plusieurs îles des Caraïbes et de la pointe de la Floride après le passage de plusieurs ouragans. L'accélération des catastrophes est évidente. Il serait temps que tous les écologistes et tous les experts scientifiques qui ne sont pas à la solde des groupes industriels radicalisent leurs discours qui, pour l'instant, sont pitoyablement plaintifs et s'obstinent sottement à s'adresser à des gouvernants et à des institutions qui font équipe avec les grands pollueurs industriels. Un certain nombre d'auteurs, un géochimiste prix Nobel, des sociologues, géologues, géographes, chimistes ou climatologues voudraient nous faire croire que c'est l'espèce humaine toute entière qui est responsable de la catastrophe écologique en cours. Ils ont pour ce faire introduit la notion d'anthropocène, une période géologique où l'Homme, avec un grand H, aurait commencé à modifier ses rapports avec la nature dès lors qu'il a trouvé moyen de faire du feu. Certains concèdent que l'impact grave sur l'écosystème n'a commencé qu'au XVIIIe siècle, mais en désignant l'activité humaine en général, et non une formation sociale spécifique, la bourgeoisie industrielle, ayant fait un usage nouveau et au bout de compte catastrophique des énergies fossiles à des fins de domination pour faire des profits. Cette théorie de l'anthropocène très en vogue ne repose sur aucune base scientifique sérieuse. C'est ce que démontre, de façon solidement argumentée et informée, le géographe suédois Andreas Malm dans son livre « L'anthropocène contre l'histoire, Le réchauffement climatique à l'ère du capital » (La fabrique, 242 pages, avril 2017). Le titre choisi par l'éditeur n'est franchement pas accrocheur. Le sous-titre nous rapproche un peu plus du contenu : « Le réchauffement climatique à l'ère du capital ». En fait, il aurait fallu appeler ce livre « l'économie des fossoyeurs capitalistes ». Le capitalisme a réussi à s'émanciper des conditions naturelles concrètes. Il s'est affranchi des contraintes spatiales et temporelles. Ainsi, dès le début, si la machine à vapeur a eu les faveurs des capitalistes anglais, c'est parce qu'elle était un outil pour discipliner la force de travail des prolétaires et pour dominer un vaste empire colonial, à commencer par l'Inde. Ce fut l'avènement du « capital fossile » avec l'utilisation outrancière du charbon, puis du pétrole et enfin du nucléaire. On ne pourra pas sortir d'une telle économie par des discours fleuris sur la « transition énergétique » dont les grands groupes capitalistes n'ont que faire. Sortir de l'emprise du capital ou mourir, telle est maintenant l'alternative à brève échéance pour l'humanité. ___________________________________ Encore un effort pour comprendre la révolution de 1917 Les femmes dans la révolution russe Autobiographie d'un ouvrier noir Blues et féminisme noir Born to run Envoyée spéciale ___________________________________ ENCORE UN EFFORT POUR COMPRENDRE LA RÉVOLUTION DE 1917 La commémoration de la révolution russe de 1917 quitte déjà la sphère médiatique et éditoriale sur la pointe des pieds. Cela ne nous empêchera pas d'y revenir dans les semaines qui viennent sans attendre 2027. Voici quelques remarques et suggestions de lectures. Depuis trois mois, malgré les prétentions de certains d'aborder cet événement « par en bas », il a surtout été question pour eux de faire un éloge sans réserve des bolcheviks, ou bien d'instruire leur procès à charge sans leur reconnaître aucun mérite. Il fallait démontrer qu'ils étaient formidables ou exécrables de bout en bout. Une erreur commune aux pro et aux anti-bolcheviks, qui est balayée par les travaux historiques variés dont nous disposons à présent, consiste à considérer le parti bolchevique comme un tout cohérent, homogène et discipliné. La seule lecture du livre de l'historien américain, Alexander Rabinowitch, « Les bolcheviks prennent le pouvoir » (la fabrique) atteste du contraire. Il est vrai que la légende et le modèle désastreux d'un parti centralisé, discipliné, véritable « cohorte de fer » unie derrière son chef Lénine, ont été largement propagés ultérieurement par les bolcheviks eux-mêmes, surtout à partir de 1919 dans le cadre de l'Internationale communiste. Or, on voit mal comment un parti qui est passé d'environ 10 000 membres en février 1917 à plus de 200 000 six mois plus tard aurait pu être homogène, avec des militants formatés de longue date, bien obéissants derrière des dirigeants plein de sapience. On voit mal comment un parti qui met Lénine en minorité à plusieurs moments cruciaux et dont les dirigeants ont fréquemment des divergences de fond (et parfois ne diffusent pas les textes de Lénine !) pourrait nous être présenté comme un modèle de discipline expliquant le succès des bolcheviks en octobre 1917. C'est plutôt l'inverse qui explique que ce parti ait finalement gagné la confiance d'une bonne partie du prolétariat et des soldats : un parti ayant une activité interne effervescente, aucunement routinière, assez souple pour changer rapidement de cap, assez démocratique pour assumer de grands désaccords et pour intégrer des masses de militants hostiles au bolchevisme des années antérieures, comme Trotsky et quelques milliers d'autres. Cela ne cadre pas, ni avec le modèle du Parti des léninistes et trotskistes obtus, ni avec le « contre-modèle » des antibolcheviques dogmatiques dont certains anarchistes, qui de ce fait, s'interdisent de comprendre le succès de ce parti en octobre auprès des masses populaires en révolution, ce qui veut dire aussi en pleine réflexion sur le sort de leur mouvement. Toutes les tendances politiques ont pu s'exprimer, défendre leur programme et les masses populaires les plus mobilisées ont choisi en connaissance de cause à chaque étape du processus et ont finalement tranché en faveur des bolcheviks. Libre à chacun ensuite de le déplorer ou pas. De même, au moins jusqu'en juin 1918, il est difficile, et même acrobatique intellectuellement, de soutenir que le parti bolchevique était une machine totalitaire parfaitement huilée, alors que ce parti a gouverné avec les socialistes révolutionnaires de gauche, le soutien de bon nombre d'anarchistes et a failli exploser en janvier 1918 sur la question de la paix de Brest-Litovsk à cause de divergences exposées au grand jour. Sur l'expérience de participation des socialistes-révolutionnaires de gauche au gouvernement soviétique, on lira avec intérêt le témoignage critique d'Isaac N. Steinberg, « Quand j'étais commissaire du peuple ! » (éd Les nuits rouges, mars 2016). Il montre que l'exercice d'un pouvoir d'État central entraîne rapidement des abus et des déformations bureaucratiques qui vont prendre des dimensions considérables et finalement monstrueuses au travers de la guerre civile. Mais l'intérêt que l'on peut porter aux bolcheviks, dans un sens ou un autre, avant et après octobre 1917, ne doit pas se faire aux dépens de l'attention qu'il faut porter aux centaines de milliers de travailleurs, de soldats, de matelots, de paysans anonymes ou peu connus, qui ont accompli cette révolution à un titre ou à un autre. Un des aspects éminemment positifs du centenaire de la révolution russe est de les avoir mis beaucoup plus en lumière. Sous prétexte de défendre ou de régler leur compte aux bolcheviks, il semble impossible, ou du moins terriblement superficiel, de négliger les travaux et témoignages qui nous font comprendre au plus près ce que pensaient, faisaient, décidaient les acteurs de cette révolution qui n'étaient pas des leaders ou des porte-parole. Je pense en particulier aux livres que j'ai déjà conseillés dans la dernière lettre : « Les soviets de Petrograd » de David Mandel (Syllepse et M édition) et « Pétrograd Rouge, La Révolution dans les usines (1917-1918) » de Stephen A. Smith. Ces deux auteurs ont effectué un travail en profondeur sur les archives concernant l'activité et l'évolution des soviets et des comités d'usines. On ne peut plus dorénavant les ignorer. On ne peut plus se contenter des ouvrages très utiles d'ailleurs sur ces organes de Marc Ferro et d'Oskar Anweiler qui appelleraient une lecture critique à la lumière des livres essentiels de David Mandel et Stephen A. Smith. LES FEMMES DANS LA RÉVOLUTION RUSSE Parmi les oubliés de la révolution russe jusqu'alors, il y avait la moitié de la population, à savoir les femmes. A cet égard, les portraits de femmes de diverses conditions et orientations politiques dans les « Six mois rouges en Russie » de Louise Bryant (Libertalia) sont précieux, même si la plupart des historiens et de ceux qui écrivent sur la révolution de 1917 n'en tiennent pas compte et ne signalent même pas son témoignage dans leur bibliographie. Cela ne relève pas seulement d'une tranquille misogynie dont ils n'ont même pas conscience, mais aussi de leur difficulté à intégrer à leur analyse des témoignages vivants de première main, sauf en passant, histoire de glisser une anecdote. C'est pourquoi, soi dit en passant, le livre de John Reed, « Dix jours qui ébranlèrent le monde » avec ses articles inédits en annexe (éditions Nada) ne compte guère plus pour eux que celui de sa compagne Louise Bryant. Si l'on veut « désenchanter » à fond la révolution de 1917, il est effectivement recommandé de ne pas tenir compte des témoignages enthousiastes de Reed et Bryant. Toutefois, il faut saluer la parution du livre de Jean-Jacques Marie, « Les femmes dans la révolution russe » (Seuil, 383 pages, septembre 2017) qui apporte une mine d'informations sur les femmes qui préparèrent la révolution et participèrent à celles de 1905 et de 1917 jusqu'aux années vingt. De façon significative, la Russie tsariste, particulièrement arriérée et qui réservait un sort souvent atroce aux femmes, a suscité plus de vocations révolutionnaires chez les femmes des classes aisées que dans n'importe quel autre pays d'Europe. Plusieurs d'entre elles exilées ont participé à la Commune de Paris, et elles seront en bonne place à la fin du XIXe siècle et au début du XXe pour abattre les pires crapules au service du régime tsariste ou pour créer des cercles d'ouvrières. Elles avaient préparé de longue date le terrain qui s'avéra fertile au sein des usines en février 1917 avec le soulèvement des ouvrières du textile à Petrograd. Les décrets pris après l'insurrection d'octobre, sous l'impulsion notamment d'Alexandra Kollontaï et Inessa Armand, émancipaient les femmes sur le plan juridique d'une façon extraordinaire, que ce soit sur la question du mariage libre, du divorce, du droit à l'avortement ou de la protection des mères. Comme on le constate ensuite, ce cadre d'émancipation et la volonté de libérer les femmes des tâches ménagères auront beaucoup de mal à se concrétiser, surtout dans les campagnes, et aussi du fait du délabrement de toute la vie économique et sociale provoqué par la guerre civile. Staline reviendra sur toutes ces avancées. Pour prendre la mesure de la régression actuelle, Jean-Jacques Marie signale utilement que dans la Russie de Poutine où dix mille femmes en moyenne meurent chaque année sous les coups de leur conjoint, la Douma a voté à la quasi unanimité, sous la pression du Kremlin et avec la bénédiction de l'Église orthodoxe, la dépénalisation des violences conjugales. Aucun doute, il faut préparer de nouvelles révolutions. AUTOBIOGRAPHIE D'UN OUVRIER NOIR « Indignant Heart », publié aux États-Unis sous le pseudonyme de Mattew Ward, vient enfin d'être traduit en français et présenté de façon détaillée par Camille Estienne : « Coeur indigné » par Charles Denby, autobiographie d'un ouvrier noir (447 pages, éditions Plein Chant, à commander sur www.pleinchant.fr). C'est un récit profondément humain, percutant et qui gagne en intensité plus on avance dans sa lecture. Il faut absolument lire Charles Denby (1903-1983) qui était un homme intègre et un lutteur courageux. Il a beaucoup à nous en apprendre sur la vie sociale et politique aux États-Unis (y compris actuelle), au travers de son expérience personnelle d'ouvrier noir qui a passé son enfance dans une plantation de coton en Alabama. Lynchages, provocations policières, exploitation éhontée des paysans noirs qu'on oblige à s'endetter, l'auteur nous expose tout cela sans fioritures, mais pas seulement. Il montre aussi à quel point les Noirs du Sud étaient prompts à riposter l'arme au poing dans les années vingt et trente. C'est une guerre civile permanente larvée et sanglante où les institutions officielles blanches sont de mèche ou indifférentes face aux coups montés par les racistes, en particulier les propriétaires blancs. Il évoque aussi des épisodes d'une vie familiale et communautaire chaleureuse où les plaisanteries et la solidarité éclairent parfois l'existence. En émigrant vers le nord du pays, notamment à Detroit où il sera ouvrier de 1943 jusqu'à sa retraite en 1973, il découvre le racisme sous des formes parfois plus hypocrites, plus feutrées, mais non moins révoltantes. La discrimination fait rage dans tous les domaines, à l'embauche, pour se restaurer, pour se loger, sur les postes de travail, sur les salaires et y compris au sein du syndicat de l'automobile, l'UAW. Les rares Noirs qui accèdent à des postes dans l'appareil sont ceux qui jouent le jeu des bureaucrates syndicaux dont les intérêts se confondent avec ceux des patrons. À l'occasion d'une grève sauvage qu'il a organisée dans son atelier, il fait la connaissance de militants trotskistes du Socialist Workers Party (SWP). Denby le rejoint avec enthousiasme, et convainc des ouvriers noirs d'y adhérer. Sa déception n'en sera que plus amère lorsqu'il s'apercevra que les responsables de ce parti font peu de cas des problèmes spécifiques auxquels sont confrontés les ouvriers noirs qui représentent en plus un potentiel révolutionnaire que C.L.R. James avait bien analysé. Après son exclusion du SWP en 1951, il continuera à militer avec un groupe qui entretenait des liens avec le groupe Socialisme ou Barbarie de Cornelius Castoriadis. Nous ne pouvons pas rendre compte ici de toute la richesse de ce livre qui comprend deux chapitres rédigés par sa femme Effie. Indiquons rapidement que Denby apporte beaucoup d'éléments précieux sur les journées d'émeute à Detroit en 1965 et sur le mouvement pour les droits civiques dans le Sud auquel il a participé dans les années cinquante et soixante. Il ne mâche jamais ses mots dans ses appréciations de certaines figures de ce mouvement, notamment Eldridge Cleaver ou Angela Davis. Pour sa part, Denby est resté fidèle jusqu'au bout au camp des travailleurs et n'a pas cherché à faire carrière, même sur le plan militant. Il s'est tenu à l'écart du nationalisme noir tout en s'impliquant dans les mobilisations et il a toujours combattu avec acharnement les bureaucrates qui brisaient les grèves sauvages et tiennent encore le mouvement ouvrier américain sous leur emprise. BLUES ET FÉMINISME NOIR Les bons livres en français sur le monde du blues ne manquent pas. Un des plus remarquables est celui d'Alan Lomax, « Le pays où naquit le blues » (éd Les Fondeurs de Briques, 2012, 662 pages, traduction de Jacques Vassal). À partir des années 1930, il avait parcouru la région du delta du Mississipi pour recueillir le témoignage des chanteurs de blues. Il sera le premier à enregistrer des artistes tels que Leadbelly, Son House ou Muddy Waters. Mais étrangement, nous ne disposions d'aucune étude spécifique en français sur les chanteuses de blues. Un livre vient combler cette lacune : « Blues et féminisme noir » d'Angela Davis (éd Libertalia, octobre 2017, 408 pages, traduit par Julien Bordier). Publié aux États-Unis en 1998, ce livre est centré sur trois chanteuses noires majeures, Gertrude « Ma » Rainey (1886-1939), Bessie Smith (1894-1937) et Billie Holiday (1915-1959). À propos de cette analyse, la romancière afro-américaine Toni Morrisson a écrit : « Ce livre d'Angela Davis est, pour moi, une révélation et une véritable rééducation. » Ce qui justifie ce propos, c'est que ce livre remet à sa juste place des artistes noires qui ont été des pionnières invincibles à bien des égards et d'une profonde originalité. On peut en juger grâce à la reproduction et à la traduction de nombreux blues de leur répertoire. L'auteure développe abondamment le contexte économique et social dans lequel « Ma » Rainey et Bessie Smith ont porté le blues, avant les bluesmen, et atteint un large public noir qui se reconnaissait dans leurs paroles et leurs interprétations. Elles abordaient frontalement, sans faire dans la dentelle, des questions touchant au racisme, aux rapports entre les hommes et les femmes, à l'injustice sociale, à la jalousie entre femmes, aux soucis d'argent pour payer son loyer, au désespoir qui conduit à picoler excessivement, à sortir son couteau ou son revolver, à tomber malade ou à avoir envie de se suicider. Ces femmes noires, bisexuelles, fêtardes et indépendantes, débordaient d'une énergie et d'une franchise dans leurs paroles qui ne pouvaient guère être appréciées par les féministes de la petite bourgeoisie ou par la plupart des intellectuels noirs épris de respectabilité. À l'exception toutefois du poète Langston Hughes et de l'ethnologue et auteure Zora Neale Hurston. Angela Davis argumente que sans être bien sûr des féministes conscientes et militantes, ces chanteuses exprimaient les prémices d'un féminisme noir issu des classes populaires, volontiers transgressif et révolté, aspirant finalement à des relations égalitaires entre les femmes et les hommes, comme entre les Noirs et les Blancs. Le chapitre consacré à Billie Holiday est plus particulièrement centré sur la place dans sa vie d'une chanson devenue célèbre, « Strange Fruit » qui dénonce les lynchages de Noirs dans le Sud des États-Unis. Bravant les racistes et les critiques n'aimant pas « la propagande », cette chanteuse de jazz habitée par l'esprit du blues a tenu toute sa vie à chanter « Strange Fruit » à chacune de ses prestations. C'était sa façon à elle de faire fusionner sa sensibilité singulière avec une protestation contre une pratique aussi atroce que courante à son époque. Ce livre comporte en complément un CD de neuf interprétations de « Ma » Rainey et neuf de Bessie Smith. Dans la foulée de la lecture, cela permet d'apprécier à l'oreille le grain de la voix et les intonations de ces deux artistes hors norme. BORN TO RUN Le chanteur, compositeur et guitariste Bruce Springsteen a mis sept ans, avec des pauses, pour rédiger lui-même son autobiographie intitulée, « Born to Run » et qui est maintenant disponible en Livre de Poche. Le bouquin fait 722 pages ! C'était sans doute le minimum thérapeutique nécessaire pour rendre compte d'une existence pleine de plaisirs, de tourments, de rencontres amoureuses et amicales, d'événements politiques, d'embrouilles propres au monde du show business et d'une passion inextinguible à s'exprimer sur les scènes du monde entier avec ses musiciens. Il lui fallait « vider son sac », et il était manifestement très chargé. Springsteen écrit comme il envoie sur scène son rock soul qui bastonne pendant trois heures, voire quatre, en y mettant tout son coeur et sa générosité. Il est viscéralement attaché au milieu prolétaire de sa famille, de ses potes et de ses voisins de son quartier de Freehold dans le New Jersey. C'est une de ses sources d'inspiration, de même que les épisodes dramatiques qui ont marqué la population aux États-Unis : la guerre du Vietnam, la désindustrialisation, l'attentat du 11 septembre 2001, la catastrophe de Katrina à la Nouvelle Orléans ou la guerre en Irak. Bruce Springsteen n'est pas un chanteur engagé mais il est clairement de gauche et sincèrement concerné par toutes les injustices. Il a fini par s'inscrire non seulement dans la lignée d'Elvis Presley et des Stones, mais aussi de Woody Guthrie et Pete Seeger comme l'atteste par exemple son album solo « Nebraska ». Pendant plusieurs décennies, il aura joué épaule contre épaule avec un très bon saxophoniste noir, Clarence Clemons. Ce qui a été un défi concret permanent aux racistes qu'il a pu rencontrer dans ses tournées. Il avoue sans détour ses ambitions de méga-star, ses failles, sa dépression, ses faiblesses, en particulier sa misogynie typiquement rock'n'roll. Mais finalement, sa femme Patti l'a aidé à la soigner sa misogynie, et bien d'autres handicaps probablement ! Bruce Sprinsteen est un artiste qu'on n'est pas obligé d'apprécier et encore moins d'aduler. Mais il est suffisamment attachant et significatif d'une certaine réalité sociale des États-Unis pour que Judith Perrignon sur France Culture lui ait consacré une série de très belles et intelligentes émissions en juillet dernier (à podcaster sans modération). ENVOYÉE SPÉCIALE Jean Echenoz est un pince-sans-rire impénitent qui documente ses romans avec une très grande précision. Muni de tous les éléments réalistes qui lui sont nécessaires, il peut ensuite inventer une fiction aussi improbable que crédible. Sous des airs de récit d'espionnage, « Envoyée spéciale » (éditions de Minuit) est un roman moqueur où les services secrets français sont à la manoeuvre dans des quartiers chics parisiens, au fin fond de la Creuse et pour finir en Corée du Nord. Vaste programme où la tranquille spontanéité de l'héroïne involontaire d'un coup monté par les pontes desdits services secrets déjoue bien des pièges et des agressivités. L'auteur, avec un humour léger entre désinvolture et désabusement, mobilise sans relâche un art original de la trouvaille de style discrète mais efficace. Tout cela entretient chez le lecteur une jubilation bien agréable, de la première jusqu'à la dernière page. L'équipe de Culture et Révolution vous souhaite de joyeuses fêtes de fin d'année. Bien fraternellement à toutes et à tous, José Chatroussat _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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