Journal de notre bordLettre no 151 (le 13 août 2013)Bonsoir à toutes et à tous, Le sang continue à couler à flots en Syrie et en Irak. Des masses d’eau radioactives s’écoulent inexorablement au large de la centrale de Fukushima. Les forces révolutionnaires en Tunisie et en Egypte tiennent bon mais sont confrontées à de grandes difficultés. Toutes les énergies contestataires sont toujours bien présentes, que ce soit en Turquie, au Brésil, en Bulgarie ou à Notre-Dame-des-Landes. Mais aux lectrices et lecteurs qui nous font l’amitié de lire cette lettre en plein mois d’août, nous n’allons pas infliger une lourde analyse de l’actualité mondiale sur laquelle nous aurons amplement l’occasion de revenir dès septembre. Arrêtons-nous cependant sur un fait pouvant paraître minuscule au regard des mouvements et chaos qui agitent la planète mais dont la charge significative n’est pas négligeable. Cela s’est passé le 6 août dernier au Pôle emploi de la Roche-sur-Yon (Vendée) où Monsieur « Moi-Président-Hollande » (qui ne prend pas de vacances ou si peu) venait se pavaner pour une opération de communication télévisuelle. Hélas pour lui, Nathalie Michaud, une chômeuse de 50 ans qui était en quelque sorte « chez elle » puisqu’elle fréquente les lieux depuis treize ans, enchaîne désespérément une multitude de CDD et doit maintenant retourner habiter chez sa mère faute de ressources suffisantes, a osé interpeler poliment le monarque actuel de la Ve République. « Je voulais lui parler des seniors qui n’arrivent pas à trouver de travail. » a-t-elle expliqué. Mais il n’y tenait pas, lui a tourné le dos et s’est rapidement éclipsé. S’il s’agit de blablater sur les chiffres du chômage, la courbe du chômage, en prenant un air soucieux, pas de problème ; mais le contact direct et inopiné avec une « demandeuse d’emploi » réclamant « du concret » était trop insupportable pour un chef d’Etat qui n’a qu’un objectif dans la vie : appliquer consciencieusement toutes les mesures pouvant embellir la vie des grands groupes capitalistes. Lesquels se portent d’ailleurs très bien puisque les 2 600 entreprises les plus importantes dans le monde ont vu leurs profits augmenter de 12 % en moyenne au cours du dernier trimestre. En fait, il n’y a pas que Hollande et ses semblables qui n’ont rien à dire aux chômeurs et qui ne tiennent pas à les fréquenter. Bien des dirigeants syndicaux, des politiciens et politologues de gauche restent quasiment sans voix face à la marée montante du chômage à l’échelle européenne. Leur horizon mental ne va pas au-delà d’une recette fort peu ragoûtante où ils mélangent deux ingrédients : une relance productiviste irresponsable sur le plan écologique et humain et un protectionnisme nationaliste qui nous mène vers des impasses réactionnaires. Les chômeuses et les chômeurs constituent un défi pour les fabricants d’analyses étriquées et qui se refusent à envisager l’éradication complète du capitalisme à l’échelle européenne et mondiale. Ils les ont casés dans la catégorie des victimes à plaindre mais avec qui il n’y aurait pas grand chose à envisager en termes d’actions. Cette conception s’accorde bien à la situation d’ensemble. Les chômeuses et chômeurs sont à la fois des êtres en trop pour la reproduction du capital mais leur existence angoissée et angoissante est aussi utile et même nécessaire pour effrayer et paralyser « celles et ceux qui ont encore un emploi ». Ce système repose sur une double peur, celle de ne pas avoir un emploi ou celle de le perdre. La dégradation de la condition des chômeurs et l’exploitation de plus en plus forcenée des « actifs » marchent ensemble et s’alimentent mutuellement. De plus en plus de gens vivent alternativement une condition puis l’autre. Et c’est pourquoi la séparation en deux catégories, les chômeurs et les travailleurs, devient de plus en plus caduque. Sortir de l’impasse commencera par un refus collectif et commun des « demandeurs d’emploi » et des « demandeurs de repos » : nous ne voulons être ni au chômage, ni au travail pour le capital. Bref, nous voulons vivre : ce qui reste à inventer. ___________________________________________________ Diderot, un diable de ramage Un essayiste au bord du lac Vivre, penser, regarder Joli mai Simon Hantaï In situ ___________________________________________________ DIDEROT, UN DIABLE DE RAMAGE Ces derniers mois, Jean Starobinski a livré généreusement au public trois recueils d’essais, sur la mélancolie, sur Rousseau et sur Diderot. Nous reviendrons une autre fois sur les études concernant Jean-Jacques et la mélancolie, pour nous centrer sur « Diderot, un diable de ramage » (Gallimard, novembre 2012, 420 pages). Joli titre et si approprié au contenu. Pour bien apprécier ce recueil, il est sans doute préférable de lire ou de relire « Le Neveu de Rameau », « Jacques le Fataliste » et « Le Rêve de d’Alembert ». A cela peut s’ajouter la lecture de quelques pages de critiques d’art écrites par Diderot lors de plusieurs Salons à la demande de son ami Grimm. Vous voilà paré et en plus charmé. Car s’il y a beaucoup de gens qui disent le plus grand bien de Diderot, on le lit en fait si peu et si rarement que cela entraîne beaucoup de confusions et de faux sens à propos des Encyclopédistes. Ainsi, une étude sur l’Encyclopédie nous présente ce monumental ouvrage collectif comme un « arbre de mots » où il ne s’agit pas d’établir des savoirs figés et définitifs mais de circuler librement grâce à son système de renvoi. « L’encyclopédie-paysage est donc un vaste spectacle, un livre-théâtre » écrit de façon suggestive Jean Starobinski. Loin d’afficher une foi immodérée dans le Progrès, Diderot espère qu’au cas où les aléas de l’histoire provoqueraient une régression de la société, l’Encyclopédie constituerait au moins un trésor d’idées et de savoirs utiles pour les générations futures. Six essais sont consacrés au « Neveu de Rameau ». On sait que ce texte, probablement écrit lors d’un voyage en Hollande, a été sauvé de l’oubli grâce à une traduction de Goethe en allemand. C’est en fait outre-Rhin que des penseurs tels que Schiller, Goethe et Hegel ont pris rapidement toute la mesure de l’importance du « Neveu de Rameau ». Plus tard Marx et Engels y ont vu un chef-d’œuvre de dialectique, subversive à l’évidence, encore aujourd’hui, avec son entreprise de démolition des hypocrisies sociales ; et c’est bien ce qui ressort de l’enquête scrupuleuse et brillante de Jean Starobinski. Les derniers essais analysent la démarche de Diderot, critique d’art passionné et passionnant, fin connaisseur des techniques, allant jusqu’à habiter l’espace de la représentation, comme dans ses pages sensuelles et magnifiques sur un tableau de Vernet figurant un paysage ou encore sur les toiles de Chardin. Starobinski relève que « pour Diderot, la jouissance esthétique est une modalité du savoir ». UN ESSAYISTE AU BORD DU LAC Ne quittons pas trop vite Jean Starobinski, ce grand essayiste genevois à qui la revue « Critique » a consacré en avril dernier un deuxième numéro, le précédent remontant à août 2004. Ce qui étonne d’abord chez cet auteur, dans ses écrits comme dans ses entretiens, c’est la qualité de la langue, dénuée de jargon mais comme façonnée par une longue fréquentation d’écrivains comme Montaigne, Montesquieu, Rousseau, Diderot ou Stendhal et de poètes contemporains comme René Char et Yves Bonnefoy. L’érudition est là, qui ne se cache pas, mais conduit à des interrogations dans un jeu permanent entre les textes, entre la langue et ses accents, et entre les réflexions et expériences vécues dont les œuvres littéraires, musicales ou iconographiques sont les témoignages. Dans un entretien intitulé « Le devoir d’écouter », Starobinski dit, à propos de Baudelaire et des auteurs en général, qu’il n’a pas de curiosité biographique, « entendue comme recherche d’une singularité, voire d’une perversion particulière ». Il ajoute : « J’accepterais volontiers d’apparaître comme quelqu’un pour qui comptent les rapports au monde, tels qu’ils nous permettent de réévaluer notre propre rapport au monde. » Il se fraie donc, dans une œuvre, des sentiers pour en découvrir un sens ou plutôt des sens possibles, grâce à son attention linguistique et historique toujours en éveil, mais aussi grâce à son ouverture à la psychanalyse. Elle fut confortée par sa longue amitié avec le regretté J-B Pontalis qui publia plusieurs de ses études. De fait, sa formation initiale de médecin l’y avait préparé. Elle lui a permis de publier une « Histoire de la médecine » avec une très belle iconographie de Nicolas Bouvier (éd Rencontre, Lausanne, 1964), de comprendre la mélancolie de Jean-Jacques Rousseau et de s’intéresser à la blessure au genou de Jacques le Fataliste ! VIVRE, PENSER, REGARDER Décidément, Siri Hustvedt, auteure américaine d’origine norvégienne par ses parents, accomplit un très beau parcours intellectuel. Elle se trouve au cœur d’un réseau densément ramifié, aussi bien dans le domaine de la fiction littéraire que dans celui de la psychologie ou de la critique d’art. C’est ce qui apparaît avec éclat à la lecture de son dernier recueil d’essais, « Vivre, penser, regarder » (Actes Sud, janvier 2013, 509 pages, traduction de Christine Le Bœuf). A l’instar de Jean Starobinski, elle est une essayiste dont la curiosité insatiable se déploie dans de multiples directions, sous forme d’investigations raffinées. Sa manière d’exposer une question s’apparente à celle de Montaigne dans la mesure où son moi et ses expériences personnelles sont souvent sollicités, non pas de façon exhibitionniste ce dont elle a horreur, mais pour donner une consistance objective aux problèmes abordés. L’autre trait comparable avec Montaigne est son recours fréquent et très pertinent à de multiples auteurs importants dont à l’occasion elle se démarque avec une grande indépendance d’esprit. On ne poussera pas plus loin le parallèle avec l’auteur des Essais, ami de La Boétie. Le but avoué de Siri Hustvedt est de rapprocher les neurosciences, la psychanalyse, la philosophie, l’art et la littérature. Elle écrit : « Pour ma part, je ne pense pas qu’on puisse bien réfléchir sans plusieurs modèles théoriques. » En d’autres temps, elle aurait été stigmatisée ou moquée pour son éclectisme, alors que sa position ouvre de nouveaux espaces de compréhension où les plus récentes découvertes des « neurones miroirs », par exemple, sont prises en compte, aussi bien que des développements d’Aristote, de Kierkegaard, de Freud, de Virginia Woolf, d’Antonio Damasio ou de Winicott. Dans un court texte sur la définition (impossible) de l’ambiguïté, elle ne cache pas qu’elle aime s’en approcher car elle échappe aux catégories. Ayant un doctorat de littérature en poche et ayant commencé à écrire des romans, c’est finalement sa propre expérience de migraines terribles, d’hallucinations et de convulsions qui l’ont amené à rechercher les causes de tels symptômes. De plus, elle s’est engagée dans un travail régulier d’animation d’un atelier d’écriture dans un hôpital psychiatrique. Elle s’est placée ainsi en position de dialogue permanent avec des patients, des chercheurs et des professionnels dans ce domaine. Son recueil se termine par une série d’essais sur l’art où se posent tout autant des problèmes psychologiques et historiques, qu’elle parle de Zurbaran, Goya, Gerhardt Richter, Annette Messager, Morandi ou Kiki Smith. « Chaque peinture est toujours deux peintures : celle que vous regardez et celle dont vous vous souvenez. » Elle regrette que trop de gens se promènent dans les musées, sans regarder les œuvres avec le temps et l’attention qui permettent « d’apprendre de ce qu’on ressent, pas de ce qu’on vous dit être beau ou laid, intéressant ou inintéressant. » Dans son essai intitulé « Pourquoi Goya ? », elle écrit, ce qui est sans doute un fil rouge dans ses investigations : « Les historiens d’art font souvent l’impasse sur le sentiment, sans doute parce que le sujet est trop ambigu et subjectif pour qu’on puisse en traiter avec dignité, mais la conscience dépourvue de sentiment constitue un état pathologique qui nuit au fonctionnement normal et au jugement intellectuel. » Diderot, comme critique d’art, romancier, philosophe, dramaturge et passionné de physiologie, était déjà de cet avis, même si la neurologie était encore dans les limbes à son époque. JOLI MAI Le film « Joli mai » de Chris Marker et Pierre Lhomme illustre comment un documentaire peut être à la fois une œuvre d’art, un témoignage historique original et une œuvre de conviction, explorant une réalité sociale dans sa diversité humaine. Cela se passe à Paris en mai 1962. La guerre d’Algérie se termine à peine. Les attentats de l’OAS sévissent encore. Le drame de la répression de Charonne ne remonte qu’à quelques mois mais, d’une façon générale, les gens sont réticents à « parler politique ». Les séquelles racistes d’une guerre qui aura duré sept ans et demi sont bien présentes et seront durables. On mesure à quel point l’expression d’Etat providence a une sale tête. Des taudis, des visages de prolos effondrés et pas tant de joie de vivre que cela. Un ami a également beaucoup aimé ce film. Voici son courriel : « Oui, j'ai vu « Le Joli Mai ». Quelle merveille. Cette manière de laisser aux gens le temps de parler ; cette vraie empathie, y compris avec ceux qu'on pourrait écarter tant ils sont neuneus (le militaire et sa fiancée !). Mais aussi une certaine mesure de ce qui a changé, une langue, une manière de ne pas rater une seule double négation (déjà frappante quand on écoute Maurice Chevalier ou Edith Piaf interviewés), un respect très aliéné des institutions et des rites "républicains" (Ah, de Gaulle salué par les laquais civils et religieux…!). Pas de nostalgie poisseuse ni de distance méprisante. Un film terriblement humain. » SIMON HANTAÏ Les reproductions d’œuvres artistiques peuvent être doublement trompeuses. Quand on n’a pas encore vu les peintures de Simon Hantaï, leurs reproductions n’attirent guère. Après avoir fait l’expérience de regarder ces peintures de vaste format, avec leurs textures extrêmement variées, les reproductions consolident la mémoire et indiquent à quel point elles ne peuvent « reproduire » sans trahir y compris les couleurs. La rétrospective de l’œuvre de Simon Hantaï au Centre Pompidou à Paris est la première depuis sa disparition en 2008 et elle dure jusqu’au 2 septembre. Comme avec d’autres artistes dits abstraits tels que Bram van Velde, Joan Mitchell ou Vera da Silva, on peut se trouver ébranlé, ému, sans pouvoir bien en démêler les raisons dans un premier temps. Il y a là l’expression d’une totale intégrité, d’une volonté de renouvellement perpétuel, de passage d’une sublimation subtile des couleurs et du grain de la toile à une autre sublimation en rupture avec la précédente. Voilà ce qui frappe nécessairement chez Hantaï depuis sa période surréaliste jusqu’à ses dernières œuvres où il découpe de grands fragments dans des œuvres précédentes. De quoi effarer n’importe quel galeriste au cœur bien accroché. Cet artiste d’origine hongroise avait pendant toute une période conçu des œuvres basées sur des pliages préalables de la toile, laissant ainsi des zones non peintes qu’il découvrait lui-même ensuite. C’était l’art de se surprendre soi-même tout en ayant une démarche préméditée. A partir des années 1990, Hantaï avait fui la sphère des mondanités et des enjeux marchands. La confrontation avec l’exposition Roy Lichtenstein qui se tient à côté de celle d’Hantaï est extrêmement éloquente. Ce peintre, graveur et sculpteur pop et post-moderne, avait commencé son œuvre sur un mode ironique par rapport à diverses icônes de la culture de masse des Etats-Unis, un peu comme Andy Warhol à ses débuts. Mais rapidement l’humour s’enlise dans un maniérisme éhonté et une caution artistique de la marchandisation et de la valorisation de cette culture répétitive. Lichtenstein s’en tient à la couleur qui sort de quatre tubes d’acrylique. Dans ces conditions, les pastiches de Mondrian, Cézanne, Picasso ou Matisse ne peuvent pas faire rire. C’est la dérision de l’art qui est exhibée avec contentement. Et elle attire des foules partout où cette rétrospective est présentée dans les grandes capitales. IN SITU Depuis la dernière lettre, nous avons mis en ligne sur notre site un article de Gustavo Esteva, « Rumeurs et fantômes », traduit de l’espagnol, un texte publié dans la revue Carré rouge, « A propos de Crack Capitalism de John Holloway » et une critique sans complaisance du film « World War Z » de Marc Forster. Bien fraternellement à toutes et à tous, Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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