Journal de notre bordLettre no 165 (le 28 mai 2015)Bonsoir à toutes et à tous, La chasse aux migrants est ouverte depuis longtemps mais elle s’intensifie. C’est une chasse qui rapporte gros aux petits et grands bénéficiaires d’un monde où l’argent exerce sa dictature dans tous les domaines. Tout se vend, les armes françaises aux régimes du Golfe les plus barbares et réactionnaires, les centrales nucléaires, les pesticides, les drogues, les œuvres d’art, les ordinateurs, le corps des femmes par les réseaux de prostitution, par la mode et par la publicité, et d’une manière générale la force de travail à un coût de moins en moins onéreux pour les capitalistes du monde entier. Le transfert de migrants en Europe est un commerce parmi d’autres, et il est de plus en plus lucratif. Les dirigeants de l’Union européenne et les gouvernements européens sont très mal placés pour montrer du doigt les passeurs qui gagnent de l’argent sur le dos des migrants. Par les pillages des multinationales qu’ils facilitent et par les guerres qu’ils mènent ou ont menées, par leur soutien passé ou présent aux dictateurs corrompus, ils ont créé une situation épouvantable au Moyen-Orient, au Maghreb et dans l’Afrique subsaharienne. Cette situation est favorable à leurs intérêts. Les négriers ont toujours eu besoin de la collaboration d’intermédiaires, de rois nègres et de gens à leur service pour faire prospérer leur commerce d’esclaves. Les passeurs actuels fournissent une partie de la main d’œuvre dont les capitalistes européens ont besoin. L’autre partie ne leur rapporte rien. Elle peut donc aller se noyer par milliers au fond de la mer sans troubler le sommeil de Jean-Claude Junker, François Hollande, Angela Merkel ou David Cameron. Quand on parle des passeurs, c’est un peu comme avec les dealers, il faut préciser de qui on parle. Ceux qui sont relativement les plus visibles, constituent les derniers maillons de la chaîne, le menu fretin de réseaux internationaux dont les grands patrons sont inaccessibles et qui arrosent les flics, les soldats, les fonctionnaires et les gouvernants adéquats. Ces multinationales du trafic de migrants sont aussi bien organisées et réactives que celles de la drogue, de l’industrie ou du transport. Seule la nature de la marchandise ou de la prestation change. Dans l’échelle de l’infamie et de la nocivité, le trafic de migrants est horrible, mais est-il le pire ? Est-ce plus moral qu’un VRP de luxe comme Hollande aille dans le Golfe vendre des Rafale à des individus qui financent en douce des réseaux terroristes, oppriment atrocement les femmes, recourent abondamment à la peine de mort par décapitation et qui surexploitent leurs immigrés dans des chantiers monstrueux qui rapportent gros aux entreprises françaises ? Parmi ces immigrés, il y a des milliers de Népalais qui n’ont même pas eu le droit de retourner dans leur pays pour inhumer les membres de leur famille décédés à la suite du séisme le mois dernier. Ajoutons que ces Rafale vont servir aux émirs à bombarder des populations civiles, comme ils le font actuellement au Yémen. Le deuxième bénéfice que tirent les dirigeants et capitalistes européens du flux de migrants est d’ordre politique ; et il est loin d’être négligeable. Comme certains analystes et journalistes de bonne foi l’ont fait remarquer, le nombre de demandeurs d’asile et même le nombre de candidats à l’immigration est assez faible si on le rapporte au nombre d’habitants en Europe. Mais qu’importe leur nombre, l’essentiel est que les gouvernants et la plupart des politiciens européens puissent en faire leur fond de commerce idéologique pour alimenter leurs populations aigries ou désorientées en drogues morales dures à base de racisme et de xénophobie. Ils obtiennent ainsi, pour l’instant, un consensus ou une large indifférence leur permettant de renforcer les mesures sécuritaires répressives contre les migrants, et si besoin est contre tout le monde. Avec l’image symbolique d’unité nationale d’un Manuel Valls à la frontière italienne beuglant contre les quotas de réfugiés aux côtés d’un Estrosi, maire UMP de Nice, épanoui, il était clair que Marine Le Pen pouvait rire sous cape, économiser sa salive et engranger les bénéfices politiques plus tard. Car voyez-vous, les dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui fuient leur pays en guerre seraient selon ces gens-là « un fardeau » qu’il faudrait selon les cas, refouler ou « se partager » mais pas trop. Ceux qui peuvent tenir un tel langage sont bien des pantins complètement déshumanisés. Sauf qu’ils exercent le pouvoir ou aspirent à le conquérir. Cela nécessite une contre-offensive vigoureuse, notamment sur le plan des idées, en commençant par dire qu’il n’y a pas « un problème de l’immigration » mais un problème de l’exploitation, de l’oppression et des barbaries engendrées par le capitalisme. C’est ce qui est patent à l’échelle mondiale, comme on le voit avec le sort réservé aux migrants du Bangladesh et de Birmanie, aux migrants comoriens qui tentent d’atteindre l’île de Mayotte ou aux migrants d’Amérique latine qui veulent franchir la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Si on veut bien aller à l’encontre, non seulement des préjugés réactionnaires, mais aussi d’une perception éplorée mais inefficace, nous devons considérer les migrants, non pas comme des victimes qui nous attristent un instant avant de passer à autre chose, mais pour la plupart comme des alliés dans notre lutte commune, internationale, pour endiguer, briser et finalement éradiquer ce système marchand qui pèse sur l’humanité. Le courage, l’énergie, le sens de la solidarité, la capacité à s’adapter, à parler deux langues voire plus, ce sont les qualités propres à bien des migrants et aussi à celles et ceux qui les accueillent fraternellement, les aident sur tous les plans à accomplir leur projet de vie qui bénéficiera à leur famille, à leur village ou à leur quartier d’origine. Un seul exemple : si les femmes immigrées n’avaient pas toutes ces qualités et une grande générosité, s’imagine-t-on que bien des familles de la grande et moyenne bourgeoisie parisienne ou londonienne leur confieraient la garde de leurs bébés et de leurs petits enfants ? Ce simple fait nous suggère que nous ne pourrons changer le monde qu’avec des personnes de toutes les origines, portant en elles de telles qualités, ayant franchi bien des frontières et pouvant d’autant mieux comprendre qu’il faut les abolir. ___________________________________________________ Oui, nous pouvons ! Arrêtons les frais ! La petite communiste qui ne souriait jamais Un membre permanent de la famille BB King In situ ___________________________________________________ OUI, NOUS POUVONS ! Il est tentant à présent de porter notre regard vers ce qui se passe en Grèce et en Espagne. Notre avenir en dépend en grande partie. On ne s’attardera pas ici sur ce que le gouvernement de Tsipras a fait, n’a pas fait, aurait dû faire depuis fin janvier, bien que cette discussion soit nécessaire et passionnante si on en juge par les débats (passionnés) au sein de Syriza. Mon impression est qu’on est arrivé à un point limite où il serait totalement inutile et désormais contre-productif que Tsipras et ses amis fassent plus de concessions à la Troïka. Gagner du temps, montrer concrètement et par le menu à la population que les concessions et les paiements aux créanciers ne servaient en rien à assouplir l’attitude de la Troïka, tout cela pouvait se comprendre et éventuellement se justifier. Surtout dans la mesure où notre propre hypothèse dans la lettre précédente, à savoir que la population était à bout de forces et qu’il ne suffisait pas de faire appel par en-haut à sa mobilisation pour qu’elle ait lieu, cette hypothèse s’est vérifiée depuis quatre mois. Ce qui ne pouvait être imposé par les mobilisations à la Troïka, on ne pouvait pas caresser l’illusion qu’il pouvait l’être par des décisions gouvernementales, sans soutien actif. A présent, peu importe désormais ce que cogitent les cerveaux des membres de la Troïka détraqués par la logique financière. Le temps de la patience est révolu. A ce stade, le gouvernement de Tsipras a intérêt à faire la grève des négociations, ou à renverser la table des négociations (qui n’en sont pas), ou encore à entamer une grève de la faim en solidarité avec le peuple grec réduit à la misère. Ca ne manquerait pas d’allure et cela provoquerait un choc politique salutaire en Europe. D’autant plus que le succès des candidats de Podemos nous apporte une douce et agréable brise printanière qui, pour le coup, inquiète sérieusement les classes dirigeantes européennes. Comme émanation du mouvement des « Indignados », Podemos est peut-être un mouvement plus dangereux pour elles, moins « politiques » et moins « raisonnables » même que le parti Syriza déjà bien trop remuant et démocratique à leur goût. Podemos est peut-être encore plus rivé aux aspirations des gens et moins enclin à s’enliser dans des négociations avec ses adversaires. L’avenir nous le précisera. Quoi qu’il en soit, une fracassante victoire de Podemos aux législatives de novembre prochain contribuerait à réveiller l’espoir et la confiance des anticapitalistes dans d’autres pays européens, dont la France qui vient de recevoir une bonne leçon de progrès et d’ouverture d’esprit avec l’éclatant succès du oui au mariage des homosexuels en Irlande. ARRÊTONS LES FRAIS ! Depuis le début de ce siècle, des mouvements étudiants ont eu dans plusieurs pays dont la France, le Chili, l’Australie et le Québec des répercussions politiques et parfois sociales importantes. Les transformations ou projets de transformation de l’enseignement supérieur par des politiques néolibérales méritent d’autant plus d’être analysées et contrées à temps. C’est ce qu’a fait un groupe de chercheurs du Collectif Acides dans un petit livre clair et percutant, « Arrêtons les frais ! Pour un enseignement gratuit et émancipateur » (éd Raisons d’agir, février 2015, 157 pages). Les auteurs se sont concentrés sur un point précis : l’augmentation des frais d’inscription à l’université qui est effective de longue date dans quelques pays. Le Chili a innové en la matière du temps de Pinochet et les pays anglo-saxons ont suivi. Ces frais d’inscription constituent toujours le premier pas vers une éducation par capitalisation, faisant de l’étudiant l’entrepreneur de lui-même, seul responsable de ses succès et de ses échecs. Puisqu’il paie, il est incité à se comporter en client exigeant à l’égard de l’institution universitaire. Mais s’il a emprunté pour s’inscrire, la banque sait aussi être férocement exigeante avec lui s’il n’a pas trouvé ultérieurement une bonne situation lui permettant de rembourser. En France, des conseillers de ministres de droite ou « de gauche », les « think-tank » de l’institut Montaigne et de Terra Nova, avec Eric Maurin et des économistes comme Philippe Aghion et l’ultra-médiatique Elie Cohen, réclament depuis des années une généralisation de frais d’inscription conséquents au prétexte que « nos universités » auraient ainsi les moyens de leur autonomie et donc d’affronter la concurrence. Arguant de « la crise » à laquelle il faudrait s’adapter à temps, la gratuité est pour eux l’ennemi à abattre. Leurs arguties sont ainsi démasquées : « Faire payer (cher) les étudiants serait enfin un bon moyen de les responsabiliser, autrement dit de les discipliner. » En examinant de près comment l’augmentation des frais d’inscription a été progressivement mise en place dans une série de pays, il ressort qu’une formidable bulle d’endettement a été créée. Le cas des États-Unis est éloquent : « Après avoir été multiplié par trois lors de la dernière décennie, l’encours de la dette étudiante y atteint aujourd’hui 1 260 milliards de dollars, ce qui en fait la deuxième source d’endettement des ménages étatsuniens derrière les prêts hypothécaires. Ce sont ainsi 40 millions d’Américains qui sont concernés (dont 34 % ont plus de 40 ans et 17 % plus de 50 ans !) ». Un chapitre décrit les mobilisations étudiantes au Chili, en Australie et au Québec dans les années 2011-2012 qui ont limité ou empêché le pire. Cette offensive néolibérale dans les universités soumet les choix d’orientation à la logique marchande, accroît les inégalités entre étudiants, filières et établissements. Avec à la clé, une dégradation de la qualité de la recherche collective et des savoirs par la promotion d’un individualisme concurrentiel forcené à tous les niveaux. Ne voulant pas passer pour de simples protestataires ne proposant rien, les auteurs avancent l’idée d’une allocation universelle d’autonomie garantissant au mieux l’accès égalitaire à des études longues et choisies, alors qu’aujourd’hui, de nombreux étudiants sont obligés de se payer leurs études par des jobs précaires et épuisants ; ce qui amène beaucoup d’entre eux à renoncer à poursuivre leurs études. Une telle mesure d’allocation pour tous qui est très précisément chiffrée par les auteurs ne trouverait bien sûr toute son efficacité qu’en étant étayée par un accès possible au logement pour tous les étudiants qui ne restent pas chez leurs parents. On voit qu’à partir d’une mesure de bon sens et de sauvetage de la culture que peut offrir l’enseignement supérieur, c’est toute une reconfiguration des dépenses sociales et même des relations sociales qui doit être envisagée. LA PETITE COMMUNISTE QUI NE SOURIAIT JAMAIS « La petite communiste qui ne souriait jamais » (éd Actes Sud, 2014, 318 pages) de Lola Lafon est une fiction captivante nourrie de beaucoup d’éléments réels très précis. L’auteure a passé sa jeunesse en Roumanie. Dans ce roman, elle mène une enquête à la fois sensible et sans pathos sur la plus célèbre de ses anciennes compatriotes, la jeune gymnase Nadia Comaneci. Le parcours qu’elle suit de 1969 à 1990 est aussi celui d’un régime, celui de l’ubuesque couple Ceausescu, qui s’est effondré dans les derniers jours de 1989. La forme du roman est à la fois originale et très maîtrisée. Aux documents de l’époque et aux témoignages divers, tronqués, contradictoires, la romancière tente de combler les vides et les points obscurs en imaginant un dialogue par mail avec Nadia Comencini qui s’est enfui peu de jours avant la chute des Ceausescu pour s’installer aux Etats-Unis. Elle lui envoie au fur et à mesure les chapitres qu’elle a écrits. Nadia confirme sa version, la réfute, se fâche, ironise ou la snobe pour un temps. En inventant à l’âge de quatorze ans une gymnastique qui relève du prodige, Nadia avait suscité la consternation en détraquant un ordinateur qui afficha 1,00 au lieu de 10,00 la note maximum que pas un juge ne pouvait lui refuser. A partir de là, son entraîneur Bela entendait bien faire faire durablement monter la mayonnaise à son avantage et Ceausescu utiliser Nadia comme symbole des qualités inégalées de son régime. Celui qui se faisait appeler « L’Etoile polaire pensante » ou « Le Danube de la Pensée » avait été assez rusé pour se mettre dans la poche les dirigeants occidentaux (De Gaulle l’avait décoré de la grand-croix de la Légion d’honneur) et même Hersant, le propriétaire du Figaro, qui participait à ses fastueuses chasses en Roumanie. Pourquoi gâcher de si bonnes relations en parlant de la Securitate dont les agents pistaient constamment Nadia. On l’exhibait d’autant plus comme enfant modèle, innocente, sage et surdouée, que par ailleurs une répression terrible s’exerçait contre les femmes qui recouraient à l’avortement. Lola Lafon met en relief avec subtilité comment Nadia et d’autres jeunes filles étaient à l’évidence terriblement formatées dans leur entraînement, leur alimentation, leur façon de se présenter, tout en luttant pour se dégager des marges infimes de liberté et au bout du compte pour Nadia, d’inventivité. La romancière se dégage également, avec une efficacité élégante digne d’une belle figure de gymnastique, du piège banal consistant à dénoncer le régime totalitaire de Ceausescu et à en rester là. Au travers de Nadia, lors de compétitions et encore plus aux États-Unis, on découvre que le formatage occidental, l’emprise des marques et l’esprit de concurrence délirant n’ont rien à envier par leur inhumanité aux délires du régime déchu. UN MEMBRE PERMANENT DE LA FAMILLE Une des grandes qualités de l’écrivain américain Russell Banks est son absence totale de nombrilisme ou si l’on préfère son intérêt constant, livre après livre, à ce qui arrive aux autres. Et plus particulièrement à celles et ceux qui sont confrontés aux difficultés de l’existence. « Un membre permanent de la famille » (éd Actes Sud, janvier 2015, 240 pages) regroupe douze nouvelles. Aussi variées soient-elles, y compris par leur cadre géographique de Miami à la Nouvelle-Angleterre, chacune révèle un désarroi, un ratage ou l’heure d’un choix délicat pour les personnages. Dés les premières phrases, une tension légère s’installe et on ne peut pas savoir si cela va tourner au drame, à l’occasion manquée ou à la simple blessure intime. Les chiens jouent un grand rôle dans plusieurs récits, représentant une menace ou un enjeu affectif. Les relations sociales aux États-Unis sont mélancoliques et parfois terrifiantes dans ces nouvelles. « C’est ainsi » semble nous dire l’écrivain, « et personnellement ça ne me convient pas du tout. Les gens méritent une autre vie. » BB KING Le chanteur et guitariste de blues, BB King a fermé son parapluie comme on dit à la Nouvelle-Orléans, à l’âge de 89 ans. Sur scène, en regardant vers le haut tout en envoyant ses belles envolées de guitare jusqu’au firmament, le chanteur à la voix chaleureuse et émouvante, rappelait inconsciemment aux auditeurs, que l’influence du Gospel song habitait également son art incomparable du blues. Par une ironie qui en dit long sur le monde du show business, BB King en 1969 n’était encore programmé qu’en première partie des Rolling Stones, de U2 ou d’Eric Clapton, des musiciens certes talentueux, mais qui devaient beaucoup à ces vieux bluesmen noirs dont il faisait partie. La reconnaissance de ces groupes a singulièrement aidé à ce qu’il reçoive de meilleurs cachets. Mais il n’avait pas eu besoin de cette reconnaissance pour exprimer ce qu’il avait à dire comme en atteste un de ses meilleurs albums enregistré en public en 1964, « Live at the Regal ». IN SITU Depuis la dernière lettre, nous avons mis en ligne un article publié dans le numéro de mars du journal « RésisteR ! » et dont nous vous recommandons fortement la lecture : « Les valeurs de la République ? Non, celle de l’émancipation ! », de même que celle de « Contre l’islamophobie, contre l’islamisme, Pour un universalisme émancipateur » de Leo Picard. Bien fraternellement à toutes et à tous, José Chatroussat (Samuel Holder) _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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