Journal de notre bordLettre no 160 (le 16 septembre 2014)Bonsoir à toutes et à tous, Le début de la Première Guerre mondiale qui devait être « la der des ders » il y a cent ans, aura été célébré de la façon la plus éclatante, la moins protocolaire qui soit : par une série de massacres à Gaza, en Irak, en Syrie, en Ukraine, en Lybie, sans parler de ceux qui se poursuivent dans un quasi silence médiatique en République Centrafricaine, au Soudan, en Érythrée et certaines zones reculées en Birmanie, au Congo Kinshasa ou en Chine. Sans parler des milliers de personnes qui tentent de fuir ces guerres et finissent par mourir dans une zone désertique, au fond d'une mer ou d'un océan. Terrifiante continuité dans la barbarie entre l'été 1914 et l'été 2014. Les grandes puissances, dont la France, ont joué leur partition en coulisse ou directement dans ces guerres. À présent, elles en mènent une nouvelle en Irak avec toute une brochette de dictatures pétrolières, au mépris des intérêts des peuples de la région. Tout ce que ce monde capitaliste furieusement décadent depuis un siècle compte d'irresponsables à la tête des États, des armées, des grandes banques et entreprises et des formations politiciennes qui complètent le dispositif, est en ordre de marche pour sauver le système. À l'échelle mondiale, nous assistons à une inquiétante montée des militarismes et des nationalismes pour essayer de détourner l'attention des vrais enjeux et pour casser la dynamique des luttes et des mobilisations de toutes sortes. Ce système impérialiste chaotique ne se serait pas maintenu depuis un siècle s'il n'avait réussi à infuser dans des millions de cerveaux une drogue morale, sorte de lot de consolation, qui, lorsque les conditions s'y prêtent, s'avère être une arme destructrice et même autodestructrice : l'identité nationale, l'identité ethnique ou l'identité religieuse. Au nom de ces identités fallacieuses, on a pu détourner son regard du malheur frappant « l'autre », montrer du doigt « l'autre », haïr « l'autre » et finalement dénoncer, combattre, martyriser et tuer « l'autre », qu'il soit « le Juif », « l'Arabe », « l'Allemand », « le Noir », « l'Arménien », « le Tzigane », « le Tutsi », etc. De ce point de vue, ni la Première Guerre mondiale, ni la Deuxième de 1939-1945 ne sont encore terminées. La guerre d'Algérie non plus ne l'est pas davantage en ayant laissé en héritage le mépris ou la haine des immigrés, de leurs enfants et de leurs petits-enfants. L'antisémitisme, le racisme et la xénophobie relèvent toujours la tête. Dans un contexte général de domination, d'exploitation, de concurrence et de précarité, où la personnalité de chacun ne peut pas s'épanouir librement, il n'est pas étonnant que bien des individus se raccrochent à une identité fictive leur donnant l'illusion d'exister un tant soit peu socialement. Et pourtant le siècle qui s'est écoulé depuis ce mois d'août 1914 aurait pu être tout autre. Il y a eu des internationalistes, des penseurs et artistes sans préjugés et se considérant comme des citoyens du monde. Il y a eu des révolutionnaires courageux dans tous les pays. Ils ont tenté, ils ont échoué. Il est facile de pointer leurs erreurs et leurs fautes avec la position de grande condescendance rétrospective. Du moins ont-ils tenté une transformation allant vers une société plus humaine. Nous avons à apprendre de leurs tentatives et des impasses dans lesquelles ils se sont retrouvés. Mais nous, gens de gauche et d'extrême gauche, qu'avons-nous tenté en France ces dernières années ? Qu'avons-nous fait pour contribuer au succès des soulèvements dans les pays arabes, qu'avons nous entrepris dans la foulée du mouvement du Chiapas, des Indignados espagnols, du mouvement des places en Grèce, de celui d'Occupy Wall Street aux États-Unis ou du parc Gezy en Turquie ? Qu'avons-nous appris de ces formidables mouvements ? Peut-être beaucoup mais les signes n'en sont guère visibles pour l'instant. Dans vingt ans, rétrospectivement, il est à craindre que le fait d'avoir participé pour certains à des campagnes électorales peu grisantes et prétextes à guerres picrocholines, le fait d'avoir participé à quelques grèves et manifestations revendicatives ou de solidarité (ce qui bien sûr n'est pas rien) ne constitue un bilan un peu maigre aux yeux des générations futures. Surtout si elles se penchent sur nos écrits politiques décolorés, plaintifs, répétitifs, englués dans des schémas intellectuels périmés. L'admettre serait déjà faire un pas en avant. Nous aimerions donner en partage des fruits plus consistants, ce qui nécessite de penser, écrire, agir autrement, bref prendre nos responsabilités face à la réalité présente. Cela ne peut pas se faire en passant à la trappe toute une histoire complexe et riche d'éclairages, notamment celle du XXe siècle. Cela n'est possible qu'en maintenant coûte que coûte un projet d'émancipation, ici comme partout. Nous sommes toujours face à cette alternative exprimée par Friedrich Engels et reprise par Rosa Luxemburg, assassinée sur l'ordre de sociaux-démocrates gouvernementaux en 1919 : « Socialisme ou barbarie ». ___________________________________________________ Karl Marx à Pékin Le monde des histoires courtes Au Canada France Culture France Censure Walter Benjamin au pays des voix Lumières pour enfants En compagnie de Schubert In situ ___________________________________________________ KARL MARX A PÉKIN Pour qui n'a pas renoncé à progresser dans la compréhension du monde actuel, le livre de Mylène Gaulard, « Karl Marx à Pékin, Les racines de la crise en Chine capitaliste » (éd Demopolis, avril 2014) apportera des éléments importants. Il n'est pas sans conséquence de considérer que l'économie de la Chine, avec ses fameux taux de croissance, est suffisamment solide pour permettre de tracter en quelque sorte l'ensemble du système mondial et de lui assurer encore un certain nombre d'années ou de décennies en dépit de la crise de 2007-2008 et de ses conséquences ; ou alors de comprendre qu'il y a des éléments de fragilité intrinsèques à l'économie chinoise susceptibles de se traduire à relativement brève échéance par une crise dont les effets seraient mondiaux et probablement cataclysmiques. Mylène Gaulard est une jeune économiste qui affiche la couleur d'entrée de jeu, avec une verve polémique qui ne lui fera pas que des amis dans la sphère universitaire et politique. Le titre de son livre est lui-même polémique. Son argumentation riposte à celle de Giovanni Arrighi dans son ouvrage intitulé « Adam Smith à Pékin » et pourfend les analyses économiques qui en fait comptent sur « l'originalité » du processus capitaliste chinois pour dépasser les contradictions du système global. Elle précise que si elle se réfère à « une forme de marxisme, celui de Marx, de Rosa Luxemburg, d'Henryk Grossmann, de Paul Mattick et de bien d'autres, nous n'avons que faire des dogmatismes de tous bords qui en ont déformé les fondements mêmes. » Son chapitre sur le rôle historique de l'État dans le développement du mode de production capitaliste en Chine s'appuie notamment sur les analyses de Lucien Blanco, Marie-Claire Bergère, Pierre Souryri, Charles Reeve et Charles Bettelheim dans son ultime ouvrage de 1978. Il apparaît ainsi que la prise du pouvoir en 1949 par le Parti communiste chinois n'a été en rien une révolution prolétarienne. L'accumulation s'est faite sur le dos de la paysannerie. On comprend mieux pourquoi la bureaucratie de l'État a préservé les intérêts de la bourgeoisie et s'est engagée dans la voie de l'accumulation capitaliste à la fin des années 1970. Étant entendu que le capitalisme n'est pas un mode de gestion ou de répartition des richesses mais un mode de production visant le profit, Mylène Gaulard en analyse les éléments sociaux et économiques. Elle met en évidence les problèmes de suraccumulation du capital, les surcapacités des grandes entreprises et la chute tendancielle du taux de profit qui en résulte. Les contradictions engendrées ne peuvent pas être dépassées, notamment par ce qu'invoquent souvent des économistes vulgaires comme aurait dit Marx, à savoir le développement de « la classe moyenne ». Chiffres à l'appui, mais critiqués comme recouvrant souvent dans leur interprétation des options idéologiques, elle montre bien que cette prétendue « classe moyenne » n'est qu'une petite minorité de la population (100 millions de riches ou très riches, à rapporter à une population globale de 1,3 milliards d'habitants) qui stimule surtout le secteur des produits de luxe et l'immobilier haut de gamme. Ces dernières années indiquent un creusement des inégalités favorisé par divers facteurs dont une décentralisation de la fiscalité et un retrait relatif de l'État de la sphère socio-économique. L'État a ainsi licencié plus de 50 millions de salariés de ses entreprises et taillé largement dans les protections sociales pour rendre la main d'oeuvre adéquatement exploitable par les capitaux privés. En dehors des grèves et des mouvements sociaux de plus en plus fréquents, la Chine doit à présent faire face à une pénurie de main d'oeuvre qualifiée et à des hausses de salaires qui rendent le Vietnam et le Bengladesh plus compétitifs dans certains secteurs. Outre les difficultés à rattraper son retard technologique et à avoir un niveau de productivité suffisant, le capitalisme chinois ne parvient pas à assurer le maintien d'un taux de profit élevé dans la sphère de la production, ce qui conduit à la création de secteurs spéculatifs, d'une masse de capitaux fictifs, tout particulièrement dans l'immobilier. L'endettement croissant des pouvoirs régionaux dû à la décentralisation voulue par l'État est un autre aspect des risques de crise qui peuvent survenir. L'auteure pointe aussi le fait que les réserves de l'État peuvent facilement chuter si les capitaux spéculatifs extérieurs se retirent brutalement par exemple ou si les placements chinois en bons d'État aux États-Unis ou en Europe perdent de leur valeur. Il est à souhaiter que cette analyse soit prise en compte attentivement et discutée. Elle a le mérite de mettre en évidence des faiblesses structurelles du capitalisme chinois qui doit faire face aux même blocages du processus d'accumulation qu'ailleurs. En d'autres termes, ce capitalisme chinois qui a permis entre autres facteurs de donner un sursis de trois décennies de survie au capitalisme mondial pourrait bien contribuer à provoquer une nouvelle crise d'une ampleur difficile à imaginer. LE MONDE DES HISTOIRES COURTES C'est une cause difficile à défendre : donner l'envie de lire les grands auteurs de nouvelles, particulièrement en France où ce format court ne plaît guère ni aux éditeurs, ni aux lecteurs. Prenez Maupassant, un des plus grands écrivains d'histoires courtes. On ne s'y intéresse guère que sous forme d'adaptations télévisuelles, d'ailleurs de qualité. De là à lire ses « contes », il y a une marge que peu franchissent aujourd'hui. Par ricochet, comme Maupassant est connu comme auteur de contes et nouvelles, on néglige de lire des romans aussi remarquables que son « Bel Ami », « Une Vie », « Pierre et Jean » ou « Mont-Oriol ». Prenez Tchekhov. Il est souvent célébré comme grand nouvelliste. Il a cette réputation mais on ne le lit pas souvent en tant que tel, ses pièces de théâtre faisant comme une ombre sur le grand pan de son oeuvre constitué de brèves narrations. Là encore, on ne peut que se réjouir qu'un cinéaste turc et son épouse aient été inspirés par certaines nouvelles de Tchekhov et notamment « Ma femme » de 1892 pour élaborer le scénario de leur beau film très dense, « Winter Sleep », qu'ils ont situé dans un village de Cappadoce. Il y a souvent un effet de fulgurance dans la forme de la nouvelle qui peut séduire ou indisposer. Dans ses récits brefs, Franz Kafka a poussé cet effet de déstabilisation du lecteur à la limite du vertige. On n'a pas le temps de prendre ses marques, de se plonger pendant des heures dans un climat, le caractère des personnages, un milieu social, que l'auteur a déjà terminé sa narration et nous a dit plus que l'essentiel lorsqu'il s'agit d'un maître de l'observation des gens et des choses. Les meilleures nouvelles sont peut-être celles où l'auteur a ménagé des trous, des silences, des vides qui ne se trouvent pas comblés par la chute qui n'est pas la résolution d'une énigme mais parfois son amplification. C'est en quoi la nouvelle exige de nous d'être actifs, sur le qui vive, acceptant cet inachèvement comme une sorte de défi et d'hommage de l'auteur à l'intelligence de ses lecteurs. Comme s'il ou elle nous disait : « À vous d'imaginer ce qui n'est pas dit. À vous de dégager la morale de cette histoire qui n'en a peut-être pas. À vous d'admettre, comme moi, qu'on ne peut pas comprendre si facilement la psychologie des gens et leur situation dans le monde, ce qui les rend d'autant plus attachants. » AU CANADA Ce qui précède s'applique bien à l'écriture de la nouvelliste canadienne, Alice Munro, âgée de 83 ans, qui a fini par obtenir le prix Nobel de littérature l'an dernier bien qu'elle n'ait pas écrit de romans. Dans les pays anglo-saxons, la nouvelle est bien davantage prisée qu'en France. La réputation en la matière de Somerset Maugham, Henry James, Katherine Mansfield, Sherwood Anderson ou Raymond Carver est bien établie et a suscité de nombreuses vocations d'écrivains. Alice Munro a écrit quatorze recueils de nouvelles. Ils ont reçu un accueil enthousiaste de longue date, en particulier auprès d'écrivains anglophones comme Joyce Carol Oates, Richard Ford, Jonathan Franzen ou Fiona Kidman qui, pour leur part, ont privilégié avec talent la forme romanesque longue. Arrêtons-nous un instant sur un recueil d'Alice Munro intitulé « Les lunes de Jupiter » (éd Points) après vous avoir conseillé « Fugitives » dans la lettre précédente. La plupart de ses histoires se passent dans l'Ontario ou dans la région de Vancouver dans des milieux sociaux très variés. La vie quotidienne est secouée par des crises relationnelles, douloureuses ou amusantes, ou percutée par des drames. Si les femmes de toutes les générations sont souvent les principaux protagonistes, on ne peut pas dire qu'Alice Munro porte sur elle un regard qu'on pourrait qualifier de féministe car il est souvent ironique et même parfois assez féroce. Dans ses nouvelles, les femmes sont tout autant désemparées que les hommes, piégées par leurs illusions, leurs pulsions ou leurs déceptions. Mais certaines femmes comme certains hommes, et parfois ensemble, trouvent aussi le chemin inattendu d'une autre vie, la force de ne pas se soumettre à l'adversité, le courage d'accéder à une forme de liberté ou au moins de lucidité. Le cadre de vie matériel des gens (une petite entreprise où on vide des dindes pour Noël ou une résidence pour vieillards par exemple) et les modifications de leur apparence physique sont observés au plus près. En saisissant au vol les inclinations psychologiques de chacun, même les plus inattendues, Alice Munro mène ses récits avec une énergie stimulante. FRANCE CULTURE Les mois d'été mettent en relief ce que peut apporter de précieux une radio comme France Culture, et ce dont des enjeux misérables et une gestion à la recherche de l'audimat nous privent. Nous concentrons notre attention sur cette radio puisque la normalisation, la banalisation et la vulgarité réactionnaire sous différentes formes continuent à causer de sérieux ravages sur les autres chaînes, ne laissant plus que quelques îlots de bonnes émissions comme « Interception », « Cosmopolitaine » ou « Summertime » pour nous en tenir à la programmation du dimanche de France Inter. L'émission quotidienne de Daniel Mermet du lundi au vendredi, après avoir été déplacée dans un créneau horaire de moindre écoute sous Sarkozy, a été finalement supprimée sous Hollande. Cet été France Culture a par exemple proposé deux séries d'émissions remarquables, l'une sur Shakespeare par Muriel Cerf pendant une semaine du lundi au vendredi, et l'autre « Nasa wiyat » tous les samedis sur les nouvelles féministes du monde arabe en Tunisie, Algérie, Maroc, etc. On ne saurait trop conseiller cette dernière série qui offre une tout autre vision de ces pays en rébellion contre l'ordre capitaliste et islamiste établi. On peut la réécouter ou la télécharger sur http://www.franceculture.fr/emission-nasawiyat/ FRANCE CENSURE Malheureusement le début de l'été a aussi été l'occasion une fois de plus pour la direction de France Culture de supprimer une émission remarquable, « Du jour au lendemain » d'Alain Veinstein. Du lundi au vendredi, il faut croire qu'elle occupait un créneau très sensible puisqu'elle durait environ 35 minutes et commençait à minuit ! Mr Olivier Poivre d'Arvor, directeur de France Culture a estimé qu'il fallait faire des économies en supprimant cette émission en direct où une personne (Alain Veinstein) recevait un écrivain. Pour bien mesurer le caractère sordide de la décision de ce directeur, qui n'est pas connu pour avoir produit une oeuvre littéraire de haute volée, il faut savoir qu'Alain Veinstein était à l'antenne de France Culture depuis 1978, soit vingt-neuf années, qu'il a créé des émissions très inventives (« Les Nuits magnétiques », « Surpris par la nuit », etc) et que par ailleurs il est romancier et poète. On lui doit le seul entretien à la radio qu'ait jamais accepté le peintre Sam Szafran. Pour couronner le tout, le directeur de France Culture l'a empêché de faire ses adieux à l'antenne le 4 juillet, prétextant que « trente-cinq minutes de récits subjectifs et de discussions internes ne regardent en rien l'auditeur. » Pour avoir un aperçu de ce qu'était l'art radiophonique de Veinstein fait d'intelligence discrète et de silences qui étaient des formes d'attention et d'ouverture sur les propos de son invité, essayez de télécharger les émissions encore disponibles sur le site de France Culture à la rubrique « Du jour au lendemain » qui est à présent sans lendemain. La direction de France Culture n'en est pas à son coup d'essai. D'autres émissions d'une intelligence rare, permettant des découvertes qu'on ne pouvait pas faire ailleurs, ont été supprimées ces dernières années. Il y a eu en 2010 celle de Pascale Casanova, « L'Atelier littéraire » et en 2011 celle de Francesca Isidori, « Affinités électives ». Là encore, l'auditeur était considéré comme un hôte, quelqu'un d'estimé, ouvert aux oeuvres et aux auteurs les plus exigeants. En juillet 2013 une très belle émission avait dû également s'arrêter, celle de Jeanne-Martine Vacher, « Movimento ». On voulait lui imposer un nouveau cadre éditorial inacceptable. Cette émission faisait découvrir toutes les musiques du monde et de toutes les époques mais pas de façon superficielle, en les éclairant en particulier par les travaux en sciences sociales. Jeanne-Martine Vacher poursuit désormais sa démarche sur le site http://www.melozzoo.org/. Elle a fait ses adieux aux auditeurs de France Culture avec panache (à entendre sur https://soundcloud.com/melozzo/last-coda/), adieux qui se terminent par une interprétation émouvante de « Calling You » du film Bagdad Café, chanté par Lorraine Hunt Lieberson (« Récital at Ravinia, CD Harmonia Mundi). WALTER BENJAMIN AU PAYS DES VOIX De nouveaux pans de l'oeuvre de Walter Benjamin (1892-1940) parviennent encore en France et il faut s'en réjouir. Rappelons que les écrits de ce penseur juif allemand, ami de Bertolt Brecht, de Theodor W. Adorno et de Gershom Scholem, n'ont commencé à être traduits de façon conséquente que dans les années 1970, alors que ceux du philosophe nazi Heidegger, abondamment et rapidement traduits, ont fait l'admiration de son vivant et bien au-delà, de nombreuses personnes en France, et non des moindres en termes de notoriété. Benjamin s'est donné la mort en 1940, après avoir tenté de passer la frontière espagnole, pour ne pas être livré à la Gestapo par la police française. Heidegger est mort dans son lit en 1976, sans avoir jamais renié son engagement nazi. Revenons à Benjamin. Plusieurs de ses « Écrits radiophoniques » viennent d'être traduits ou retraduits par Philippe Ivernel. Ils ont été choisis et présentés par Philippe Baudouin (éd Allia, mars 2014, 205 pages). Dans ce recueil se trouvent des notes, des lettres ou des articles sur la radio, des témoignages sur la façon dont Benjamin préparait ses émissions et des pièces radiophoniques pour enfants ou adultes très originales et souvent malicieuses. Le principe d'élaboration de ces pièces était de traiter une situation conflictuelle coutumière aux auditeurs et de montrer, au travers d'une petite scénarisation, comment on pouvait éventuellement résoudre le problème ou du moins ne pas l'aggraver. Le lecteur pressé qui ne veut pas tout lire ne doit cependant pas manquer la pièce écrite avec Wolf Zucker et intitulée « Une augmentation de salaire ?! Où avez-vous donc la tête ? ». Sous des dehors de stricte objectivité, les deux façons (l'une improductive et l'autre efficace) de négocier une augmentation de salaire avec son patron provoquent un effet de dynamitage comique de ce que veut dire sur le fond la mascarade de ce qu'on appelle négociation salariale. Cette émission diffusée sur la radio de Francfort en 1931 n'a pas pris une ride car nous stagnons encore dans les mêmes rapports sociaux. LUMIÈRES POUR ENFANTS Walter Benjamin ne tenait pas en très haute estime ses travaux radiophoniques qui étaient pour lui une activité alimentaire. Mais on n'est pas obligé d'être d'accord avec lui ni avec ceux qui le présentent de façon par trop unilatérale comme un penseur mélancolique. Il avait commencé sa carrière à l'antenne en 1927 avec des chroniques littéraires. Ensuite, de 1929 à 1932, Benjamin a réalisé pas moins de 90 émissions extrêmement variées pour les radios de Berlin et de Francfort. Il était conscient de la difficulté de faire de ce medium une forme d'art alors que d'une manière générale il constatait avec atterrement le niveau lamentable de ce que véhiculait la radio. Son objectif était donc de créer un espace radiophonique où le souci de divertir s'accompagnait d'une grande exigence sur les contenus et la qualité des formes mises en oeuvre. Cela est particulièrement éclatant dans les émissions réalisées par Walter Benjamin pour les enfants et les adolescents. Vingt-neuf d'entre elles ont été traduites par Sylvie Muller et ont été regroupées sous le titre « Lumières pour enfants » (éd Christian Bourgois, 2011). Leur lecture est un régal (à condition d'avoir gardé un peu ou beaucoup de son âme d'enfant). A la fois didactique et malicieux, Benjamin aborde une variété impressionnante de sujets. Il nous fait visiter une fabrique de laiton ou une usine construisant des locomotives ; il nous présente des personnalités hors normes (Caspar Hauser, Faust, Cagliostro) ; il nous fait découvrir le monde merveilleux des théâtres de marionnettes, celui des brigands, des Tziganes, des magiciens, des escrocs en philatélie ou des Bootleggers aux USA. Il présente des questions historiques telles que les procès de sorcières, les raisons de la prise de la Bastille, la chute de Pompéi et Herculanum ou le tremblement de terre de Lisbonne. Il cite toujours des témoignages et suscite des questions qui développent une réflexion critique, prenant du champ par rapport aux conventions religieuses, moralistes ou politiques. Ses émissions cherchaient ainsi, avec son esprit pétillant, à immuniser ses jeunes auditeurs contre toutes les formes de barbarie. Signalons encore des émissions particulièrement savoureuses sur l'environnement berlinois, le dialecte haut en couleur de ses habitants, ses rues, ses magasins de jouets, ses marchands ambulants et son grand parc forestier, le Tiergarten. EN COMPAGNIE DE SCHUBERT En parlant de la chevauchée des Walkyries de Wagner, Woody Allen a dit par plaisanterie que cette musique lui donnait envie d'envahir la Pologne. Tel n'est pas le cas, de toute façon, de celle de Schubert qui donne plutôt envie de marcher dans les environs verdoyants de Vienne ; si toutefois ils existent encore et n'ont pas été remplacés par des lotissements, des centres commerciaux, des rocades et des ronds points qui apportent un charme ineffable à nos existences motorisées aux abords des villes d'aujourd'hui. Schubert va bientôt nous devenir inaccessible car il aimait une nature avenante, parfois sauvage, et toutes les sources d'inspiration populaire qui s'y rattachaient, en particulier les Ländler, ces danses paysannes allemandes traditionnelles. Le pianiste Bertrand Chamayou a composé un programme original de pièces de Schubert comme s'il s'agissait d'un concert où les morceaux plus légers alternent avec les oeuvres plus profondes. Il explique clairement ses choix dans la notice qui accompagne le disque (CD Erato, 2014). Il a donc pris plaisir à jouer des Ländler souvent négligés et une valse posthume arrangée par Richard Strauss. Tout en interprétant Schubert avec fougue et délicatesse, son esprit s'est aussi tourné vers Liszt, le compositeur hongrois qui a écrit des transcriptions pour piano de mélodies de Schubert. Au coeur de son programme, Bertrand Chamayou s'attaque de façon très maîtrisée à une grande pièce en quatre mouvements d'une virtuosité diabolique selon Schubert lui-même, la Wanderer-Fantasie, pleine de contrastes entre force héroïque et méditation intime. Elle est du reste contemporaine de la dernière sonate pour piano, opus 111, de Beethoven à qui Schubert vouait une grande admiration. IN SITU Le 11 août dernier, nous avons mis en ligne sur notre site un article intitulé « Contre l'antisémitisme et contre le sionisme » à propos des manifestations de cet été en solidarité avec le peuple palestinien. Bien fraternellement à toutes et à tous, Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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