Journal de notre bordLettre no 158 (le 1er juin 2014)Bonsoir à toutes et à tous, Une fois de plus, c’est encore le même parti qui vient de remporter les élections haut la main : le MEDEF, le parti du grand patronat. Ce parti gagne toutes les élections sans même avoir à présenter de candidats. Il lui suffit de financer certains partis et de mettre en ordre de marche les médias qu’il possède et contrôle, et l’affaire est dans le sac. Il lui suffit de compter sur le fait que nombre de citoyens ont intériorisé et ne contestent pas les éléments fondamentaux sur lesquels reposent le capitalisme (la marchandise, le travail, le capital, l’État, etc.) pour qu’aucune menace, aucun désagrément ne puisse survenir pour les intérêts des classes dominantes. Le parti au gouvernement qui lui sert la soupe actuellement se présentait à ces élections comme le parti « de la croissance » (des profits bien sûr et de la pollution qui va avec). Le Parti socialiste aura utilement banalisé ce thème de la croissance capitaliste comme seule et unique remède à tous les problèmes. Il aura utilement paralysé, écœuré et démoralisé nombre d’électeurs de gauche. Comme déjà vu à l’époque de Guy Mollet, Mitterrand et Jospin, c’est sa fonction historique, sa vocation perverse, que de susciter des espoirs lorsqu’il est dans l’opposition et de les casser avec application une fois au pouvoir. Lorsque le PS sera usé jusqu’à la corde, le MEDEF pourra toujours compter sur les partis de droite et d’extrême droite pour poursuivre et intensifier la besogne de renflouement des banques et grandes entreprises, et de destruction de l’enseignement, de la santé, de la culture, du droit du travail, des protections et services sociaux. Le tout s’accompagnant d’un combat systématique contre les idées progressistes. Le MEDEF gagne d’autant mieux toutes les élections que même les partis qu’il ne contrôle pas, qui font mine de s’opposer à ses désirs et aux intérêts qu’il représente, participent tout de même avec plus ou moins d’entrain à toute cette comédie de démocratie électorale par délégation où le poids de l’argent et du tapage médiatique sont déterminants. Ils auraient la sensation de démériter, de ne plus « faire de politique », de ne plus exister, sans participer de façon routinière à toutes les compétitions électorales de la Ve République, sans nous resservir le même argumentaire qui n’évoque plus rien à personne, sans jamais imaginer un autre type de campagne que celles auxquels ils sont habitués de longue date. Ce qui les amènent inévitablement le soir des résultats à constater leur faiblesse dans les urnes. La désolation d’un Mélenchon à la télévision sur le triste état de « sa patrie » était à cet égard d’un pitoyable achevé. Selon la propension de chacun à être « optimiste » ou « pessimiste », il n’y a plus ensuite qu’à se réjouir que le score du FN ne soit pas si important que cela, compte tenu de l’importance de l’abstention, ou alors de se désoler de son niveau considérable. Sans tomber dans un pessimisme démobilisateur qui n’a pas lieu d’être, il semble tout de même plus raisonnable de prendre au sérieux les résultats du FN, mais sans se laisser obnubiler par les chiffres et en examinant quelques aspects qualitatifs. Si on ne s’arrête qu’aux chiffres, on peut facilement démontrer que la progression du FN d’une élection à l’autre est relativement faible. Sauf que cette progression est continue et qu’il est évident que le FN a encore de grandes marges de progression dans les élections à venir. C’est l’orientation d’ensemble des prises de positions réactionnaires, leur enracinement géographique de plus en plus large et leur succès plus net auprès de franges de la jeunesse populaire qui sont préoccupants. Sans accompagner les exagérations souvent intéressées de certains journalistes ou commentateurs sur le « séisme » ou le « tsunami » électoral en faveur du FN, il semble peu probant et plutôt dangereux de ne pas voir que le mouvement d’ensemble est ascendant dans toutes les régions, même s’il est plus faible en Île-de-France, et qu’il ne se réduit pas aux scores en faveur du FN. On l’a vu dans la rue et sur le net avec l’affaire Dieudonné et la série des manifestations homophobes rassemblant un grand nombre d’individus soutenant les partis de droite qui d’ailleurs se radicalisent vers des thèmes d’extrême droite. On l’a vu avec diverses agressions racistes et antisémites ainsi qu’avec le meurtre d’un jeune antifasciste il y a un an. Le danger ne se limite pas au phénomène du Front National. Dans le contexte des difficultés pour vivre décemment qui prennent à la gorge des jeunes précaires, des chômeurs, des salariés exténués et endettés, des artisans, des agriculteurs et des petits patrons au bord de la faillite, un énorme ressentiment et une exaspération grandissante se développent contre les partis gouvernementaux. Ce contexte est bien sûr propice à l’explosion de révoltes sociales, mais aussi à l’émergence un jour d’un mouvement de type « Aube dorée » ou « Jobbik ». Autant dire qu’il y a une urgence certaine à sortir du ronron des formules toute faites, des commentaires larmoyants et du registre de l’indignation moraliste contre le danger de l’extrême droite. Il est temps d’arrêter de faire la leçon de morale à celles et ceux des classes populaires qui votent FN ou sont tentés par ce vote, comme quoi « c’est suicidaire de leur part et qu’ils et elles votent pour leurs pires ennemis ». C’est vrai, sauf que c’est totalement inefficace de le leur répéter car en plus ils le savent déjà, plus ou moins. Mais puisque rien n’est proposé de crédible pour sauver les bases même de leur existence, pour endiguer les forces qui les écrasent, ils ont envie, avant de sombrer, de se venger des gens de gauche et de droite qui ont été en place au gouvernement ou qui ont cautionné ces gens-là. C’est un phénomène psychologique et social qui s’apparente au syndrome du tireur fou débordant de haine contre « l’autre », contre tout le monde et contre lui-même en définitive, après une existence où il n’a connu que mépris et déconvenues dans tous les domaines. En perdurant, les rapports sociaux capitalistes ne produisent pas seulement des marchandises mais aussi, en masse, ce type de personnalité désespérée et destructrice. Examinons ce qui nous semble nécessaire dans cette situation. Tout d’abord de tourner le dos radicalement aux partis de gauche gouvernementaux car le discrédit de leur politique antisociale catastrophique nous éclaboussera, si ce n’est pas déjà fait. Manifester contre l’extrême droite sans mettre en cause radicalement les mesures prises par Hollande et Valls sous la dictée de la bourgeoisie, mesures qui donnent des ailes à l’extrême droite, c’est manifester à cloche pied avec une chaussure trop petite. Manifester seulement « contre l’austérité », c’est une façon dérisoire et pathétique de ne pas mettre en cause la connexion flagrante et logique entre les exigences du capital et la façon dont l’Etat à son service les applique. Nous avons besoin de nous affirmer fièrement, obstinément, comme des internationalistes conséquents, ouverts aux autres qui souffrent et luttent courageusement dans le monde entier. Les fondements de l’internationalisme reposent sur le fait que le système que nous combattons est mondial, mais qu’il instrumentalise partout les sentiments nationalistes pour diviser les peuples et les classes populaires qui sont potentiellement dangereuses pour sa survie. Il est d’ailleurs de plus en plus clair que le fond de commerce commun aux partis gouvernementaux de droite et de gauche, et des partis d’extrême droite est l’adoration de l’Etat et le nationalisme. Or il n’y a aucune digue séparant le nationalisme de la xénophobie. Et c’est bien pourquoi les antilibéraux qui ne veulent pas être anticapitalistes s’attaquent volontiers à Merkel ou à l’Allemagne en général, plutôt qu’aux patrons français du CAC 40. C’est le nationalisme qui est ringard, régressif et mortifère. L’internationalisme que nous devons réinventer offre la seule issue positive, nous permettant de préparer un autre monde et d’utiliser les moyens efficaces pour faire disparaître le système du profit, un système qui plonge une grande partie de l’humanité dans des souffrances de plus en plus intolérables. Cela demande de grands efforts communs d’analyse, des partages d’expérience, l’implication dans les luttes et la volonté de les coordonner. C’est une orientation difficile et exigeante car elle suppose de renoncer à des habitudes militantes stériles, à des raisonnements simplistes qui conduisent trop facilement à une agitation vaine ou à un activisme irresponsable. ___________________________________________________ La classe ouvrière ne veut pas aller en enfer Avec les ouvriers chinois Excursions dans la zone intérieure Avoir dix ans à Naples « Jimmy joue free » ___________________________________________________ LA CLASSE OUVRIÈRE NE VEUT PAS ALLER EN ENFER Pour certains, la classe ouvrière est un concept qui, comme bien des concepts sociaux ou politiques, a une fâcheuse tendance à homogénéiser les réalités humaines. Pour d’autres, elle est un ensemble bien vivant, composé de gens ayant des personnalités singulières et très différentes. C’est en quoi le film des frères Dardenne, « Deux jours, une nuit », est infiniment respectueux à l’égard de ces ouvrières et ouvriers qui sont les seuls protagonistes, avec leurs enfants, de cette histoire tourmentée. Peu de cinéastes ont été capables d’aller aussi loin, de façon aussi franche que nuancée, dans la compréhension des divers ressentis des ouvrières et ouvriers d’un pays de la vieille Europe aujourd’hui. Sandra, mariée, deux enfants, est une ouvrière qui après une dépression nerveuse vient tout juste de retrouver son travail dans une entreprise fabriquant des panneaux solaires. Elle apprend par un coup de téléphone (à notre époque très préoccupée de rapidité, tout ce qui change la vie des gens est annoncé par un mail, un texto ou un coup de fil) que ses collègues, mis devant le dilemme de perdre une prime de 1000 euros ou de choisir le licenciement de Sandra, ont choisi d’obtenir leur prime. Le jeune patron bien élevé argumente que face à la concurrence des entreprises chinoises, il faut bien sacrifier quelque chose, la prime ou l’emploi de Sandra. Comme dans toutes les entreprises des bruits ont couru. Sandra serait de toute façon incapable de tenir la cadence depuis qu’elle a été malade. Le contremaître aurait influencé le vote en prenant à part certaines personnes. Après tout, l’équipe peut faire le travail sans elle, moyennant trois heures supplémentaires tout de même... En fin de compte, pour éviter aux gens de la direction d’assumer une « décision douloureuse », ce sont les salariés eux-mêmes qui ont voté « démocratiquement » pour savoir de quelle façon ils vont faire leur malheur, comment ils vont se sacrifier ou sacrifier l’une des leurs pour « sauver l’entreprise ». On voit qu’on est dans le brûlant de la vie ouvrière actuelle où depuis une quinzaine d’années, il est de plus en plus fréquent de « consulter » les travailleurs pour les faire approuver « les sacrifices nécessaires ». Chantage ignoble et tout à fait conforme aux pratiques du capitalisme réellement existant dans un pays comme la Belgique ou la France. Apprenant son licenciement, Sandra risque alors de rechuter dans la dépression. Mais son mari l’incite à se battre et à convaincre ses collègues de revenir sur leur vote : « On a besoin de ta paye pour garder la maison, sinon c’est le retour vers l’appartement social qu’on a eu bien du mal à quitter. » Sandra qui est dans cet état insupportable où on se répète sans arrêt dans sa tête « J’existe pour personne » va malgré tout, avec l’aide pleine de tact de son mari et de ses enfants silencieux mais compréhensifs, trouver l’énergie en elle de faire le porte-à-porte auprès de ses collègues pour les faire revenir sur leur vote. La démarche est douloureuse et même susceptible de déclencher des réactions violentes car tout le monde a terriblement besoin de cette prime. Est-il possible de dépasser cet état de mise en concurrence entre les travailleurs ? Il est trop facile de parler à la légère de « chacun pour soi » ou d’individualisme lorsqu’une certaine somme d’argent empêche une famille de sombrer dans la misère, de renoncer à une habitation convenable ou aux études pour un fils ou une fille. Les frères Dardenne barrent la route à ce type d’interprétation trop facile. Sauver son emploi, sauver l’avenir de sa famille, sauver sa dignité et respecter celle des autres, tout cela ne marche pas si facilement de pair pour chaque personne prise dans les mâchoires de la logique capitaliste. Il faut se parler, s’écouter, se comprendre. C’est un collectif, infime par son nombre, qui se construit petit à petit autour de Sandra, contre le fatalisme. Mais parviendront-ils à constituer une majorité lors du prochain vote, après le week-end ? Ce film secoue et hante le spectateur longtemps après la projection. Il ne mérite pas seulement d’être vu mais aussi de provoquer des interrogations et des débats fondamentaux sur la situation des gens qui constituent la classe ouvrière actuelle et qui n’ont aucune envie d’être écrasés. AVEC LES OUVRIERS CHINOIS La lecture de « Mon combat pour les ouvriers chinois » de Han Donfang avec la collaboration de Michaël Sztanke (éd Michel Lafon, 2014, 247 pages) suscite également beaucoup d’interrogations et de réflexions. Car il faut d’abord assimiler les nombreux éléments concrets qui s’y trouvent concernant la classe ouvrière chinoise au cours des vingt-cinq dernières années, avant de s’aventurer à formuler des jugements ou appréciations sur son avenir et sa capacité à jouer un rôle politique majeur. Dans cette période, Han Dongfang a joué un rôle de premier plan pour aider et encourager les ouvriers chinois à se défendre sur tous les plans. Lui-même est un rescapé du massacre qui a suivi les manifestations de la place Tiananmen au printemps 1989. Soldat puis ouvrier aux chemins de fer, il a été actif dans ce mouvement en tant que fondateur du premier syndicat indépendant du pouvoir en Chine. Après avoir été emprisonné 22 mois dans des conditions extrêmement dures et avoir contracté la tuberculose, c’est grâce à des pressions internationales qu’il a pu être extradé aux États-Unis où il a dû subir l’ablation d’un poumon. Après diverses tentatives infructueuses pour revenir en Chine, c’est finalement à Hong Kong que Han Dongfang a mis sur pied un dispositif militant, le « China Labour Bulletin », permettant de recueillir de nombreuses informations sur la condition des ouvriers en Chine, d’impulser de nombreuses actions juridiques et médiatiques et de fournir aux travailleurs en lutte des conseils susceptibles de négocier au mieux avec leurs patrons et d’améliorer leur sort. Son analyse du fonctionnement du régime l’a amené à se tenir à l’écart des démocrates chinois rêvant de renverser le régime d’une manière ou d’une autre, pour se concentrer sur les minces marges d’action possible obligeant les gouvernements locaux, les entrepreneurs ou le gouvernement central à reculer, à indemniser des ouvriers victimes d’accidents ou de la silicose par exemple. Il se refuse donc à être un dissident politique au sens classique et déconseille aux ouvriers de s’engager dès maintenant dans la construction de syndicats indépendants qui subiraient immédiatement une répression impitoyable. La pression des travailleurs et le pragmatisme de certaines autorités locales permettent cependant de dégager des espaces de négociation permettant des avancées. Il ne nous appartient pas de dire si Han Dongfang est trop prudent ou insuffisamment radical. Ce qui ressort de ce témoignage précieux, c’est la fertilité d’une approche très concrète des problèmes et d’une grande compréhension des réactions des ouvriers au cours de toute cette période essentielle pour la Chine comme pour le monde. Car c’est en introduisant le capitalisme à marche forcée, grâce à l’écrasement du mouvement de Tiananmen entre autres, que l’oligarchie issue du maoïsme a fait de la Chine cette « usine du monde », cet eldorado pour les investissements des grandes firmes du monde entier. Cela s’est opéré avec un mouvement de privatisation des entreprises d’Etat qui a mis sur le carreau des dizaines de millions d’ouvriers et provoqué une surexploitation, en particulier dans les mines de charbon, dans des conditions hallucinantes. Qu’une petite équipe autour du China Labour Bulletin ait cependant réussi à apporter une aide significative et de longue durée aux ouvriers en lutte relève de l’exploit. Leurs efforts ont porté leurs fruits. Un gage d’espoir se dégage avec la nouvelle génération ouvrière qui se laisse moins facilement impressionnée par la répression, qui est plus éduquée et trouve plus efficacement les moyens de faire valoir ses revendications. Le prolétariat chinois est-il appelé dans le futur à jouer un rôle majeur dans la lutte des classes ? La question est ouverte. On ne peut que le souhaiter mais on ne peut pas l’affirmer à partir des reportages et analyses dont nous disposons actuellement en langue française. Pour compléter utilement le témoignage de Han Dongfang, nous signalons à nouveau l’étude axée sur les ouvrières migrantes de la sociologue Pun Ngai, « Made in China » (éd de l’aube) dont nous avons déjà rendu compte, et celle de Chloé Froissart, « Pour un salaire juste, L’évolution des revendications ouvrières en Chine » qu’on trouvera dans le recueil « La Chine en mouvements » présenté et coordonné par Jean-Louis Rocca et Emilie Frenkiel (éd puf, septembre 2013, 101 pages). EXCURSIONS DANS LA ZONE INTERIEURE Le romancier Paul Auster replonge dans son passé qu’il avait déjà investigué dans sa « Chronique d’hiver » (2013) sous l’angle sensoriel. Ses souvenirs étaient liés à tout ce que son corps avait pu recevoir comme coup, blessures et éprouver comme plaisirs depuis son enfance jusqu’à l’âge de 65 ans, celui où l’on se dit, par un sursaut de bon sens, que le temps est compté et qu’on ne peut plus le gaspiller dans des activités ou préoccupations ennuyeuses, mesquines ou de peu d’intérêt. Dans « Excursions dans la zone intérieure » (éd Actes Sud, mai 2014, traduction de Paul Furlan, 365 pages), Paul Auster repart à la découverte de lui-même comme d’un autre à qui il s’adresse toujours à la deuxième personne sans aucune complaisance. Comment se sont formés ses idées, ses représentations, son sens de la justice, sa vocation d’écrivain ? Aucun nombrilisme n’est de mise. La formation de ce jeune juif américain né à Newark, non loin de New York, trace en même temps un portrait politique et culturel captivant et brutal des États-Unis dans les années 1950 et 1960. Le jeune Paul est un passionné de base-ball. Petit à petit, la lecture et bientôt l’écriture le captivent et l’arrachent à la tristesse lourde de la vie familiale et scolaire. Il découvre un jour qu’il est juif à cause de réflexions antisémites car ses parents de gauche ne sont pas du tout religieux ni amateurs des vieilles traditions culturelles. Son admiration pour Thomas Edison s’effondre lorsqu’il découvre que le génial inventeur, antisémite invétéré, avait licencié son père pour cette seule raison. L’apprentissage de la vie aux États-Unis s’opère également au travers de certains films qui l’ont durablement marqué. Cela nous vaut la narration haletante de deux d’entre eux comme si nous étions nous-mêmes redevenus des enfants rivés à l’écran par des histoires d’un suspense insoutenable. Au risque du disparate, Paul Auster revisite son séjour de jeunesse à Paris et ses années comme étudiant à l’université Columbia par le truchement de lettres qu’il avait adressées à l’époque à sa première compagne. Ces « capsules de temps » révèlent un jeune homme plein de fougue, en proie à la solitude, anxieux sous la menace d’être envoyé faire la guerre au Vietnam. Il participera du reste à la révolte étudiante sur son campus, expérience décisive pour dégager la perspective de devenir un écrivain sans concession ; ce qu’il avait exprimé ainsi à un ami lors d’une discussion enflammée : « La clé, c’est l’expression, et non pas la maîtrise. » « Ne t’écarte pas de la vie, aussi fantastique, répugnante ou atroce soit-elle. Par-dessus tout, la liberté. » (p. 281) AVOIR DIX ANS À NAPLES L’écrivain italien Erri De Luca a trois ans de moins que Paul Auster. Autant dire qu’ils sont de la même génération dont la sensibilité, au sortir de l’adolescence, a été profondément marquée par les mouvements de révolte et de contestation des années 1960. Mais pour Erri De Luca comme pour Paul Auster, la découverte pleinement consciente de l’injustice s’est faite dès l’âge de dix ans. Son dernier livre, « Les poissons ne ferment pas les yeux » (éd Gallimard, avril 2013, traduit par Danièle Valin, 129 pages) laisse émerger toutes les sensations et sentiments qu’il a éprouvés à cet âge lors d’un été sur une île, tout près de Naples. « A dix ans, on est dans une enveloppe contenant toutes les formes du futur » écrit-il. L’enfant qu’il était déteste la fureur et le bruit de Naples. L’île est le lieu où il peut aider un pêcheur, comme s’il était un adulte. Il est celui où il découvre, hors des sentiers battus, grâce à une fillette, ce qui se cache derrière le verbe « aimer » qui ne lui évoquait jusqu’alors rien de particulier. Mais il y découvre aussi la cruauté et la jalousie de trois garçons. La prose poétique et dense d’Erri De Luca opère une fois de plus de façon magique. On se dit qu’on relira plus tard ce récit avec un plaisir renouvelé. « JIMMY JOUE FREE » La musique dont il va être question à présent risque de ne plaire qu’à peu de gens. Pour la plupart des amateurs de jazz, elle arrive sans doute trop tard ou encore trop tôt. Elle est à la fois trop sophistiquée et trop avant-gardiste. Mais il faut espérer que les nombreux jeunes musiciens et musiciennes qui investissent actuellement la scène du jazz et sont avides de découvertes, seront en mesure d’apprécier la période la plus étrangement expérimentale du compositeur, arrangeur et multi-instrumentiste Jimmy Giuffre. Deux prestations de Giuffre à la clarinette et au saxophone ténor lors de concerts absolument inédits datant de 1965 viennent de sortir en un album de deux CD (Emental), « The Jimmy Giuffre 3&4 », avec un livret très documenté. Pour l’anecdote et signaler l’état de sectarisme d’une partie du public parisien en 1965, on fera remarquer que cette année-là, le trio de Giuffre a commencé par se faire huer à l’Olympia parce qu’il ne comportait pas de musiciens noirs, et que John Coltrane, musicien noir, s’est fait également huer à la salle Pleyel quelques mois plus tard parce qu’il ne saluait pas le public et produisait des phrases et des sons dépassant le seuil d’acceptabilité de certains amateurs. Fermons la parenthèse pour revenir à Jimmy Giuffre. Depuis 1961, en compagnie de Paul Bley au piano et de Steve Swallow à la basse, il avait initié discrètement une mutation de son jeu à la clarinette digne des expérimentations au saxophone à la même époque d’Ornette Coleman qu’il admirait et avec qui il a joué une fois. Le jeu fugué, les dissonances, les ruptures de rythmes, les phrases en suspension au milieu d’un silence, tout cela ne devait pas rencontrer les faveurs du public qui aimait claquer dans ses doigts, ni des producteurs et organisateurs de concerts bien sûr devant le fiasco commercial. Le trio dut jeter l’éponge en 1963 et Giuffre ne revint enregistrer un disque qu’en 1972. C’est pourquoi l’album, « The Jimmy Giuffre 3&4 » en live de 1965, est comme un des chaînons qui nous manquait dans sa trajectoire ; d’autant plus que les musiciens qui jouent avec Giuffre sont de haute volée, au même niveau d’inventivité où on lâche tout : Richard Davis à la basse pour le deuxième concert, Don Friedman au piano, Barre Phillips à la basse pour le premier concert et enfin Joe Chambers à la batterie. En mai 1968, le critique de jazz Philippe Carles avait titré son article avec un jeu de mots qui était de fait très pertinent : « Jimmy joue free ». À chacun d’en juger, les oreilles et l’esprit grand ouvert. Bien fraternellement à toutes et à tous, Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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