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Journal de notre bord

Lettre no 163 (le 11 janvier 2015)

Bonsoir à toutes et à tous,

Dans une situation qui est à la fois dramatique, tendue,
confuse et peut-être porteuse d’espoir, il n’est pas facile
de réfléchir de façon claire et nuancée, sans être dominé
totalement par ses émotions, les approches réductrices et le
déluge du formatage médiatique. Nous avons d’autant plus
besoin de lire, d’étudier les problèmes, d’échanger, de
discuter et tout d’abord de nous écouter mutuellement.

Puisque la liberté d’expression nous est présentée comme un
bien précieux et inaliénable dans ce pays, on se permettra
dans les lignes qui suivent de vérifier si c’est vraiment le
cas, si des points de vue non consensuels peuvent être lus
et discutés sans susciter de façon pavlovienne des réactions
de colère, de rejet ou d’indifférence.

Je commencerai sur le mode satirique puisque les
journalistes, qui sont unanimement « Charlie », nous ont
encouragés à faire preuve de toujours plus d’audace sur ce
terrain... 
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Douce France
Timbuktu
Comment devient-on un « Barbare » ?
La mobilisation « Je suis Charlie »
Rendez-vous avec tous les dangers et tous les espoirs
In situ
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DOUCE FRANCE
Il était une fois un brave petit pays, la France, avec sa
République représentant des valeurs universelles, qui
n’avait absolument rien à se reprocher. Certes ce pays était
un des premiers producteurs d’armement au monde et ses
clients étaient parfois, et même le plus souvent, des
régimes dictatoriaux ignobles ou des bandes aspirant à
consolider leur influence et leurs business par les moyens
les plus barbares.

Cette charmante république française avait été pendant plus
d’un siècle à la tête d’un vaste empire colonial où elle
avait pillé, exploité et massacré de nombreuses populations
au nom des valeurs universelles des droits de l’homme et du
citoyen (français, rien que français). Par attachement à ces
populations qu’elle avait ruinées, dominées et humiliées,
elle continua à le faire sous d’autres formes jusqu’à
aujourd’hui. Elle importa une main d’œuvre sous payée et
maltraitée sur tous les plans. Elle eut, et elle a toujours,
la bienveillance de doter ses anciennes colonies de régimes
extrêmement corrompus et sanguinaires mais dévoués aux
intérêts français des capitalistes français qui portent les
valeurs universelles. C’est ainsi que « l’indépendance
énergétique de la France » fut garantie par l’uranium du
Niger et le pétrole du Gabon et du Tchad, pays où les
peuples sont confinés dans un état de grande misère.

Porter partout « les valeurs démocratiques universelles
issues du siècle des Lumières » : ce fut et c’est toujours
une bien lourde charge pour nos chefs d’Etat qui se sont
succédés à l’Elysée et ont dû pour ce faire « intervenir »
dans divers pays (la France ne fait jamais la guerre, qu’on
se le dise, elle « tient son rang » ou « mène des
interventions humanitaires »). C’est ainsi que les pires
dictateurs comme Mobutu et Bokassa furent soutenus par la
France ainsi que les génocidaires au Rwanda. C’est ainsi que
la France est « intervenue » dans la guerre du Golfe, en
Afghanistan, au Zaïre, à Djibouti, au Tchad, en Libye, au
Mali, en République Centre Africaine... La République
française a su accueillir généreusement certains immigrés
courant des risques, comme le dictateur haïtien Duvalier et
celui du Zaïre, Mobutu.

Pourquoi tous ces rappels qui risquent fort de lasser
certains lecteurs ? Parce qu’il faut bien déchirer ce voile
d’hypocrisie dans lequel se drapent « les autorités françaises ».
Parce que cela n’est pas sans lien avec les drames qui se
sont produits à Paris ces derniers jours. 


TIMBUKTU
Avant d’essayer de cerner les causes qui expliquent les
actes de barbarie qui ont fait dix sept victimes à Paris, il
est encore nécessaire de faire un détour par Timbuktu
(Tombouctou en français). Ce n’est d’ailleurs pas un détour
si on veut bien considérer que Paris n’est pas le centre du
monde, et qu’au fil des années des centaines de milliers de
personnes, musulmanes pour la plupart, mais aussi
chrétiennes et athées, ont été opprimées, torturées et
massacrées par des tueurs intégristes islamiques en Algérie,
en Iran, en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, en Somalie,
en Egypte, en Syrie, au Mali, au Nigéria et dans bien
d’autres pays. Pour nous qui vivons et luttons en France
pour un monde meilleur, c’est faire preuve d’une décence et
d’une lucidité élémentaires que de prendre une bonne fois
pour toute la mesure de cette réalité massive et atroce,
mais aussi la mesure des luttes et des actes quotidiens
mobilisant un courage admirable qui ont été déployés dans
les pays cités pour combattre et résister à ces entreprises
barbares, souvent adossées à divers régimes dictatoriaux
instrumentalisant la religion musulmane pour consolider leur
pouvoir.

Le film « Timbuktu » du réalisateur mauritanien Abderrahmane
Sissako illustre la question de façon exemplaire. Il montre
de façon poignante ce que veut dire au quotidien subir la
surveillance et la répression d’une bande armée de radicaux
islamiques interdisant la musique, le football, voulant
obliger une marchande de poisson à porter des gants,
infligeant souverainement des supplices de flagellation, de
mutilation ou de lapidation. Dans ce contexte d’épouvante,
certains et certaines trouvent encore des ressources
d’humour, de tendresse ou de révolte.

On est d’autant plus troublé d’apprendre ensuite que le
réalisateur de ce film beau et juste dans son propos, est
aussi un conseiller du président de la Mauritanie. Dans ce
pays qui applique la charia, un jeune internaute a été
récemment condamné à mort pour apostasie. Celui-ci avait
critiqué un ordre social fondé sur l’Islam qui discrimine
les descendants d’esclaves. Nous vivons dans un monde
tiraillé par de terribles contradictions.


COMMENT DEVIENT-ON UN « BARBARE » ?
L’horreur amplement justifiée que suscitent les actes
perpétrés par les trois individus qui ont fait la une de
l’actualité mondiale en tuant dix-sept personnes ne doit pas
nous empêcher de comprendre comment et pourquoi leur
parcours personnel les a amenés là, et dans quel cadre
politique et social. Car on a beaucoup lu et entendu que ces
hommes étaient des « fous », des « tarés », des « barbares »,
qualificatifs faciles à proférer mais qui n’éclairent pas
la question.

L’intention ici n’est pas de livrer des explications de fond
mais de refuser les déclarations du type : « Ca dépasse
l’entendement. Rien n’explique de tels comportements. »
Pourtant on sait bien en France comment, à certaines
époques, c’est l’Eacute;tat qui s’est chargé de transformer des
jeunes gens qui avaient rêvé d’un tout autre avenir en
massacreurs sans pitié.

Il suffit pour cela de voir le film de René Vautier qui
vient de disparaître, « Avoir vingt ans dans les Aurès ». Il
faut voir ce film sorti en 1972 et réédité en DVD en 2012.

Pris en main par un « professionnel », en l’occurrence de
l’armée française, un jeune blagueur, voire rebelle, peut
être transformé en un être insensible à tout, éventuellement
à sa propre mort si on lui a mis dans le crâne une idéologie
qui le valorise comme héros. Ce sont les impasses sociales
et les pathologies propres à une société où priment les
rapports de force, qui génèrent les diverses formes de
terrorisme étatique ou non. 


LA MOBILISATION « JE SUIS CHARLIE »
Les réactions massives et spontanées mercredi soir dernier à
la tuerie au siège de Charlie Hebdo ont été d’autant plus
réconfortantes qu’elles se situaient sur un terrain où les
racistes de toutes natures ne pouvaient pas souffler sur les
braises de ce drame. L’indignation et la solidarité avec les
proches des victimes ont été plus fortes et plus
généralisées, y compris dans de nombreux pays, qu’on ne
pouvait l’imaginer. L’attachement de nombreuses personnes à
la liberté d’expression et leur détestation de la violence
sont sincères. Cet élan collectif qui en plus manifeste
l’inquiétude et le refus que l’extrême droite exploite ces
événements recélait potentiellement des éléments pour se
transformer en un mouvement d’indignés autonomes, non
récupérables. Se dire Charlie signifiait le rejet du racisme
et des prémices d’une guerre civile.

A ce stade le gouvernement ne pouvait guère exploiter
l’événement à son profit. Sa côte est basse en raison de ses
cadeaux au patronat et des multiples attaques qu’il mène en
particulier contre les salariés et les chômeurs. De plus, il
porte une responsabilité dans la mort du jeune écologiste
Rémi Fraisse. Sa froideur face à ce drame est encore dans
les mémoires.

Mais les grands média ont su transformer le mouvement
« je suis Charlie » en une opération d’unité nationale au
bénéfice du gouvernement, des notables et même de certains
grands patrons affichant leurs bons sentiments avec le badge
« je suis Charlie ». Leur opération de manipulation des
émotions dans la population, ciblant exclusivement le
terrorisme islamiste, a été une réussite incontestable. Au
nom de la liberté d’expression, il fallait manifester
silencieusement, il n’était plus possible de rien dire ou
critiquer. Mais bien des manifestants ne sont pas dupes. On
verra dans les semaines qui viennent si un mouvement vivant,
indépendant de ces manipulations, ne va pas émerger. 


RENDEZ-VOUS AVEC TOUS LES DANGERS ET TOUS LES ESPOIRS
Dans les manifestations qui se sont déroulées hier et
aujourd’hui, des centaines de milliers de gens de toutes les
générations ont exprimé leur solidarité sincère, leur rejet
du racisme et leur attachement à la démocratie au sens
concret du terme. Cette fraternité qu’ils ont montrée entre
personnes de toutes origines est extrêmement positive.

Mais nous ne pouvons pas pour autant passer sous silence que
tous les individus qui dirigent les appareils d’Eacute;tat pour le
compte de ce système pourri qui s’appelle le capitalisme,
n’ont pas paradé aujourd’hui dans la rue à Paris pour nos
beaux yeux et les mêmes aspirations fraternelles mais pour
nous soumettre à leur idéologie, pour nous ligoter dans la
nasse du nationalisme, de la défense de « l’Occident
démocratique ».

Au nom de la lutte contre le terrorisme, ils nous
demanderont des sacrifices pour renforcer la police et
l’armée, ils accentueront la surveillance de tout un chacun
et restreindront nos libertés. Refuser l’union nationale,
c’est refuser tout cela. C’est avoir confiance dans l’union
des peuples entre eux pour régler tous les problèmes, y
compris celui des diverses formes de fascisme. Car le Front
National et toute l’extrême droite savent eux qu’il n’y a
pas de frontière entre la sacralisation de l’union nationale
(qui tourne chez certains à la croyance religieuse) et
l’identité nationale, avec le rejet de l’autre et tout son
contenu mortifère.

De fait, tous les problèmes qui nous assaillent ne se
régleront pas dans le cadre de l’hexagone mais au minimum
dans celui de l’Europe et plus sûrement encore du monde
entier. Notre avenir va se jouer et, plus positivement, se
construire aussi bien en Grèce, en Italie, en Allemagne ou
en Espagne qu’en France. Dans l’Europe entière des milliers
de gens ont été touchés par ce qui s’est passé à Paris. Ce
sont souvent les mêmes qui ont fait grève dernièrement et
ont manifesté contre leur gouvernement comme en Belgique, en
Hongrie ou d’autres pays. Les éléments positifs existent
pour construire une union internationale contre le racisme,
l’extrême droite et ceux qui nous exploitent et nous
acculent de plus en plus sûrement à la misère.


IN SITU
Vous trouverez sur notre site une analyse récente intitulé,
« De Jean-Marie au Brun-Marine, 1984-2014 : ce qui a changé
en trente ans à l’extrême droite ». 

Bien fraternellement à toutes et à tous, 

Samuel Holder

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