Culture & Révolution

Sommaire

Liste par thèmes

Journal de notre bord

Lettre no 160 (le 16 septembre 2014)

Bonsoir à toutes et à tous,

Le début de la Première Guerre mondiale qui devait être
« la der des ders » il y a cent ans, aura été
célébré de la façon la plus éclatante, la moins
protocolaire qui soit : par une série de massacres à
Gaza, en Irak, en Syrie, en Ukraine, en Lybie, sans parler
de ceux qui se poursuivent dans un quasi silence médiatique
en République Centrafricaine, au Soudan, en Érythrée et
certaines zones reculées en Birmanie, au Congo Kinshasa ou
en Chine. Sans parler des milliers de personnes qui tentent
de fuir ces guerres et finissent par mourir dans une zone
désertique, au fond d'une mer ou d'un océan.
Terrifiante continuité dans la barbarie entre l'été
1914 et l'été 2014.

Les grandes puissances, dont la France, ont joué leur
partition en coulisse ou directement dans ces guerres. À
présent, elles en mènent une nouvelle en Irak avec toute
une brochette de dictatures pétrolières, au mépris des
intérêts des peuples de la région. Tout ce que ce monde
capitaliste furieusement décadent depuis un siècle compte
d'irresponsables à la tête des États, des armées, des
grandes banques et entreprises et des formations
politiciennes qui complètent le dispositif, est en ordre de
marche pour sauver le système. À l'échelle mondiale, nous
assistons à une inquiétante montée des militarismes et
des nationalismes pour essayer de détourner l'attention des
vrais enjeux et pour casser la dynamique des luttes et des
mobilisations de toutes sortes.

Ce système impérialiste chaotique ne se serait pas
maintenu depuis un siècle s'il n'avait réussi à infuser
dans des millions de cerveaux une drogue morale, sorte de
lot de consolation, qui, lorsque les conditions s'y
prêtent, s'avère être une arme destructrice et même
autodestructrice : l'identité nationale, l'identité
ethnique ou l'identité religieuse. Au nom de ces identités
fallacieuses, on a pu détourner son regard du malheur
frappant « l'autre », montrer du doigt « l'autre »,
haïr « l'autre » et finalement dénoncer, combattre,
martyriser et tuer « l'autre », qu'il soit « le
Juif », « l'Arabe », « l'Allemand », « le
Noir », « l'Arménien », « le Tzigane », « le
Tutsi », etc. De ce point de vue, ni la Première Guerre
mondiale, ni la Deuxième de 1939-1945 ne sont encore
terminées. La guerre d'Algérie non plus ne l'est pas
davantage en ayant laissé en héritage le mépris ou la
haine des immigrés, de leurs enfants et de leurs
petits-enfants. L'antisémitisme, le racisme et la
xénophobie relèvent toujours la tête.

Dans un contexte général de domination, d'exploitation,
de concurrence et de précarité, où la personnalité de
chacun ne peut pas s'épanouir librement, il n'est pas
étonnant que bien des individus se raccrochent à une
identité fictive leur donnant l'illusion d'exister un
tant soit peu socialement.

Et pourtant le siècle qui s'est écoulé depuis ce mois
d'août 1914 aurait pu être tout autre. Il y a eu des
internationalistes, des penseurs et artistes sans préjugés
et se considérant comme des citoyens du monde. Il y a eu
des révolutionnaires courageux dans tous les pays. Ils ont
tenté, ils ont échoué. Il est facile de pointer leurs
erreurs et leurs fautes avec la position de grande
condescendance rétrospective. Du moins ont-ils tenté une
transformation allant vers une société plus humaine. Nous
avons à apprendre de leurs tentatives et des impasses dans
lesquelles ils se sont retrouvés.

Mais nous, gens de gauche et d'extrême gauche,
qu'avons-nous tenté en France ces dernières années ?
Qu'avons-nous fait pour contribuer au succès des
soulèvements dans les pays arabes, qu'avons nous
entrepris dans la foulée du mouvement du Chiapas, des
Indignados espagnols, du mouvement des places en Grèce, de
celui d'Occupy Wall Street aux États-Unis ou du parc Gezy
en Turquie ? Qu'avons-nous appris de ces formidables
mouvements ? Peut-être beaucoup mais les signes n'en
sont guère visibles pour l'instant. 

Dans vingt ans, rétrospectivement, il est à craindre que
le fait d'avoir participé pour certains à des campagnes
électorales peu grisantes et prétextes à guerres
picrocholines, le fait d'avoir participé à quelques
grèves et manifestations revendicatives ou de solidarité
(ce qui bien sûr n'est pas rien) ne constitue un bilan un
peu maigre aux yeux des générations futures. Surtout si
elles se penchent sur nos écrits politiques décolorés,
plaintifs, répétitifs, englués dans des schémas
intellectuels périmés. L'admettre serait déjà faire un
pas en avant.

Nous aimerions donner en partage des fruits plus
consistants, ce qui nécessite de penser, écrire, agir
autrement, bref prendre nos responsabilités face à la
réalité présente. Cela ne peut pas se faire en passant à
la trappe toute une histoire complexe et riche
d'éclairages, notamment celle du XXe siècle. Cela n'est
possible qu'en maintenant coûte que coûte un projet
d'émancipation, ici comme partout. Nous sommes toujours
face à cette alternative exprimée par Friedrich Engels et
reprise par Rosa Luxemburg, assassinée sur l'ordre de
sociaux-démocrates gouvernementaux en 1919 :
« Socialisme ou barbarie ».
___________________________________________________

Karl Marx à Pékin
Le monde des histoires courtes
Au Canada
France Culture
France Censure
Walter Benjamin au pays des voix
Lumières pour enfants
En compagnie de Schubert
In situ
___________________________________________________

KARL MARX A PÉKIN
Pour qui n'a pas renoncé à progresser dans la
compréhension du monde actuel, le livre de Mylène Gaulard,
« Karl Marx à Pékin, Les racines de la crise en Chine
capitaliste » (éd Demopolis, avril 2014) apportera des
éléments importants. Il n'est pas sans conséquence de
considérer que l'économie de la Chine, avec ses fameux
taux de croissance, est suffisamment solide pour permettre
de tracter en quelque sorte l'ensemble du système mondial
et de lui assurer encore un certain nombre d'années ou de
décennies en dépit de la crise de 2007-2008 et de ses
conséquences ; ou alors de comprendre qu'il y a des
éléments de fragilité intrinsèques à l'économie
chinoise susceptibles de se traduire à relativement brève
échéance par une crise dont les effets seraient mondiaux
et probablement cataclysmiques.

Mylène Gaulard est une jeune économiste qui affiche la
couleur d'entrée de jeu, avec une verve polémique qui ne
lui fera pas que des amis dans la sphère universitaire et
politique. Le titre de son livre est lui-même polémique.
Son argumentation riposte à celle de Giovanni Arrighi dans
son ouvrage intitulé « Adam Smith à Pékin » et
pourfend les analyses économiques qui en fait comptent sur
« l'originalité » du processus capitaliste chinois
pour dépasser les contradictions du système global. Elle
précise que si elle se réfère à « une forme de
marxisme, celui de Marx, de Rosa Luxemburg, d'Henryk
Grossmann, de Paul Mattick et de bien d'autres, nous
n'avons que faire des dogmatismes de tous bords qui en ont
déformé les fondements mêmes. » 

Son chapitre sur le rôle historique de l'État dans le
développement du mode de production capitaliste en Chine
s'appuie notamment sur les analyses de Lucien Blanco,
Marie-Claire Bergère, Pierre Souryri, Charles Reeve et
Charles Bettelheim dans son ultime ouvrage de 1978. Il
apparaît ainsi que la prise du pouvoir en 1949 par le Parti
communiste chinois n'a été en rien une révolution
prolétarienne. L'accumulation s'est faite sur le dos de la
paysannerie. On comprend mieux pourquoi la bureaucratie de
l'État a préservé les intérêts de la bourgeoisie et
s'est engagée dans la voie de l'accumulation capitaliste à
la fin des années 1970. Étant entendu que le capitalisme
n'est pas un mode de gestion ou de répartition des
richesses mais un mode de production visant le profit,
Mylène Gaulard en analyse les éléments sociaux et
économiques. Elle met en évidence les problèmes de
suraccumulation du capital, les surcapacités des grandes
entreprises et la chute tendancielle du taux de profit qui
en résulte. Les contradictions engendrées ne peuvent pas
être dépassées, notamment par ce qu'invoquent souvent des
économistes vulgaires comme aurait dit Marx, à savoir le
développement de « la classe moyenne ».

Chiffres à l'appui, mais critiqués comme recouvrant
souvent dans leur interprétation des options idéologiques,
elle montre bien que cette prétendue « classe moyenne »
n'est qu'une petite minorité de la population (100
millions de riches ou très riches, à rapporter à une
population globale de 1,3 milliards d'habitants) qui
stimule surtout le secteur des produits de luxe et
l'immobilier haut de gamme. Ces dernières années
indiquent un creusement des inégalités favorisé par
divers facteurs dont une décentralisation de la fiscalité
et un retrait relatif de l'État de la sphère
socio-économique. L'État a ainsi licencié plus de 50
millions de salariés de ses entreprises et taillé
largement dans les protections sociales pour rendre la main
d'oeuvre adéquatement exploitable par les capitaux
privés.

En dehors des grèves et des mouvements sociaux de plus en
plus fréquents, la Chine doit à présent faire face à une
pénurie de main d'oeuvre qualifiée et à des hausses de
salaires qui rendent le Vietnam et le Bengladesh plus
compétitifs dans certains secteurs. Outre les difficultés
à rattraper son retard technologique et à avoir un niveau
de productivité suffisant, le capitalisme chinois ne
parvient pas à assurer le maintien d'un taux de profit
élevé dans la sphère de la production, ce qui conduit à
la création de secteurs spéculatifs, d'une masse de
capitaux fictifs, tout particulièrement dans
l'immobilier. L'endettement croissant des pouvoirs
régionaux dû à la décentralisation voulue par l'État
est un autre aspect des risques de crise qui peuvent
survenir. L'auteure pointe aussi le fait que les réserves
de l'État peuvent facilement chuter si les capitaux
spéculatifs extérieurs se retirent brutalement par exemple
ou si les placements chinois en bons d'État aux
États-Unis ou en Europe perdent de leur valeur.

Il est à souhaiter que cette analyse soit prise en compte
attentivement et discutée. Elle a le mérite de mettre en
évidence des faiblesses structurelles du capitalisme
chinois qui doit faire face aux même blocages du processus
d'accumulation qu'ailleurs. En d'autres termes, ce
capitalisme chinois qui a permis entre autres facteurs de
donner un sursis de trois décennies de survie au
capitalisme mondial pourrait bien contribuer à provoquer
une nouvelle crise d'une ampleur difficile à imaginer.


LE MONDE DES HISTOIRES COURTES
C'est une cause difficile à défendre : donner l'envie
de lire les grands auteurs de nouvelles, particulièrement
en France où ce format court ne plaît guère ni aux
éditeurs, ni aux lecteurs. Prenez Maupassant, un des plus
grands écrivains d'histoires courtes. On ne s'y
intéresse guère que sous forme d'adaptations
télévisuelles, d'ailleurs de qualité. De là à lire
ses « contes », il y a une marge que peu franchissent
aujourd'hui. Par ricochet, comme Maupassant est connu
comme auteur de contes et nouvelles, on néglige de lire des
romans aussi remarquables que son « Bel Ami », « Une
Vie », « Pierre et Jean » ou « Mont-Oriol ».

Prenez Tchekhov. Il est souvent célébré comme grand
nouvelliste. Il a cette réputation mais on ne le lit pas
souvent en tant que tel, ses pièces de théâtre faisant
comme une ombre sur le grand pan de son oeuvre constitué de
brèves narrations. Là encore, on ne peut que se réjouir
qu'un cinéaste turc et son épouse aient été inspirés
par certaines nouvelles de Tchekhov et notamment « Ma
femme » de 1892 pour élaborer le scénario de leur beau
film très dense, « Winter Sleep », qu'ils ont situé
dans un village de Cappadoce.

Il y a souvent un effet de fulgurance dans la forme de la
nouvelle qui peut séduire ou indisposer. Dans ses récits
brefs, Franz Kafka a poussé cet effet de déstabilisation
du lecteur à la limite du vertige. On n'a pas le temps de
prendre ses marques, de se plonger pendant des heures dans
un climat, le caractère des personnages, un milieu social,
que l'auteur a déjà terminé sa narration et nous a dit
plus que l'essentiel lorsqu'il s'agit d'un maître
de l'observation des gens et des choses.

Les meilleures nouvelles sont peut-être celles où
l'auteur a ménagé des trous, des silences, des vides qui
ne se trouvent pas comblés par la chute qui n'est pas la
résolution d'une énigme mais parfois son amplification.
C'est en quoi la nouvelle exige de nous d'être actifs,
sur le qui vive, acceptant cet inachèvement comme une sorte
de défi et d'hommage de l'auteur à l'intelligence de
ses lecteurs. Comme s'il ou elle nous disait :
« À vous d'imaginer ce qui n'est pas dit. À vous de dégager
la morale de cette histoire qui n'en a peut-être pas. À
vous d'admettre, comme moi, qu'on ne peut pas comprendre
si facilement la psychologie des gens et leur situation dans
le monde, ce qui les rend d'autant plus attachants. »


AU CANADA
Ce qui précède s'applique bien à l'écriture de la
nouvelliste canadienne, Alice Munro, âgée de 83 ans, qui a
fini par obtenir le prix Nobel de littérature l'an
dernier bien qu'elle n'ait pas écrit de romans. Dans
les pays anglo-saxons, la nouvelle est bien davantage
prisée qu'en France. La réputation en la matière de
Somerset Maugham, Henry James, Katherine Mansfield, Sherwood
Anderson ou Raymond Carver est bien établie et a suscité
de nombreuses vocations d'écrivains. Alice Munro a écrit
quatorze recueils de nouvelles. Ils ont reçu un accueil
enthousiaste de longue date, en particulier auprès
d'écrivains anglophones comme Joyce Carol Oates, Richard
Ford, Jonathan Franzen ou Fiona Kidman qui, pour leur part,
ont privilégié avec talent la forme romanesque longue.

Arrêtons-nous un instant sur un recueil d'Alice Munro
intitulé « Les lunes de Jupiter » (éd Points) après
vous avoir conseillé « Fugitives » dans la lettre
précédente. La plupart de ses histoires se passent dans
l'Ontario ou dans la région de Vancouver dans des milieux
sociaux très variés. La vie quotidienne est secouée par
des crises relationnelles, douloureuses ou amusantes, ou
percutée par des drames. Si les femmes de toutes les
générations sont souvent les principaux protagonistes, on
ne peut pas dire qu'Alice Munro porte sur elle un regard
qu'on pourrait qualifier de féministe car il est souvent
ironique et même parfois assez féroce. Dans ses nouvelles,
les femmes sont tout autant désemparées que les hommes,
piégées par leurs illusions, leurs pulsions ou leurs
déceptions. Mais certaines femmes comme certains hommes, et
parfois ensemble, trouvent aussi le chemin inattendu d'une
autre vie, la force de ne pas se soumettre à
l'adversité, le courage d'accéder à une forme de
liberté ou au moins de lucidité. 

Le cadre de vie matériel des gens (une petite entreprise 
où on vide des dindes pour Noël ou une résidence pour 
vieillards par exemple) et les modifications de leur 
apparence physique sont observés au plus près. En 
saisissant au vol les inclinations psychologiques de chacun, 
même les plus inattendues, Alice Munro mène ses récits 
avec une énergie stimulante.


FRANCE CULTURE
Les mois d'été mettent en relief ce que peut apporter de
précieux une radio comme France Culture, et ce dont des
enjeux misérables et une gestion à la recherche de
l'audimat nous privent. Nous concentrons notre attention
sur cette radio puisque la normalisation, la banalisation et
la vulgarité réactionnaire sous différentes formes
continuent à causer de sérieux ravages sur les autres
chaînes, ne laissant plus que quelques îlots de bonnes
émissions comme « Interception »,
« Cosmopolitaine » ou « Summertime » pour nous en
tenir à la programmation du dimanche de France Inter.
L'émission quotidienne de Daniel Mermet du lundi au
vendredi, après avoir été déplacée dans un créneau
horaire de moindre écoute sous Sarkozy, a été finalement
supprimée sous Hollande.

Cet été France Culture a par exemple proposé deux séries
d'émissions remarquables, l'une sur Shakespeare par
Muriel Cerf pendant une semaine du lundi au vendredi, et
l'autre « Nasa wiyat » tous les samedis sur les
nouvelles féministes du monde arabe en Tunisie, Algérie,
Maroc, etc. On ne saurait trop conseiller cette dernière
série qui offre une tout autre vision de ces pays en
rébellion contre l'ordre capitaliste et islamiste
établi. On peut la réécouter ou la télécharger sur
http://www.franceculture.fr/emission-nasawiyat/ 


FRANCE CENSURE
Malheureusement le début de l'été a aussi été
l'occasion une fois de plus pour la direction de France
Culture de supprimer une émission remarquable, « Du jour
au lendemain » d'Alain Veinstein. Du lundi au vendredi,
il faut croire qu'elle occupait un créneau très sensible
puisqu'elle durait environ 35 minutes et commençait à
minuit ! Mr Olivier Poivre d'Arvor, directeur de France
Culture a estimé qu'il fallait faire des économies en
supprimant cette émission en direct où une personne (Alain
Veinstein) recevait un écrivain. Pour bien mesurer le
caractère sordide de la décision de ce directeur, qui
n'est pas connu pour avoir produit une oeuvre littéraire
de haute volée, il faut savoir qu'Alain Veinstein était
à l'antenne de France Culture depuis 1978, soit
vingt-neuf années, qu'il a créé des émissions très
inventives (« Les Nuits magnétiques », « Surpris par
la nuit », etc) et que par ailleurs il est romancier et
poète. On lui doit le seul entretien à la radio qu'ait
jamais accepté le peintre Sam Szafran. Pour couronner le
tout, le directeur de France Culture l'a empêché de
faire ses adieux à l'antenne le 4 juillet, prétextant
que « trente-cinq minutes de récits subjectifs et de
discussions internes ne regardent en rien l'auditeur. »
Pour avoir un aperçu de ce qu'était l'art
radiophonique de Veinstein fait d'intelligence discrète
et de silences qui étaient des formes d'attention et
d'ouverture sur les propos de son invité, essayez de
télécharger les émissions encore disponibles sur le site
de France Culture à la rubrique « Du jour au
lendemain » qui est à présent sans lendemain.

La direction de France Culture n'en est pas à son coup
d'essai. D'autres émissions d'une intelligence rare,
permettant des découvertes qu'on ne pouvait pas faire
ailleurs, ont été supprimées ces dernières années.
Il y a eu en 2010 celle de Pascale Casanova, « L'Atelier
littéraire » et en 2011 celle de Francesca Isidori,
« Affinités électives ». Là encore, l'auditeur
était considéré comme un hôte, quelqu'un d'estimé,
ouvert aux oeuvres et aux auteurs les plus exigeants. 

En juillet 2013 une très belle émission avait dû
également s'arrêter, celle de Jeanne-Martine Vacher,
« Movimento ». On voulait lui imposer un nouveau cadre
éditorial inacceptable. Cette émission faisait découvrir
toutes les musiques du monde et de toutes les époques mais
pas de façon superficielle, en les éclairant en
particulier par les travaux en sciences sociales.
Jeanne-Martine Vacher poursuit désormais sa démarche sur
le site http://www.melozzoo.org/. Elle a fait ses adieux aux
auditeurs de France Culture avec panache (à entendre sur
https://soundcloud.com/melozzo/last-coda/), adieux qui se
terminent par une interprétation émouvante de « Calling
You » du film Bagdad Café, chanté par Lorraine Hunt
Lieberson (« Récital at Ravinia, CD Harmonia Mundi).


WALTER BENJAMIN AU PAYS DES VOIX
De nouveaux pans de l'oeuvre de Walter Benjamin
(1892-1940) parviennent encore en France et il faut s'en
réjouir. Rappelons que les écrits de ce penseur juif
allemand, ami de Bertolt Brecht, de Theodor W. Adorno et de
Gershom Scholem, n'ont commencé à être traduits de
façon conséquente que dans les années 1970, alors que
ceux du philosophe nazi Heidegger, abondamment et rapidement
traduits, ont fait l'admiration de son vivant et bien
au-delà, de nombreuses personnes en France, et non des
moindres en termes de notoriété. Benjamin s'est donné
la mort en 1940, après avoir tenté de passer la frontière
espagnole, pour ne pas être livré à la Gestapo par la
police française. Heidegger est mort dans son lit en 1976,
sans avoir jamais renié son engagement nazi.

Revenons à Benjamin. Plusieurs de ses « Écrits
radiophoniques » viennent d'être traduits ou retraduits
par Philippe Ivernel. Ils ont été choisis et présentés
par Philippe Baudouin (éd Allia, mars 2014, 205 pages).
Dans ce recueil se trouvent des notes, des lettres ou des
articles sur la radio, des témoignages sur la façon dont
Benjamin préparait ses émissions et des pièces
radiophoniques pour enfants ou adultes très originales et
souvent malicieuses. Le principe d'élaboration de ces
pièces était de traiter une situation conflictuelle
coutumière aux auditeurs et de montrer, au travers d'une
petite scénarisation, comment on pouvait éventuellement
résoudre le problème ou du moins ne pas l'aggraver.

Le lecteur pressé qui ne veut pas tout lire ne doit
cependant pas manquer la pièce écrite avec Wolf Zucker et
intitulée « Une augmentation de salaire ?! Où avez-vous
donc la tête ? ». Sous des dehors de stricte
objectivité, les deux façons (l'une improductive et
l'autre efficace) de négocier une augmentation de salaire
avec son patron provoquent un effet de dynamitage comique de
ce que veut dire sur le fond la mascarade de ce qu'on
appelle négociation salariale. Cette émission diffusée
sur la radio de Francfort en 1931 n'a pas pris une ride
car nous stagnons encore dans les mêmes rapports sociaux.


LUMIÈRES POUR ENFANTS
Walter Benjamin ne tenait pas en très haute estime ses
travaux radiophoniques qui étaient pour lui une activité
alimentaire. Mais on n'est pas obligé d'être
d'accord avec lui ni avec ceux qui le présentent de
façon par trop unilatérale comme un penseur mélancolique.
Il avait commencé sa carrière à l'antenne en 1927 avec
des chroniques littéraires. Ensuite, de 1929 à 1932,
Benjamin a réalisé pas moins de 90 émissions extrêmement
variées pour les radios de Berlin et de Francfort. Il
était conscient de la difficulté de faire de ce medium une
forme d'art alors que d'une manière générale il
constatait avec atterrement le niveau lamentable de ce que
véhiculait la radio. Son objectif était donc de créer un
espace radiophonique où le souci de divertir
s'accompagnait d'une grande exigence sur les contenus et
la qualité des formes mises en oeuvre.

Cela est particulièrement éclatant dans les émissions
réalisées par Walter Benjamin pour les enfants et les
adolescents. Vingt-neuf d'entre elles ont été traduites
par Sylvie Muller et ont été regroupées sous le titre
« Lumières pour enfants » (éd Christian Bourgois,
2011). Leur lecture est un régal (à condition d'avoir
gardé un peu ou beaucoup de son âme d'enfant). A la fois
didactique et malicieux, Benjamin aborde une variété
impressionnante de sujets. Il nous fait visiter une fabrique
de laiton ou une usine construisant des locomotives ; il
nous présente des personnalités hors normes (Caspar
Hauser, Faust, Cagliostro) ; il nous fait découvrir le
monde merveilleux des théâtres de marionnettes, celui des
brigands, des Tziganes, des magiciens, des escrocs en
philatélie ou des Bootleggers aux USA.

Il présente des questions historiques telles que les
procès de sorcières, les raisons de la prise de la
Bastille, la chute de Pompéi et Herculanum ou le
tremblement de terre de Lisbonne. Il cite toujours des
témoignages et suscite des questions qui développent une
réflexion critique, prenant du champ par rapport aux
conventions religieuses, moralistes ou politiques. Ses
émissions cherchaient ainsi, avec son esprit pétillant, à
immuniser ses jeunes auditeurs contre toutes les formes de
barbarie. Signalons encore des émissions particulièrement
savoureuses sur l'environnement berlinois, le dialecte
haut en couleur de ses habitants, ses rues, ses magasins de
jouets, ses marchands ambulants et son grand parc forestier,
le Tiergarten.


EN COMPAGNIE DE SCHUBERT
En parlant de la chevauchée des Walkyries de Wagner, Woody
Allen a dit par plaisanterie que cette musique lui donnait
envie d'envahir la Pologne. Tel n'est pas le cas, de
toute façon, de celle de Schubert qui donne plutôt envie
de marcher dans les environs verdoyants de Vienne ; si
toutefois ils existent encore et n'ont pas été
remplacés par des lotissements, des centres commerciaux,
des rocades et des ronds points qui apportent un charme
ineffable à nos existences motorisées aux abords des
villes d'aujourd'hui. Schubert va bientôt nous devenir
inaccessible car il aimait une nature avenante, parfois
sauvage, et toutes les sources d'inspiration populaire qui
s'y rattachaient, en particulier les Ländler, ces danses
paysannes allemandes traditionnelles.

Le pianiste Bertrand Chamayou a composé un programme
original de pièces de Schubert comme s'il s'agissait
d'un concert où les morceaux plus légers alternent avec
les oeuvres plus profondes. Il explique clairement ses choix
dans la notice qui accompagne le disque (CD Erato, 2014). Il
a donc pris plaisir à jouer des Ländler souvent négligés
et une valse posthume arrangée par Richard Strauss. Tout en
interprétant Schubert avec fougue et délicatesse, son
esprit s'est aussi tourné vers Liszt, le compositeur
hongrois qui a écrit des transcriptions pour piano de
mélodies de Schubert.

Au coeur de son programme, Bertrand Chamayou s'attaque de
façon très maîtrisée à une grande pièce en quatre
mouvements d'une virtuosité diabolique selon Schubert
lui-même, la Wanderer-Fantasie, pleine de contrastes entre
force héroïque et méditation intime. Elle est du reste
contemporaine de la dernière sonate pour piano, opus 111,
de Beethoven à qui Schubert vouait une grande admiration.


IN SITU
Le 11 août dernier, nous avons mis en ligne sur notre site
un article intitulé « Contre l'antisémitisme et contre
le sionisme » à propos des manifestations de cet été en
solidarité avec le peuple palestinien.

Bien fraternellement à toutes et à tous, 

Samuel Holder

_______________________________________

  Pour recevoir ou ne plus recevoir
    cette lettre, écrivez-nous:

  mél. : Culture.Revolution@free.fr
 http://culture.revolution.free.fr/
_______________________________________

< O M /\

URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/lettres/Lettre_160_16-09-2014.html

Retour Page d'accueil Nous écrire Haut de page