Journal de notre bordLettre no 171 (le 7 mars 2016)Bonjour à toutes et à tous, Le printemps des luttes est déjà là. Finalement, la France ne va probablement pas échapper à une mobilisation populaire de grand style, comme d'autres pays en Europe en ont connues ces dernières années avec des bonheurs divers, notamment en Islande, en Espagne et en Grèce. Il fallait bien que cela se précise un jour. Ces multiples luttes émiettées, ces grèves locales, ces appels à la désobéissance de différents lanceurs d'alerte, ces ZAD défendues avec obstination, ces mobilisations régionales et sectorielles qui se produisaient depuis plus de deux ans vont peut-être faire masse et enfin converger. La chape de plomb de plus en plus étouffante que nous imposent l'État et le grand patronat présente déjà des craquelures évidentes. Elles vont se manifester encore plus clairement dès ce mercredi 9 mars. Nous n'en sommes encore qu'au stade de la salivation, mais nous avons grand appétit d'en découdre avec cet ordre capitaliste qui gâche nos vies. C'est le joli temps des rêves éveillés qui commence et qui donne envie d'agir pour les réaliser. Depuis l'arrivée de Hollande dans les salons dorés de l'Élysée, le patronat s'est goinfré avec quelque chose comme 40 milliards d'euros. Pour la plus grande part, cette somme énorme a été redistribuée aux actionnaires, ou mise bien au frais dans les paradis fiscaux ou des filiales dans d'autres pays. En gros, 40 milliards ont été pris dans nos poches et les secteurs socialement utiles pour être offerts aux 40 voleurs du CAC 40 et leurs affidés du Medef. Résultat palpable, les patrons ont continué tranquillement à licencier, à embaucher des précaires et à intensifier l'exploitation de leurs salariés. Pour les encourager dans cette voie désastreuse, Hollande, Valls et Macron se sont dit que ce serait tellement gentil de leur offrir en plus un code du travail réduit en miettes, le tout enveloppé dans un ruban rose made in Parti socialiste. Jusqu'alors, tout un arsenal de lois Macron et autres, de règlements fiscaux et de coupes budgétaires dégradant les conditions d'existence des salariés, des chômeurs, des jeunes et des retraités a été pris par le gouvernement sans qu'il y ait de résistances suffisamment importantes. Il n'est pas nécessaire de redire ici que l'attelage Hollande-Valls-Macron-Cazeneuve-Sapin-Touraine a mené rondement une politique de droite musclée dans tous les domaines, y compris celui des libertés les plus élémentaires. À faire pâlir de jalousie un Sarkozy, et à mettre mal à l'aise une Angela Merkel pour le rejet cynique que Hollande et Valls ont affiché à l'égard des migrants fuyant la guerre et la répression dans leur pays. Même dans les détails, le Président normal aura eu le sens du symbole fort. Ainsi, pour remercier les dictateurs islamistes saoudiens qui pratiquent la lapidation, fouettent à mort leurs opposants ou leur tranchent la tête avec beaucoup de zèle, le ministre Jean-Marc Ayrault-port vient de décorer de la Légion d'honneur l'un d'entre eux. Il faut dire que cette dictature pétrolière, amie de longue date de la France, vient encore de soutenir Dassault et quelques autres grandes entreprises françaises par de récentes commandes s'élevant à 10 milliards d'euros. Il y avait encore tout récemment chez les gouvernants français un mélange d'ivresse fanatique et de fierté grotesque à servir au mieux les intérêts des classes dominantes. Cela les amène aujourd'hui au seuil de l'imprudence. Ils ont mené une lutte de classe acharnée contre nous, contre les services publics, contre l'environnement et contre la culture, comme si cela allait éternellement rentrer comme dans du beurre. Mais arrivés au bord du gouffre, de la menace d'une explosion sociale, l'angoisse commence sérieusement à les étreindre. Quelques-uns de leurs fidèles ou de leurs comparses ont commencé à bougonner ou à quitter le navire. Quand en bas on ne veut plus et qu'en haut on peut moins, le terrain se dégage pour une confrontation sérieuse. Comment envisager efficacement notre contre-offensive ? Outre les moyens concrets de luttes et de coordination des luttes selon des procédures démocratiques, contrôlées par les acteurs eux-mêmes, nous avons tout intérêt à aiguiser notre esprit contre les arguments et le langage même qu'on nous oppose. Il s'agirait selon les porte-parole de la bourgeoisie de fluidifier, de « libérer » le marché du travail pour permettre à plus de personnes sans-emploi, de jeunes en particulier, d'y accéder. Le mensonge est tellement grossier, tellement répétitif depuis des années, qu'il ne passe plus et nous reste en travers de la gorge. Un million de personnes ont déjà rejeté en bloc le projet de loi El Khomri sur internet, et ce n'est qu'un début encourageant qui va prendre des formes encore plus percutantes. ___________________________________ Sommes-nous à vendre ? Vive le péril jeune ! Vers un mouvement de longue haleine ? Bref retour sur mai 68 Nos atouts et nos manques In situ ___________________________________ SOMMES-NOUS À VENDRE ? Arrêtons-nous un instant sur cette notion de « marché du travail ». Ne devrait-on pas plutôt l'appeler le marché aux esclaves salariés ? Le marché où l'on achète de la force de travail au coût le plus bas pour ensuite la faire fonctionner le plus possible pour huiler les rouages du capital et les faire tourner le plus vite possible pour dégager le plus de profits ? Se pourrait-il que nous ne soyons finalement (quand notre force de travail trouve preneur) qu'une marchandise particulière valorisant le capital, un vulgaire fragment de capital variable ? Oui, nous ne sommes que cela dans la configuration sociale actuelle. Il n'y a pas de quoi en avoir honte puisque nous sommes englués dans ce rapport social-là sans l'avoir choisi, mais il n'y a tout de même pas de quoi en être fier. Notre liberté en tant qu'êtres humains se respectant, c'est de refuser cette condition sociale-là, de ne pas nous résigner à la considérer comme étant un horizon insurpassable. Ce sera notre fierté d'en imaginer une autre collectivement. Car enfin, est-ce le summum de la civilisation humaine que chacun doive se vendre, vendre sa force de travail à l'encan ? Est-ce que l'enseignement, le savoir scientifique, la sociologie, l'art ne doivent servir qu'à produire des marchandises et à formater des individus-marchandises essayant de se vendre sur le « marché du travail » ? Vivre pour les patrons, est-ce vivre ? Vivre pour être « adapté au marché du travail », est-ce un objectif acceptable et finalement tenable ? Ce marché est comme un puzzle mouvant où on ne fait jamais l'affaire bien longtemps et où, de toute façon, bien des « pièces » sont inutiles. Dans ce système à bout de souffle, ceux qui disposent de capitaux ne savent plus trop où les placer, si ce n'est dans des produits financiers à haut risque. Les « pièces en trop », les six millions de chômeurs réels, ne forment même plus une armée industrielle de réserve pour le capital. Car à ce stade historique de la crise, les patrons n'auront plus jamais besoin de les mobiliser pour un job, même mal payé. Mais il y a aussi d'autres travailleurs qui eux vont être éjectés du marché tout court, comme les éleveurs. Ils n'ont pas fini d'exprimer leur colère. Pour ces travailleurs-là qui s'auto-exploitent, est-ce une vie digne et acceptable de se détruire la santé pour ne pas être éliminés du marché du lait et de la viande, de se sacrifier, soi et sa famille, pour engraisser les banques, les industries agro-alimentaires et chimiques, et les grandes surfaces ? Ce qui pourrait nous rapprocher, nous solidariser, que nous soyons ouvrier du bâtiment, chercheur en biologie, femme de ménage, éleveur ou intermittent du spectacle, c'est que, en tant qu'êtres humains, nous ne voulons plus être traités comme des marchandises obsolètes. Nous ne voulons plus ramer sur l'océan démonté du fric et du capital qui nous mène vers toutes sortes d'impasses et de catastrophes. Nous voulons créer un autre monde, plein de joie, d'attention aux autres et à soi-même. C'est sans doute cette grande aspiration qui devrait aussi nous porter dans notre lutte commune contre le projet de loi Valls-Hollande de destruction du code du travail. Mais pour nous donner des chances de gagner, il nous faut examiner nos faiblesses et nos atouts. VIVE LE PÉRIL JEUNE ! Nous n'en sommes encore qu'aux prémices d'un vaste mouvement. Mais déjà toutes les directions syndicales ont mis en place un dispositif de contre-feux, de segmentation, en échelonnant les rendez-vous des actions jusqu'au 31 mars. Qu'importe. Si la mobilisation de ce mercredi des salariés et des jeunes est suffisamment forte, elle risque de bousculer tous les ralentisseurs installés par les centrales syndicales pour freiner, baliser et finalement enliser le mouvement, comme elles en ont eu le savoir-faire dans tous les grands mouvements. Si les jeunes s'engagent dans cette lutte, ce sera pour la gagner, pas pour faire de la figuration sous le contrôle de grands ou petits bureaucrates syndicaux peureux. Les dirigeants de l'UNEF et de la FIDL sont, sauf exception, des vieux avant l'heure. Formés par les apparatchiks de la rue de Solférino, ces jeunes gens de bonnes familles font leurs gammes de petits manœuvriers dans un « vrai mouvement » avec de « vrais gens » pour ensuite devenir secrétaire d'État, adjoint de la maire de Paris, attaché parlementaire ou directeur d'une institution culturelle. L'un d'eux ce matin sur France Culture exultait à la perspective d'être reçu par la ministre du Travail et d'avoir la chance insigne de lui conseiller de « mettre le curseur de sa loi » un tout petit peu plus à gauche. Grisant, non ? Mais les jeunes précaires ou futurs précaires, qu'ils soient lycéens, étudiants, ayant un job ou encore au chômage n'ont pas devant eux d'aussi agréables perspectives. Leur volonté et leur idéalisme peuvent facilement faire la différence, comme on l'a vu en Mai 68, dans le mouvement contre Devaquet ou dans celui contre le CPE de De Villepin. En règle générale, aucun gouvernement n'a gagné contre une mobilisation importante de la jeunesse. Elle n'est pas encore habituée à obéir à un chef et les contraintes familiales ne pèsent pas encore sur elle. C'est elle qui est inventive dans des mouvements comme Notre-Dame-des-Landes et dans bien des grèves. C'est elle qui redonne de l'entrain et confiance aux plus anciens. VERS UN MOUVEMENT DE LONGUE HALEINE ? Le Medef et le gouvernement Hollande-Valls commencent à avoir peur, mais ils ne reculeront pas facilement. Ils vont chercher à ergoter avec la complicité de négociateurs syndicaux complaisants. Ils vont continuer leur bourrage de crâne médiatique sur la lourdeur insupportable du code du travail. Ils n'hésiteront pas le cas échéant à utiliser la violence policière contre nous. Mais le problème n'est pas tant d'évaluer les forces de nos adversaires que de renforcer les nôtres et d'optimiser leur efficacité. Comment ? Depuis des années, nous avons intériorisé des contraintes et des obstacles bien réels. Ce sont souvent des représentations négatives qui habitent nos pensées les plus récurrentes. C'est là que le capitalisme marque des points contre nous, presque à notre insu, en nous rendant pessimistes ou fatalistes. En temps « normal », beaucoup de salariés ont plutôt un moral de perdant. C'est tout à fait compréhensible. Ils ont encaissé trop de défaites, trop de mauvais coups depuis des années. Quand on a des enfants à élever, parfois des parents ou grands-parents à soutenir, quand on a des crédits à payer et des factures toujours aussi nombreuses, ce n'est pas de gaieté de cœur qu'on s'engage dans une grève illimitée. Quand on est au chômage depuis des mois ou des années, comment pourrait-on spontanément avoir envie de rejoindre un mouvement contre la casse du code du travail ? Et pourtant, rien de tout cela ne peut empêcher la colère collective de finir par s'exprimer. Dans un air devenu électrique, il suffit qu'interviennent quelques actions vigoureuses de grève avec occupation, de blocage d'un port, d'une ville ou d'un axe routier pour qu'on ait envie, ailleurs, de s'inspirer de ces expériences. BREF RETOUR SUR MAI 68 Prenons l'exemple du mouvement de Mai 68. Il s'est en fait construit inconsciemment, à partir de la grève d'un mois avec occupation de la Rhodiaceta à Besançon, en février-mars 1967, qui s'est étendue aux usines du groupe près de Lyon. En mai 1967, des émeutes importantes éclatèrent à Point-à-Pitre en Guadeloupe. Puis d'autres mouvements ont émergé en province, notamment des grèves au Mans en octobre 1967, accompagnées d'affrontements avec les CRS. Cette même année 1967, c'est bien souvent les manifestations radicales des agriculteurs, notamment en Bretagne (déjà), qui avaient donné le ton aux manifestations ouvrières auxquelles des étudiants s'étaient joints. Ce fut encore le cas en janvier 1968 à Caen où les ouvriers de la Saviem et d'autres usines ainsi que les étudiants à leurs côtés affrontèrent la police dans le centre ville. En ce même mois de janvier 1968, l'agitation des étudiants à Nanterre commençait pour de bon. Sans aller plus loin dans l'évocation de la période qui a précédé Mai 68, il en ressort qu'il a surgi à la suite d'un bon nombre de luttes locales, partielles, rarement victorieuses, mais qui donnaient des idées prenant enfin corps au bout de quelques mois, de façon imprévue, imprévisible, mais finalement grâce à toutes ces expériences préparatoires. Il a aussi émergé parce qu'il y avait dans l'air depuis longtemps une colère sourde contre le régime gaulliste, contre le patronat, contre les guerres impérialistes et contre toutes les dictatures à l'Ouest comme à l'Est . NOS ATOUTS ET NOS MANQUES Les différences entre le temps présent et la période des années 1967-68 ne sont pas toutes en notre défaveur, loin de là. Nous apprenons à développer des potentiels qui sont à notre portée, notamment grâce aux réseaux sociaux comme tous les mouvements notables l'ont fait dans le monde depuis 2011, de la Tunisie jusqu'à Occupy Wall Street. Nous apprenons aussi à être autonomes, à construire démocratiquement nos organes de lutte et de contestation au travers de collectifs, de comités divers, notamment en soutien aux ouvriers de Goodyear. La démocratie doit être à la portée de chacun, dans des relations égalitaires. L'obéissance de beaucoup de salariés à l'égard des consignes des centrales syndicales, comme en 1968 après les accords de Grenelle, a perdu beaucoup de sa force. Elles contrôlaient alors les informations importantes et pouvaient mentir impunément. C'est ainsi que l'on pouvait dire en juin 68 à un dépôt de la RATP que « des camarades avaient repris le travail à tel endroit » (ce qui était faux) afin de décourager de poursuivre la grève. C'est ainsi que la reprise a souvent été provoquée dans les secteurs les plus combatifs. On voit mal aujourd'hui, avec nos téléphones mobiles et si nous nouons des liens avec des collègues de confiance, comment on pourrait nous rouler ainsi dans la farine. Quant au charisme des politiciens de gauche pouvant nous entraîner vers des impasses électorales, il laisse aujourd'hui beaucoup à désirer, c'est le moins qu'on puisse dire. Cependant, on peut à juste titre déplorer l'absence d'un vaste mouvement politique non-hiérarchisé, qui soit à la fois anticapitaliste, démocratique et dépourvu de ces dirigeants ambitieux et sensibles aux charmes du pouvoir. Il est vrai qu'une fédération anticapitaliste, à forte coloration internationaliste, regroupant les diverses énergies, servant les luttes sans s'en servir pour jouer les guides et tromper les acteurs de ces luttes, une telle fédération serait d'une grande utilité. J'ignore comment, mais quelque chose de cet ordre va peut-être s'inventer. Chacun de nous peut y contribuer par son expérience et par ses réflexions, y compris sur les mouvements du passé qui visaient à l'émancipation. Il nous faut par exemple étudier avec attention comment s'est construit le mouvement zapatiste et comment il se maintient 22 ans plus tard, comment la ZAD de Notre-Dame-des-Landes persiste et lutte avec ses porte-parole qui s'appellent tous et toutes Camille. Il nous faut étudier de façon critique des mouvements comme Syriza ou Podemos, pour éviter des pièges, mais faire notre miel de ce qui a été valide dans ces expériences. Lire, étudier, analyser, critiquer librement, échanger amicalement, apprendre des erreurs et des succès présents et passés. Tendons l'oreille, le vent de la révolte se lève. Regardons bien, la floraison des luttes émancipatrices a commencé. IN SITU Nous avons mis sur notre page d'accueil le lien permettant d'écouter une émission sur Radio Libertaire : http://sortirducapitalisme.fr/142-crack-capitalism-autour-de-john-holloway-avec-jose-chatroussat-son-traducteur-16-02-2016 C'est l'occasion pour vous signaler la réédition en format de poche aux éditions Libertalia de « Crack Capitalism » de John Holloway, avec une nouvelle préface et une nouvelle présentation. Les nouveaux lecteurs auront le plaisir de découvrir des aperçus originaux et des arguments toniques qui tombent à point nommé dans la situation actuelle. Bien fraternellement à toutes et à tous, José Chatroussat _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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