Journal de notre bordLettre no 153 (le 14 octobre 2013)Bonsoir à toutes et à tous, « Ca va péter ! ». Nous avons été des dizaines de milliers à crier cela dans la rue, à bien des reprises ces dernières années, en l’espérant et sans trop y croire. Eh bien, nous y sommes. Ca pète. Même les préfets signalent au gouvernement que nous sommes au bord d’une explosion sociale. Les manifestations en Bretagne ne sont qu’un petit début mais qui ne laisse guère de doute sur le fait qu’il n’y aura pas de retour au calme. Les grèves, les occupations, les manifestations qui n’auront plus rien à voir avec des promenades de santé, vont se multiplier dans toutes les régions. Il s’agit d’une immense colère populaire, retenue depuis trop longtemps. Elle va s’exprimer durablement et sans ménagement, comme cela s’est déjà produit et continue dans plusieurs pays européens comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal, la Bulgarie, la Slovénie, etc. Les derniers événements en Bretagne offrent déjà une riche matière pour réfléchir à cette colère sociale multiforme mais qui découle d’une même cause. Cette colère met en mouvement des ouvriers, des marins, des artisans, des commerçants, des enseignants, des agriculteurs, des petits entrepreneurs au bord du dépôt de bilan. Cette alliance de ces catégories sociales, bien visible à la manifestation de Quimper du 2 novembre, n’a rien d’étrange, de confuse ou de contre-nature. Ce sont les gens qui subissent le choc des soubresauts de l’économie mondiale capitaliste, avec son lot de licenciements, d’horaires épuisants, d’angoisses d’être appauvris, ruinés, sans aucun avenir. Ce gouvernement, avec le même zèle que le précédent, relaie toutes les exigences des grands groupes industriels et financiers. Il y a en fait une sainte alliance entre la gauche gouvernementale, la droite et le MEDEF pour faire payer aux classes populaires l’écotaxe, l’augmentation de la TVA, la destruction du code du travail et pour leur faire encaisser les licenciements et les faillites de travailleurs « indépendants ». La confusion politique, toute relative, n’a pas été le fait de la masse des manifestants à Quimper mais est venue de l’attitude des politiciens de gauche et des bureaucrates syndicaux notamment de la CGT qui ont eu peur de l’ampleur pris par ce mouvement, et ont donc voulu sauver la mise au gouvernement en organisant une autre manifestation à Carhaix, pour diviser et jeter le trouble dans les esprits. Au prétexte que quelques représentants de la FNSEA, des élus UMP et quelques individus d’extrême droite avaient l’intention de surfer sur le mécontentement s’exprimant à Quimper, Mélenchon a traité les travailleurs en lutte d’« esclaves » et de « nigauds ». En tenant ces propos injurieux, Mélenchon s’est qualifié comme très éventuel Premier ministre de Hollande, avant le naufrage total de la gauche gouvernementale et politicienne. Laissons-le à sa triste carrière de supplétif des gouvernants socialistes qui se comportent en véritables mercenaires au service des riches et des grands groupes capitalistes. Car il semble qu’il y ait déjà quelques enjeux de grande importance à dégager. Nous ne pouvons pas nous laisser enfermer dans cette forme d’ouvriérisme qui sépare les salariés des autres catégories de travailleurs, et qui n’a rien à dire ou à proposer à la catégorie en pleine expansion des chômeurs. Un certain Karl Marx avait déjà mis en garde contre le risque que « le solo prolétarien soit un chant funèbre » si les ouvriers se coupaient de la paysannerie pauvre. Et rappelons que la Commune de Paris de 1871 était une lutte mettant au coude à coude des ouvriers, des artisans et des petits entrepreneurs. Ces rappels peuvent paraître incongrus alors qu’ils sont d’une actualité brûlante. Les politiciens et dirigeants syndicaux qui se plaisent à opposer les salariés aux autres catégories populaires victimes du capitalisme ouvrent une voie royale à l’extrême droite, d’autant plus qu’ils cautionnent ou dénoncent mollement les mauvais coups portés par le gouvernement contre l’ensemble de la population. Nous devons tourner le dos à ces gens-là. C’est plus que jamais le moment d’être autonomes, indépendants, libres par rapport aux politiciens pseudo-socialistes, pseudo-écologistes, pseudo-communistes et aux dirigeants pseudo-syndicalistes. Sinon, nous subirons le même discrédit qui les atteint déjà et qui est amplement justifié. Est-ce si difficile ? Non. Les lycéens ont montré qu’ils ne s’inclinaient pas devant Hollande et Valls, qui perpétuent et amplifient la désastreuse politique d’expulsions menée par Sarkozy. On voit bien qu’en diverses occasions et diverses régions, dont la Bretagne, les acteurs des luttes ont créé des comités pour défendre des emplois, une maternité, un service des urgences, un logement, pour s’opposer à des expulsions ou à des projets stupides, polluants et coûteux, comme à Notre-Dame-des-Landes. En restant lucides, en ne cédant à aucun chantage et à la condition de nous engager dans cette voie constructive et démocratique, nous n’avons aucune raison de nous effrayer de l’explosion sociale qui vient et qui peut nous aider à faire naître une autre société. ___________________________________________________ La nostalgie. Quand donc est-on chez soi ? Attentat à la mangue La Liseuse Blue Jasmine Quai d’Orsay In situ ___________________________________________________ LA NOSTALGIE. QUAND DONC EST-ON CHEZ SOI ? Barbara Cassin a placé en exergue de son dernier livre, « La nostalgie. Quand donc est-on chez soi ? » (éd Autrement, mars 2013, 152 pages), une belle citation de René Descartes extraite d’une lettre à Christine de Suède, en 1648 : « Me tenant comme je fais, un pied en un pays, et l’autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse, en ce qu’elle est libre. » Il est vrai que la pensée critique de Descartes par rapport aux dogmes des églises lui aurait valu de très sérieux ennuis en France et ailleurs, s’il n’avait eu une certaine agilité à franchir les frontières. Barbara Cassin est linguiste et philosophe. Son petit livre, par le nombre de pages, est parfois difficile et exige une lecture attentive. Mais il nous invite en douceur à nous jouer des frontières nationales ou autres, et à nous interroger sur ce que cache ou recouvre le mot nostalgie en français et dans d’autres langues. Son interrogation part d’un sentiment personnel, celui de se retrouver chez elle quand elle retourne dans sa maison en Corse où est inhumé son mari, alors que ses origines familiales ne sont aucunement liées à cette île. A partir de son expérience de l’hospitalité corse, elle déploie sa réflexion sur le retour d’Ulysse à Ithaque dans « l’Odyssée » d’Homère, et le voyage définitif vers l’exil du troyen Enée dans « l’Enéide » de Virgile. Au passage, on apprend que le mot nostalgie serait d’origine suisse, les exilés de ce pays servant comme soldats au royaume de France au XVIIIe siècle, se mettant à pleurer et voulant rentrer chez eux en entendant le ranz des vaches ! La dernière partie est passionnante. Elle nous entraîne sur les chemins de l’exil aux États-Unis de Hannah Arendt, Günther Anders et quelques autres penseurs juifs ayant fui la barbarie nazie. Dans un entretien avec Günther Gauss, Arendt précisait de quoi elle était nostalgique : « L’Europe pré-hitlérienne ? Je ne peux pas dire que je n’en ai aucune nostalgie. Ce qui en est resté ? Il en est resté une langue.» C’est la langue allemande, la langue de sa mère proche de Rosa Luxemburg, qui lui manque et qu’elle veut entendre. Ce qui n’empêche pas la philosophe de plaider pour la pluralité des langues. Somme toute, nous dit Barbara Cassin à la suite d’Arendt, les exilés qui pratiquent plusieurs langues et se tiennent à l’écart des attaches identitaires, « incarnent la norme la moins absurde » ; et on peut même ajouter, la plus prometteuse. Epictète avait déjà dit que l’homme « possède ce caractère de ne pas être attaché à la terre par des racines. » Barbara Cassin mène ici une réflexion que l’on accompagne volontiers car elle cherche à parvenir selon ses mots « au seuil d’une pensée plus large, plus accueillante, d’une vision du monde délivrée de toutes les appartenances ». ATTENTAT A LA MANGUE Mohammed Hanif a été pilote de chasse dans l’armée pakistanaise. A priori on imagine mal que cet homme ait un penchant pour l’humour le plus débridé. Et pourtant. En quittant la carrière pour s’engager dans celle d’écrivain et de journaliste en Angleterre, il a écrit un roman satirique féroce, « Attentat à la mangue » (éd 10/18, avril 2011, 440 pages) contre la barbarie, la corruption, la bêtise et l’hypocrisie de la dictature militaire du général Zia qui a sévi au Pakistan. Dans une narration baroque, flamboyante et foutraque, Hanif dessoude avec délectation le régime du général Zia, ses sbires, la Première Dame et les agents américains ou saoudiens qui courtisent et manipulent le dictateur. Le contexte est celui de la guerre précédente en Afghanistan, contre l’armée soviétique, lorsque les intégristes étaient choyés et surarmés par toute cette bande. Si la guerre est gagnée, Zia caresse l’espoir de décrocher le prix Nobel de la Paix. Mais après onze ans de règne, le général Zia – « empâté, joues gonflées, marinant dans sa paranoïa » - est tenaillé en permanence par la peur d’être assassiné (ce qui ne manquera pas de se faire). Il consulte le Coran comme s’il s’agissait d’un horoscope. Pour contrôler un pays de 130 millions de personnes, il faut une armée de soldats, des services secrets pléthoriques, des tortionnaires et il faut pétrifier tous les esprits dans la dévotion religieuse. On croise des personnages très différents, le sinistre général Akhtar, le secrétaire du syndicat des balayeurs, une pauvre femme aveugle qui a été violée et qui se retrouve condamnée à mort sans savoir pourquoi, et un drôle de corbeau. LA LISEUSE Pour les attardés n’ayant pas pris le virage technologique de notre fabuleux XXIe siècle, « la liseuse » pourrait être une femme en train de lire. Que nenni. Il s’agit bien sûr dans le roman de Paul Fournel (« La liseuse », éd folio, mai 2013, 191 pages) de cet objet plat et rectangulaire, léger mais néanmoins trop grand pour être mis dans une poche, permettant d’emmagasiner (donc théoriquement de lire) un nombre conséquent de livre divers et variés. Le narrateur, Robert Dubois, est un éditeur chevronné pris dans les remous qui affectent le domaine du livre, inconfortablement à cheval entre le secteur de la culture et celui de l’économie marchande. Son patron qui n’a pas un goût immodéré pour la littérature de qualité, préfère nettement le second secteur, celui du fric. Au cas où ce serait un bon plan, il se fait un devoir de mettre dans le coup le vieil éditeur en lui offrant une liseuse. Une sympathique jeune stagiaire lui explique le fonctionnement : « Regardez, le texte s’ouvre. – Et j’avance comment ? – On tourne les pages dans le coin d’en bas avec le doigt. – Comme un bouquin ? – Oui, c’est le côté ringard du truc. Une concession pour les vieux. Quand on se souviendra plus des livres, on se demandera bien pourquoi on avance comme ça. » Ceci dit, le malicieux Paul Fournel ne fait pas une fixette contre la tablette. Il couvre large, en mettant en scène tous les acteurs de la chaîne éditoriale et en pointant tous les problèmes auxquels ils sont confrontés. On se laisse porter par des volutes sans fin de drôlerie et d’inventions verbales subtiles. En nouant une alliance secrète avec le groupe des stagiaires décidément très dégourdis, l’éditeur Robert Dubois a bien l’intention de ne pas se laisser enterrer par son boss. Mais la vie réserve aussi de très mauvaises surprises et un voile de tristesse atteint subrepticement le lecteur dans la dernière partie. Sur une liseuse ou comme livre en papier, qu’importe, ce roman respire l’amour de la littérature. BLUE JASMINE Avec « Blue Jasmine », certains critiques ou spectateurs ont trouvé presque déloyal que Woody Allen n’ait pas fait une comédie bien gaie, bien distrayante, comme d’habitude quoi. Mais on ne peut confiner personne dans une identité précise et définitive. D’ailleurs le réalisateur avait déjà tourné dans le passé quelques très bons films dans un registre dramatique ou presque. Woody Allen a pris un coup de sang salutaire contre ce qui le révolte, l’emprise de la finance sur le comportement de certaines personnes et les dégâts humains que cela provoque. Il va ici au-delà de Ken Loach, se révélant carrément balzacien, ce qui veut dire zéro neutralité mais une ironie grinçante et un regard très pénétrant sur les relations sociales. Dans ce film, ce sont les gens des milieux populaires qui ne connaissent pas les bonnes manières mais sont capables de simplicité et de générosité pour qui Woody Allen a de la sympathie. L’héroïne principale, Jasmine, est une grande bourgeoise new-yorkaise déchue. Son mari, affairiste de haute volée à la Madoff, a fait le grand plongeon avec la crise des subprimes et entraîné dans sa chute sa femme, son fils, sa belle-sœur et son mari qui avaient imprudemment confié leurs économies à ce grand escroc de Wall Street. Complètement ruinée et endettée pour des décennies après avoir été une des stars de la haute société new-yorkaise, Jasmine doit demander assistance et logement à sa demi-sœur en Californie qui est employée dans une grande surface. Jasmine se retrouve réceptionniste au service d’un chirurgien-dentiste. Dur. Mais Jasmine est incapable d’apprendre quoi que ce soit de ses nouvelles expériences ni de ce milieu populaire qui la révulse. Elle reste aliénée à son paradis perdu réservé aux très riches. Son personnage incarne de façon pathétique la déshumanisation et l’aveuglement inoxydable généré par le capitalisme chez ceux qui sont habitués depuis toujours à en tirer tous les avantages. QUAI D’ORSAY Le pouvoir rend fou. Et s’il y a moyen d’en rire aussi, pourquoi s’en priver ? Le film de Bertrand Tavernier, « Quai d’Orsay » nous en donne l’occasion. Ce qui rend cette comédie plaisante, c’est qu’elle se tient suffisamment près de la réalité pour n’être point anodine, et à distance suffisante pour ne pas nous croire à nouveau en train de subir l’interview d’un ministre à la radio ou à la télévision. Le personnage principal ressemble fortement à un certain Dominique de Villepin à l’époque où il se pavanait comme ministre des Affaires étrangères. Mais on imagine sans difficulté que la même ambiance survoltée, pour ne pas dire hystérique, continue de régner dans certains ministères actuels. Le fringant ministre a embauché un jeune homme de talent et qui plus est de gauche, pour lui fournir en permanence des « éléments de langage » afin de donner de la consistance, voire un souffle lyrique à ses discours. La tâche est rude, d’autant plus que le ministre veut toujours pimenter ses discours de quelques fragments d’Héraclite, comme d’autres rajoutent compulsivement une giclée de ketchup dans leur cheeseburger pour en relever le goût. Comme souvent dans les lieux de pouvoir, le grand chef est celui qui s’agite et empêche les autres de travailler efficacement. Tout le personnel, blasé et épuisé, s’adapte comme il peut, chacun navigant selon sa personnalité, taclant le petit jeune ou l’aidant à comprendre les us et coutumes de ce petit monde à huis clos censé intervenir dans les grands et petits conflits de la planète. Tavernier est à la fois un amateur de jazz et de westerns. Il nous mène donc l’affaire avec un sens du rythme impeccable, où le ministre ouvre les portes et jette les dossiers avec la même rapidité et la même furie qu’un justicier dégainant son colt ou sa winchester. Par contraste, le directeur de cabinet sur qui tout repose finalement, mène sa tâche avec la lenteur d’un vieux matou, toujours entre deux courtes siestes. Niels Arestrup est parfait dans ce rôle où, derrière une feinte impassibilité, se nouent et se dénouent toutes les intrigues diplomatiques. Quant à Thierry Lhermitte, il semble tellement à son aise dans le rôle du ministre qu’on craint parfois pour sa santé mentale et surtout pour celle de ses collaborateurs. Mais les petites scènes complémentaires pendant le déroulement du générique final, indiquent que tous les acteurs se sont bien amusés. IN SITU Depuis la dernière lettre, nous avons mis en ligne une analyse du film « Voyage au bout de l’enfer » de Michael Cimino. Bien fraternellement à toutes et à tous, Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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