Journal de notre bordLettre no 176 (le 5 octobre 2017)Bonjour à toutes et à tous, Dans le film « La folie des grandeurs », le personnage de Louis de Funès s’écriait qu’il fallait que les riches soient encore plus riches et que les pauvres soient encore plus pauvres. Parce que c’est comme ça et pas autrement ! Dans un style moins drôle et moins pétulant, c’est le même message que nous délivre en France celui qui a décroché la timbale électorale en arrivant premier lors d’un concours de circonstances. Lui et sa petite bande ne sont soutenus que par le noyau dur de la grande et moyenne bourgeoisie représentant peut-être 10 % de la population au maximum. Mais cela suffit à les griser. « Nous sommes légitimes » répètent-ils quotidiennement comme des perroquets, comme s’il s’agissait d’un sauf conduit aussi permanent que leur état d’urgence, leur permettant de cogner sans retenue sur les classes populaires et en particulier sur les plus faibles, les retraités, les handicapés, les salariés ayant peu de ressources, les mal logés, les jeunes sans emploi et sans avenir. « Nous tenons nos promesses ! » clament-ils avec arrogance, le sourire aux lèvres. Et là, on est obligé de dire qu’en très gros, ils n’ont pas tort, et que nous devons en tirer avantage. Pas d’état de grâce, pas d’illusions. Pas de relais politiques et médiatiques crédibles pouvant tromper beaucoup de gens. L’espace est bien dégagé. Nous pouvons l’occuper si nous avons la force et la volonté de lutter. Jupiter est nu. Déjà ! Ca n’a pas pris beaucoup de temps et c’est tant mieux. Ses injures à répétition ont fait exploser son mince vernis de culture et de froide politesse. En nous insultant, il « travaille » pour nous, en suscitant indignation et révolte chez toutes celles et tous ceux qu’il attaque, et qui sont nombreux. Contrairement à Sarkozy et Hollande, il n’a pas de parti pour le soutenir, à part le Medef, ce qui est insuffisant pour faire le service après vente pendant cinq ans. Il n’a derrière lui, comme formation politique, qu’une masse de godillots à la peine à qui il faut constamment souffler un argumentaire minimaliste, un genre de resucée de Thatcher, en moins flamboyant. L’imagination n’est franchement pas au pouvoir. Certains députés de la majorité s’ennuient ferme et songent sérieusement à renoncer à leur mandat pour retourner faire du fric dans le monde de l’entreprise qui est nettement plus sexy à leurs yeux. La ministre du chômage et de la précarité qui s’était enrichie naguère chez Danone, en particulier à la faveur d’un plan de licenciements, doit probablement regretter de ne pas pouvoir continuer à se livrer à d’audacieuses spéculations boursières. Le président des riches est une expression exacte qui va coller définitivement à la peau de l’intéressé. Cet ex-banquier avait été repéré par la commission Attali. Puis il a été le chouchou de François Hollande qui lui a mis le pied à l’étrier, en bon représentant d’une social-démocratie en pleine décomposition. Il a bénéficié des encouragements de Gattaz et de la logistique offerte par le Medef. Il n’est rien de plus que le mercenaire des entreprises du CAC 40. À présent, l’ivresse du pouvoir l’amène à éructer le fond de sa pensée qui se résume à exprimer sa haine des ouvriers en particulier, des salariés, des pauvres et de tous ceux qu’il cherche consciencieusement à appauvrir. Tout cela est trop voyant pour de pas entraîner des réactions d’ampleur. Mais il ne nous suffira pas de détester le chef de l’État et les membres de son gouvernement pour nous en sortir. Il ne faut plus compter sur l’État. Il faut cesser d’être fasciné par le monde des marchandises et de le croire éternel. Produire et consommer, ce n’est pas une vie, et c’est en plus contraire à la vie. Nous devons porter un autre regard sur nous-mêmes : oui, nous sommes capables de changer cette société, nous sommes des gens dignes, contrairement aux riches et à ceux qui gouvernent pour les riches. Nous avons le sens de la solidarité et de ce qui est humain et raisonnable, contrairement aux PDG et aux chefs d’État. Nous ne sommes rien selon le petit personnage installé à l’Élysée. Fort bien, nous allons œuvrer à être tout et à tout changer. Nous allons nous défendre, il n’y a pas de doute sur ce point. Mais il va nous falloir faire plus. Avant même d’être en mesure d’empêcher les riches de nous nuire et de nous exploiter, avant même de pouvoir démanteler l’État à leur service, il nous faut apprendre à nous en passer, à régler les problèmes nous-mêmes, collectivement, démocratiquement. Et c’est sans doute cela le plus difficile. ___________________________________ Les jeunes Marx et Engels Deux Américains au cœur de la révolution russe Encore du nouveau sur la révolution de 1917 Un aquarelliste de l’âme Le clavier bien tempéré d’un musicien révolté ___________________________________ LES JEUNES MARX ET ENGELS C’est un beau tour de force qu’a réussi le réalisateur Raoul Peck avec son beau film « Le jeune Marx » : raconter de façon alerte et parfaitement crédible la vie de deux jeunes révolutionnaires allemands issus de milieux bourgeois, Karl Marx et Friedrich Engels. Le film est centré sur la période essentielle dans leur évolution intellectuelle, politique et humaine qui va de 1843 à 1848. Leur prise de conscience vient de leur observation attentive des injustices perpétrées, par exemple contre les paysans pauvres ramassant du bois mort en forêt, et de l’exploitation de la classe ouvrière, femmes et enfants inclus. Ces réalités brutales vont les arracher à la sphère des jeunes hégéliens de gauche, prisonniers d’une réflexion purement philosophique, abstraite et impuissante. D’autant plus qu’entre une soirée bien arrosée ou une partie d’échecs, ils vont fréquenter assidûment à Paris, Londres et Bruxelles les figures les plus avancées du mouvement socialiste et du mouvement ouvrier. Raoul Peck met également en évidence le rôle important joué par deux jeunes femmes, Jenny von Westphalen, la femme de Marx, issue d’une famille aristocratique, et Mary Burns, la compagne d’Engels, une jeune ouvrière irlandaise combative. Jenny avait écrit dans une lettre à Engels : « Pas de bonheur sans révolte contre l’ordre social existant ». Quoi de plus vrai encore aujourd’hui ! Le film en donne une belle illustration. Ces jeunes hommes et femmes éprouvent une vraie jubilation à défier les autorités et à tracer leur chemin sans faire de concessions à personne, quoi qu’il leur en coûte sur le plan matériel. Marx et Engels, très bien interprétés par August Diehl et Stefan Konarske, apparaissent comme des lutteurs infatigables, des penseurs audacieux et des polémistes d’une ironie ravageuse. C’est d’ailleurs exactement ce qui ressort de leurs échanges épistolaires et de ceux de Jenny Marx sur lesquels Raoul Peck s’est appuyé. Il faut cependant ouvrir une parenthèse à propos du passage de la Ligue des Justes à la Ligue des communistes. Cela ne s’est pas passé de façon expéditive comme le laisse entendre la scène de réunion où l’ancienne banderole est subrepticement changée par une nouvelle derrière la tribune. Ce petit coup de force n’a pas eu lieu. Du reste, Marx n’a pas assisté au congrès de juin 1847 où la Ligue a changé de nom et de statuts. En fait, avant même de bien connaître Marx, des membres de la Ligue des Justes comme Schapper ou Moll animaient l’Association des ouvriers allemands basée à Londres et avaient des correspondants dans plusieurs pays. Ils avaient déjà rompu avec le communisme sentimental et messianique de Weitling. Ils étaient liés au mouvement ouvrier chartiste et portaient un grand intérêt aux questions théoriques. Mais ils connaissaient leurs limites et voulaient donner des bases intellectuelles solides à leur organisation. D’où le besoin impérieux pour eux d’associer les jeunes Marx et Engels à cette entreprise. Ces derniers firent d’ailleurs preuve de tact et de patience à l’égard d’ouvriers et d’artisans qui étaient prompts à se méfier des « savants » et de leur propension à les diriger. Loin d’être une organisation prise en main de façon autoritaire par Marx et Engels, la Ligue des communistes entendait rompre avec les traditions de conspiration encore en vogue à l’époque dans le mouvement révolutionnaire européen. Elles aboutissaient en règle générale à se ranger derrière un chef charismatique. A contrario, tous les responsables de la Ligue des communistes étaient élus et révocables à tout moment ; ils entendaient s’exprimer ouvertement pour fortifier un mouvement ouvrier international, et non pour se substituer à lui. Pour autant, il y a très peu de critiques à faire à Raoul Peck quant à l’exactitude historique des faits. Les quelques petites libertés qu’il s’accorde donne un relief émotionnel tout à fait bienvenu, comme dans la scène de rédaction collective du Manifeste du Parti communiste. Il est même plutôt étonnant que le réalisateur ait réussi à restituer autant d’éléments concernant les idées de Marx, Engels, Weitling ou Proudhon en évitant de schématiser, tout en maintenant son dynamisme à un récit qui fait la part belle à l’humour et à l’amitié entre les deux principaux protagonistes. DEUX JEUNES AMÉRICAINS AU COEUR DE LA RÉVOLUTION RUSSE Quel couple que John Reed et Louise Bryant ! Ces deux jeunes journalistes américains radicaux étaient passionnément amoureux l’un de l’autre. Ils participaient aux activités de l’avant-garde politique et culturelle qui s’était regroupée à New York. Ils étaient hostiles à la participation de leur pays à la guerre impérialiste qui faisait rage en Europe depuis août 1914. Ils mettaient tous leurs espoirs dans les luttes des travailleurs et des femmes, dans les révolutions, qu’elles éclatent au Mexique, en Chine ou en Russie. Après un voyage aventureux, ils se sont retrouvés avec enthousiasme au cœur de la révolution russe en septembre 1917, risquant leur vie et leur santé pour tout voir et tout comprendre ; avant tout ces ouvriers, ces soldats, ces marins, ces paysans, ces militants connus ou inconnus qui partaient à l’assaut du ciel. Leur mission était de rendre compte, concrètement et honnêtement, de cette révolution en cours pour toucher les lecteurs américains et contribuer à ce que la flamme révolutionnaire se propage dans leur pays. Ils vont donc écrire des articles à chaud et, de retour aux Etats-Unis, publier chacun un livre sur la révolution d’Octobre. C’est Louise Bryant qui aura l’occasion de publier le sien en premier, en octobre 1918. Il est intitulé « Six mois rouges en Russie » (édition poche de Libertalia, 369 pages, traduction de José Chatroussat). Si ce livre n’a été traduit en français que 99 ans après sa publication aux États-Unis, c’est probablement parce que son auteure a été considérée comme n’étant que la « girlfriend » de John Reed. Mais, s’il n’est jamais cité dans les bibliographies des ouvrages consacrés à la révolution russe par des historiens ou des militants, c’est aussi parce que Louise Bryant n’était affiliée à aucune organisation et ne représentait qu’elle- même. Dans ce livre qui regroupe ses articles, elle s’exprime à la première personne, avec sa subjectivité, sa sensibilité de femme sans préjugés et non dénuée d’un humour incisif. Elle s’est intéressée plus particulièrement à des êtres qui ne comptent pas dans les autres livres sur la révolution russe : les femmes et les enfants. Plusieurs femmes ayant joué un rôle important lui ont ouvert leur cœur lors de nombreux entretiens. Ce fut le cas notamment de la socialiste-révolutionnaire Catherine Breshkovski qu’on appelait affectueusement « Babushka » ou « la grand-mère de la révolution », d’Alexandra Kollontaï, bolchevik de fraîche date et commissaire du peuple aux affaires sociales, et enfin de la femme la plus admirée par les paysans pauvres, Maria Spiridonova, socialiste-révolutionnaire de gauche. Le chapitre où elle raconte ce qu’a été le destin des femmes soldats est particulièrement émouvant et significatif des mutations individuelles profondes provoquées par la révolution. Sans avoir l’air d’y toucher, elle débusque le cynisme de classe de la comtesse Panina qui occupait le poste d’Alexandra Kollontaï dans le gouvernement de Kerenski. Elle évoque sans pitié ces personnages qui sabotent l’économie, spéculent, continuent à faire bombance et sont férocement hostiles aux bolcheviks, tandis que la population crève de faim et de froid. On touche du doigt constamment à quelles difficultés concrètes se heurtaient les acteurs de cette révolution qui, dans cette première phase, restaient d’une étonnante mansuétude à l’égard de leurs ennemis. La clémence des tribunaux révolutionnaires dans cette période est révélatrice. Mais Louise Bryant nous révèle bien d’autres faits peu connus ou ignorés, par exemple sur l’attitude des prisonniers allemands, sur l’église orthodoxe et son déclin ou sur l’activité diplomatique des leaders bolcheviks qu’elle a observés de près. Le livre de John Reed, « Dix jours qui ébranlèrent le monde », a été publié aux États-Unis en 1919. Il est très connu à juste titre et a été constamment réédité. Les qualités de cette oeuvre sont éclatantes. Précisons d’emblée que pour découvrir ou redécouvrir le livre de John Reed, on a fortement intérêt à se tourner vers la réédition d’une jeune maison d’édition, nada, qui a accompli un travail remarquable mené par Julien Bordier, David Doillon et Marie Brazilier (704 pages, septembre 2017). En effet, cette réédition comprend près de deux cents pages d’articles et de textes inédits, pour la plupart de John Reed, de nombreux documents iconographiques originaux, des présentations et des notes qui éclairent le contenu de ce récit palpitant sur des journées d’une grande portée historique. John Reed avait une connaissance plus solide que Louise Bryant des positions politiques des différents partis jouant un rôle dans les évènements. Disposant de nombreux documents qui lui avaient été confisqués par les autorités américaines pendant plusieurs mois, il a pu ainsi écrire un récit fiable qui est une véritable épopée bouillonnante où rien n’est encore prévisible et inscrit dans le marbre des interprétations ultérieures. Dans leurs courtes préfaces, Lénine et plus tard Kroupskaïa soulignent le caractère authentique des « Dix jours qui ébranlèrent le monde » et la compréhension profonde de ce jeune Américain du sens des évènements. Rien d’étonnant. John Reed, tout comme sa compagne Louise Bryant, n’était pas neutre dans cette révolution. Il avait un esprit particulièrement ouvert, aucune grille d’interprétation préconçue, et surtout, s’intéressait passionnément aux gens, ce qui aide beaucoup à les comprendre. Il portait un grand attachement à ce peuple russe en révolution qui ouvrait une brèche majeure dans l’ordre mondial des classes dirigeantes. En vivant intensément et avec courage au plus près des évènements, lui, sa compagne et bien d’autres pouvaient légitimement penser qu’il ne s’agissait que de l’acte inaugural d’une révolution mondiale. Elle aurait épargné à l’humanité bien des souffrances si elle avait pu se développer et triompher rapidement. ENCORE DU NOUVEAU SUR LA RÉVOLUTION DE 1917 Afin d’éviter de s’engager dans une glorification sans nuances des bolcheviks ou un procès à charge tout aussi dépourvu de nuances contre eux, l’urgence est de comprendre ce qu’ont fait et pensé des acteurs fondamentaux de cette révolution, à savoir les ouvriers et ouvrières de Petrograd. Un autre effet éditorial heureux de la commémoration de la révolution russe de 1917 est que nous disposons à présent en français d’ouvrages très détaillés et éclairants sur leurs faits et gestes et sur l’évolution de leur conscience. Paradoxalement, on savait jusqu’alors relativement peu de choses sur le fonctionnement des comités d’usine et de fabrique et sur celui des soviets, comment on y discutait, on agissait, on réagissait face aux évènements et aux retournements de situations ; et comment aussi, ces structures ont fini par disparaître. Deux ouvrages semblent à présent indispensables pour y voir beaucoup plus clair. Dans « Petrograd Rouge, La révolution dans les usines (1917-1918) » (Les nuits rouges, 433 pages, mars 2017, publié en anglais en 1983), Stephen A. Smith a plus particulièrement centré sa recherche sur les comités d’usine qui ont émergé spontanément pour contrer le sabotage des patrons et ensuite pour contrôler la production. Certains travailleurs nourrirent même l’espoir de gérer la production, mais les bolcheviks au pouvoir firent le choix de subordonner les comités d’usine aux syndicats, ce qui entraîna leur disparition. Le livre de David Mandel, « Les soviets de Petrograd, Les travailleurs de Petrograd dans la révolution russe (février 1917-juin 1918) » (Syllepse, Page2 et M éditeur, 565 pages, août 2017) recoupe en partie celui de Smith, mais élargit son champ d’analyse à l’activité des soviets et à leur évolution. Il fournit une masse d’informations concrètes et de témoignages sur ce prolétariat en révolution qui n’avait rien d’homogène, mais dont David Mandel rend compréhensible les diverses actions et prises de position. Au niveau des parutions en librairie, la révolution de 1917 ne fait que commencer. Nous aurons l’occasion de revenir sur d’autres livres susceptibles de nourrir la réflexion et les débats, comme celui de l’anarchiste russe Voline, « La Révolution russe » (Libertalia), du socialiste-révolutionnaire de gauche Isaac Sternberg, « Quand j’étais commissaire du peuple » (nuits rouges), de l’historien américain A. Rabinowitch, « Les bolcheviks prennent le pouvoir » (La fabrique), les textes de Daniel Bensaïd, préfacés par l’historienne de la Révolution française, Sophie Wahnich, sous le titre « Octobre 17, La révolution trahie » (éd lignes) ou encore ceux de l’historien Albert Mathiez, « Révolution russe et Révolution française » (Éditions Critiques). UN AQUARELLISTE DE L’ÂME Dominique Durand avait écrit dans « Le Canard enchaîné » que le romancier anglais d’origine japonaise Kazuo Ishiguro qui vient de recevoir le prix Nobel de littérature était « un aquarelliste de l’âme ». L’expression est très juste et ne signifie pas pour autant que cet auteur raconte des histoires tendres dans un style évanescent. Son écriture pénètre des sujets variés, lentement, comme un acide dilué avec soin. On trouvera en collection de poche 10/18 la plupart de ses romans qui se signalent par leur originalité accessible à n’importe quel lecteur et par leur profondeur psychologique. On peut commencer à découvrir Ishiguro en lisant « Les vestiges du jour », un roman qui fouille dans le passé peu glorieux des privilégiés anglais dans l’entre-deux guerres, ou alors se tourner vers son pays d’origine, le Japon, en lisant « Un artiste du monde flottant » (1986) et « Lumière pâle sur les collines » (1982). LE CLAVIER BIEN TEMPÉRÉ D’UN MUSICIEN RÉVOLTÉ Imaginons la situation. Nous sommes en 1717 dans une Allemagne morcelée en de nombreux États féodaux. Comme partout en Europe, les musiciens sont au service des princes et font partie de la domesticité. L’un d’eux, un certain Jean-Sébastien Bach, est organiste et premier violon à la chapelle de Guillaume II, duc de Weimar. Ses rapports avec son employeur sont mauvais. Lorsque celui-ci lui refuse de l’avancement comme maître de chapelle, un poste qui lui revenait, Bach décide de faire la grève de la composition de cantates pour le duc. Il aggrave son cas lorsque le prince de Köthen (lequel est le beau-frère du duc de Weimar, vous voyez l’embrouille), lui propose un poste de maître de chapelle. Ce prince admire Bach et traite ses musiciens avec respect, Bach veut donc quitter Weimar. Sa mutation est non seulement refusée par le duc, mais il n’hésite pas à le faire arrêter « en raison de son entêtement à vouloir obtenir sa démission ». Bach est jeté en prison où il restera près d’un mois, du 6 novembre au 2 décembre 1717. L’expérience est amère, révoltante. Mais Bach, le pugnace, en profite pour élaborer dans sa tête un certain nombre de compositions dont le « Petit livre d’orgue ». Il semble que l’une d’elles, le premier livre du « Clavier bien tempéré », ait commencé à germer dans son esprit entre les quatre murs de la prison de Weimar, avant d’être jouée en 1722 à Köthen. C’est une œuvre d’une facture totalement nouvelle pour l’époque, qui explore tous les tons et demi-tons au travers d’une structure de base (un prélude suivi d’une fugue) qui se répète 24 fois. Bach écrira un deuxième cycle pour le « Clavier bien tempéré » en 1744. Il faut être un interprète de très grande envergure pour oser s’attaquer à une œuvre aussi imposante, complexe et merveilleusement variée. Au clavecin, l’interprétation altière de Gustav Leonhardt est très belle (enregistrée en 1973, 4 CD EMI, sous son titre allemand, « Das wohltemperierte Klavier). Au piano, celle de Sviatoslav Richter est étonnante par sa fougue et ses partis pris originaux (enregistrée en 1970, 4 CD RCA). Mais, en ce qui concerne le livre 1 du « Clavier bien tempéré », l’interprétation de la claveciniste Céline Frisch est un enchantement. Elle est émouvante et respire peut-être davantage que celle de Gustav Leonhardt. À la réécoute, on apprécie de plus en plus son raffinement admirable qui, grâce aux chaudes et subtiles sonorités de son instrument, fait songer au monde du peintre Vermeer (enregistré en 2014, 2 CD Alpha Classics sous le titre anglais « The well tempered Clavier, Book I »). On attend avec impatience l’enregistrement du livre 2 que Céline Frisch a déjà interprété cet été en concert. Bien fraternellement à toutes et à tous, José Chatroussat _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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