Journal de notre bordLettre no 149 (le 16 mai 2013)Bonsoir à toutes et à tous, Le Bangladesh est le deuxième producteur de textile au monde après la Chine. Plus exactement, ce sont 3,2 millions d’ouvriers dont 90 % de femmes qui assurent à ce pays cette position flatteuse sur le terrain de l’autosatisfaction nationaliste et de l’enrichissement de la classe dirigeante locale. C’est du reste en partie grâce à l’ouverture au marché européen décidée en janvier 2011 par l’Union Européenne que le Bangladesh a doublé sa production textile. Elle s’effectue aujourd’hui dans plus de 4 500 usines. Pourquoi un tel engouement affairiste pour le Bangladesh ? Les appétits des capitalistes occidentaux se sont trouvés aiguisés par le fait qu’une ouvrière dans ce pays est payée cinq fois moins qu’en Chine, soit 30 euros par mois, pour une semaine de travail se situant entre 50 et 100 heures par semaine. Il arrive en plus que les patrons sous-traitants versent les salaires en retard ou pas du tout. Sous la pression constante des firmes donneuses d’ordre, le travail doit être effectué le plus vite possible dans des conditions d’hygiène et de sécurité inexistantes, donc vraiment peu coûteuses en investissements. Résultat de cette compétitivité sidérante, 2000 personnes sont mortes dans le secteur textile depuis 2005, souvent à la suite d’explosions et d’incendies. En novembre dernier, un incendie dans une usine produisant pour les multinationale Wal-Mart et Carrefour a fait 112 morts et aucun responsable n’a été poursuivi. Le 24 avril dernier, dans la banlieue de la capitale Dacca, plus de 1 100 ouvrières et ouvriers ont trouvé la mort sur leur lieu de travail, le Rana Plaza, un bâtiment fissuré de huit étages qui s’est effondré, comme toutes les ouvrières le craignaient le matin même où on les a forcées à y travailler. Des sauveteurs sont morts ensuite et bien des survivantes n’ont pas pu être sauvées parce que le gouvernement du Bangladesh a refusé l’aide internationale, faisant ainsi barrage à l’acheminement de sauveteurs expérimentés, de chiens dressés pour retrouver des victimes et d’engins adéquats. Il a été d’autant plus judicieux pour les autorités locales comme pour les grands médias internationaux avides de sensationnel, de braquer les caméras sur le sauvetage inespéré d’une jeune ouvrière, afin de détourner l’attention du public pouvant s’interroger sur les raisons abjectes de cette catastrophe prévisible. Tout le monde n’est pas censé savoir où se situe précisément le Bangladesh sur la carte du monde mais nous savons qu’il est bien éloigné de nos contrées. Et pourtant ce pays nous colle à la peau, littéralement ; sous forme de tee-shirts, de jeans et autres vêtements que nous trouvons ici, dans les boutiques et espaces de la grande distribution. Dans les décombres du Rana Plaza, on a retrouvé des étiquettes d’Auchan, de Carrefour, de Camaïeu, de Zara, de Benetton, d’H&M, etc... Nous sommes piégés par le système de la marchandisation. Nous ne pouvons pas éviter de porter des vêtements fabriqués dans les bagnes industriels de notre époque. De même que nous ne pouvons pas, en général, éviter de polluer la planète en nous rendant au travail ou à Pôle Emploi. Nous ne pouvons pas nous passer d’électricité alors que nous savons bien, depuis Tchernobyl et Fukushima, que les centrales nucléaires nous réservent d’autres désastres. Nous ne pouvons pas renoncer à manger des fruits et des légumes gonflés par des pesticides détruisant les sols et provoquant des cancers. Certes, si nous en avons la possibilité, nous devons tenter de consommer moins ou mieux mais le système est global et nous laisse que de faibles marges de manœuvre. Être des consommateurs conscients ne suffit pas. Avoir une pensée émue pour les ouvrières mortes, blessées, amputées, être indigné à cause du comportement criminel de leurs patrons et des donneurs d’ordre occidentaux, cela ne suffit pas non plus. Des activistes aux États-Unis et en Grande-Bretagne l’ont bien compris qui ont dénoncé de différentes façons, parfois devant un grand magasin comme à Londres, la responsabilité des groupes transnationaux de leur pays tels que Wal-Mart et Primark, et exigé qu’ils indemnisent correctement les familles des victimes. Les campagnes de dénonciation ternissent l’image des marques mises en cause et ne sont pas dénuées d’efficacité. Elles peuvent obliger certaines firmes à faire quelques concessions financières ponctuelles en faveur des travailleurs et à exercer quelques pressions, au moins momentanées, sur les sous-traitants directs (mais certainement pas sur toute la chaîne des sous-traitants qui peut se rallonger à l’infini). Elles peuvent encourager les prolétaires surexploités à revendiquer des droits syndicaux effectifs, de meilleurs salaires et des conditions de travail décentes. Mais en fait des milliers d’ouvrières et d’ouvriers du Bangladesh se sont déjà engagés dans cette voie depuis des mois et bien davantage depuis trois semaines, par des grèves, des manifestations énormes et une volonté impressionnante d’en finir avec leur condition d’esclaves assurant « la croissance de l’économie mondiale » comme le disent élégamment les économistes mercenaires du capital. Leur mobilisation menace le pouvoir et les privilèges des individus à la tête de l’État qui sont aussi leurs exploiteurs directs. Il serait ridicule et quelque peu indécent de notre part ici, de ne considérer les ouvrières et ouvriers du Bangladesh que comme des victimes alors que par leur combativité impressionnante et leur dignité affirmée, ils et elles ouvrent une voie d’espoir, de même que les travailleuses et travailleurs qui actuellement en Tunisie, en Égypte ou en Bolivie font grève et manifestent avec beaucoup de détermination. Sont-ils nos concurrents ou nos sœurs et frères de combat ? Nous sont-ils lointains ou proches, indépendamment de la géographie et des différences culturelles ? Notre sort futur dépend largement de notre capacité à nous poser ces questions et à vouloir y répondre. Car au-delà, nous sommes face à l’alternative suivante : effondrement du prolétariat, laminé ici et là par la surexploitation et les licenciements (et par suite, effondrement de toute l’humanité), ou bien effondrement du capitalisme par un prolétariat mondial se redressant et par toutes les personnes de diverses générations et conditions sociales ayant compris les enjeux de notre époque. _____________________________ Des Japonaises en Amérique Trois Américaines à Paris Nina Simone, roman Une femme philosophe _____________________________ DES JAPONAISES EN AMÉRIQUE Le roman de Julie Otsuka, « Certaines n’avaient jamais vu la mer » (éd Phébus, décembre 2012, 142 pages) comble une lacune et tire de l’oubli, avec une certaine rage, un épisode peu glorieux dans l’histoire des États-Unis. Au début du XXe siècle, de jeunes Japonaises sont promises (ou plutôt vendues) par leur famille à de futurs maris Japonais déjà installés aux États-Unis et dont elles n’ont qu’une photo ancienne et des promesses sans rapport avec la réalité qui les attend. Le lecteur est embarqué dans leur vie, leurs rêves au cours de la traversée et leurs déceptions terribles par la suite. Leur destin qu’elles n’ont pas choisi va s’avérer dans la plupart des cas particulièrement sinistre. La plupart sont issues de la campagne et celles qui viennent de la ville vont d’autant plus souffrir dans les exploitations agricoles de la Californie. Le sort de celles qui se retrouvent en ville n’est pas plus réjouissant entre le travail servile dans une famille blanche ou la prostitution. Le style de Julie Otsuka est original, vivant et efficace. Le « Nous » employé donne une voix à toutes ces femmes. Chaque courte phrase chargée d’un vécu particulier, et parfois d’un fait drôle ou d’une remarque poétique, pousse aussitôt une autre phrase du même genre à une cadence qui ne se relâche pas. Elle tisse ainsi en peu de pages un vaste portrait, implacable et nuancé, de toutes ces femmes arrachées à leur pays et qui cherchent vaillamment à éviter les coups de maris violents et d’une société américaine qui nie leur culture et les méprise en bloc à quelques rares exceptions touchantes. Au moment où certaines, leurs maris et leurs enfants semblent en mesure d’envisager une vie un peu meilleure sur le sol américain, de « s’intégrer » comme disent les bons apôtres idéologiques des puissances occidentales, la Deuxième guerre mondiale éclate. Tous les ressortissants d’origine japonaise qui n’en peuvent mais, sont traités en ennemis par la démocratie pilotée par Roosevelt. Alors le « Nous » employé par la romancière se réfère à d’autres gens. Ce « nous » donne une voix plutôt consternante aux Blancs, avec qui finalement la cohabitation s’était rodée, et qui se demandent désormais si ces Japonais ne sont pas des espions, d’autant plus fourbes et redoutables qu’ils semblaient tout à fait respectables. Dans le doute, mieux vaut les dénoncer et les dépouiller. D’autres se demandent naïvement ou hypocritement, pourquoi diable les Japonais qu’ils croisaient, hommes puis femmes et enfants, sont partis un jour vers l’intérieur des États-Unis sans prévenir, ont été regroupés quelque part, on ne sait où. « Ah, si on avait su... ». TROIS AMÉRICAINES À PARIS Alice Kaplan a conçu un livre qui permet de confronter et de comparer ce qu’a été l’expérience de trois jeunes Américaines à Paris qui deviendront par la suite célèbres pour des raisons très différentes. « Trois Américaines à Paris » (éd Gallimard, octobre 2012, 368 pages) s’ouvre avec le portrait d’une étudiante de « bonne famille », Jacqueline Bouvier, envoyée avec des condisciples par son collège pour perfectionner son français et découvrir les coutumes raffinées de cette vieille nation qu’en 1949, l’Oncle Sam craint de voir un peu trop basculer dans « le communisme ». On apprend ainsi que la CIA ne dédaignait pas de recruter certaines de ces étudiantes pour des missions discrètes afin de veiller au grain. Jacqueline Bouvier qui a lu et apprécié Saint-Simon et connaît les codes aristocratiques comme si elle les avait inventés deviendra l’épouse de John F. Kennedy ; ce qui ne nuira pas au sénateur et futur président des États-Unis grâce à la culture et à la finesse d’évaluation des gens de la haute société acquises par son épouse en France. Quand Susan Sontag, une intellectuelle juive new-yorkaise, arrive à Paris en 1957, c’est une jeune femme qui a quitté mari et fils pour vivre sa liberté de lesbienne et poursuivre sa découverte du bouillonnement intellectuel parisien, et des créations d’avant-garde, notamment avec les réalisateurs de la « nouvelle vague ». L’engagement politique de gauche viendra plus tard contre la guerre du Vietnam et pour le mouvement pour les droits civiques des Noirs. Le dernier portrait est indéniablement le plus riche et le plus passionnant. L’étudiante noire Angela Davis arrive à Paris pour la première fois en 1963, elle aussi envoyée par son collège. Elle maîtrise déjà parfaitement la langue française et ses découvertes sont d’un autre ordre, profondément politique et philosophique. La guerre d’Algérie vient à peine de se terminer et elle découvre le racisme « à la française » contre les Algériens vivant en France. Entre Paris où elle se passionne pour Sartre, Barthes et Robbe-Grillet et Francfort où elle suit les cours des penseurs de l’École de Francfort, elle est percutée un jour en lisant le « Herald Tribune » par une événement dramatique, le massacre de quatre fillettes Noires dans sa ville d’origine, Birmingham en Alabama. Dès lors, l’engagement d’Angela Davis sera total et bien des gens en France sauront se mobiliser lorsqu’elle sera accusée de complicité d’assassinat. La relation à la France en sera d’autant plus durable et consistante. Ces trois femmes différentes ont enrichi leur personnalité, découvert leurs potentialités et ce qui les faisait aimer la culture qu’elles ont rencontrée et pratiquée en France. Ce livre très bien documenté offre ainsi des angles de vue originaux sur la France de 1949 à 1975, un pays un peu compliqué, exotique et parfois séduisant où il s’est passé et pensé beaucoup de choses dans cette période. Il est amusant, et somme toute pas étonnant, que ces trois femmes Américaines brillantes aient lu et infiniment apprécié, chacune à leur façon, un vaste roman, « A la recherche du temps perdu » de Marcel Proust. NINA SIMONE, ROMAN Encore une femme noire américaine et non des moindres, la pianiste et chanteuse Nina Simone. Soit dit pas du tout en passant, elle a une trajectoire qui a croisé celle d’Angela Davis. Dans « Nina Simone, roman » de Gilles Leroy (éd Mercure de France, mai 2013, 267 pages) la tragédie de Birmingham est un épisode qui a marqué douloureusement cette artiste et lui a inspiré une chanson, « Mississipi Goddam ». Elle aussi s’est engagée courageusement dans le mouvement des Droits civiques pendant des années mais l’a aussi quitté dans l’amertume. Gilles Leroy a réussi dans ce roman à faire vivre Nina Simone sous notre regard de façon extrêmement crédible. Les faits constitutifs de son existence tourmentée sont par ailleurs connus et elle a elle-même écrit son autobiographie. Mais l’invention romanesque permet de vibrer et souvent de rire avec la diva, « la grande prêtresse soul », à la fois flouée et adulée. Elle est saisie dans les dernières années de sa vie quand elle s’était réfugiée dans une villa dans le sud de la France, entourée d’ « anges gardiens » qui ne songent qu’à l’arnaquer jusqu’à ce que mort s’en suive, avec l’aide de l’alcool, de médicaments et d’une rage insurmontable. C’est presque du début à la fin, Nina Simone qui parle et revisite sa vie, sa carrière, celle dont elle n’avait pas du tout rêvée. Car la gamine surdouée voulait devenir une grande pianiste classique et non pas une chanteuse. Un gros soupçon de racisme a brisé ses ambitions quand elle a été refusée à un concours où elle avait interprété les trois compositeurs qu’elle adorait par-dessus tout, Bach, Chopin et Debussy. Ces influences pianistiques, l’amateur de belle musique prenante, émouvante, les découvrira après avoir refermé ce roman qui sonne fort et juste, en écoutant un des premiers albums de Nina Simone, « My Baby Just Cares for Me ». Elle n’aimait pas cette chanson, précisément parce qu’elle n’a jamais trouvé un homme prenant soin d’elle. UNE FEMME PHILOSOPHE Dans cette lettre, les femmes du Bangladesh, du Japon et des États-Unis ont été à l’honneur. Dans la prochaine, il sera question entre autres d’une femme philosophe, dans son effort pour penser les tragédies de son temps, entre l’Allemagne, New-York et Jérusalem. Nous vous conseillons donc d’aller voir le film de Margaret von Trotta, « Hannah Arendt », avant qu’il ne disparaisse des écrans. Bien fraternellement à toutes et à tous, Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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