Journal de notre bordLettre no 147 (le 26 février 2013)Bonsoir à toutes et à tous, Un spectre hante l’Europe des gouvernants et du grand patronat, celui d’une explosion sociale à l’échelle de ce continent. Lundi matin sur France-Culture, Thierry Breton n’en faisait pas mystère. Cet ancien ministre de l’économie sous Chirac, ancien PDG de différents groupes notamment Thompson et France Télécom et actuellement à la tête du groupe Atos, a donc évoqué furtivement ce spectre terrifiant en baissant la voix. Il a très bien compris que l’équation consistant à satisfaire les groupes financiers transnationaux sans provoquer un effet domino des soulèvements sociaux serait difficile voire impossible à résoudre. La crainte de Thierry Breton et de ses semblables est d’autant plus fondée que la colère sociale continue à s’exprimer avec une vigueur redoublée en Espagne, en Italie, en Grèce, au Portugal, en Bulgarie, en Slovénie, en Tchéquie ou en Hongrie. La liste n’est pas complète et on remarquera au passage que les grèves et manifestations touchent également des pays européens qui ne sont pas dans la zone euro. Mais, de par leur poids dans l’économie européenne, l’Espagne et l’Italie sont les deux pays qui inquiètent le plus actuellement les marchés financiers. Un frisson a parcouru toutes les places boursières européennes à la perspective d’une Italie « ingouvernable ». Les urnes n’ont pas donné les résultats que le monde financier espérait, à savoir la victoire nette d’une gauche bien molle et bien servile qui aurait repris sans faiblir le train des mesures antisociales lancées par Mario Monti, un ancien de la Commission européenne et de la banque Goldman Sachs. Déplorations à nouveau sur les ondes chez les politologues à l’égard d’un peuple incurablement populiste (comme le peuple grec), manquant singulièrement d’affection pour les institutions européennes de Bruxelles, incapable d’accorder sa confiance à des partis sérieux (de droite ou de gauche, peu importe), lesquels une fois au pouvoir, lui font les poches sérieusement et consciencieusement, en taillant dans les emplois, les salaires, les retraites, le code du travail et les budgets sociaux. Ainsi le peuple des salariés et des chômeurs en Italie, en Grèce, en Espagne, en France et finalement dans toute l’Europe et ailleurs est considéré partout par les financiers et les gros industriels comme un amas de fainéants, d’inadaptés ne méritant pas la démocratie représentative qui les roule dans la farine, bref de gens qu’il va falloir sacrifier avec encore plus d’énergie sur l’autel des profits. Reconnaissons que la situation est franchement décourageante pour le gratin des gouvernants, des banquiers et des hommes d’affaires : les classes populaires non seulement n’aiment pas sacrifier leur santé, l’éducation de leurs enfants, leurs emplois, leurs logements et leurs moyens de vivre dignement mais en plus elles sont dangereuses, avec leurs grèves, leurs mobilisations qui finissent par prendre la forme de « marées » humaines de centaines de milliers de personnes comme en Espagne ce dernier week-end. Ces masses d’hommes et de femmes en lutte en Europe regroupent plusieurs générations. Elles comprennent de plus en plus que les gouvernants ne sont que les huissiers des puissances d’argent. Prenez par exemple François Hollande. Il a pris rapidement le visage impassible et constipé des huissiers qui, accompagnés de gros bras en uniforme, viennent surveiller les grévistes de PSA à Aulnay ou chasser de leur logement une famille surendettée. Et ces huissiers à la tête des États, qu’ils s’appellent Merkel, Hollande, Jajoy ou Cameron, nous répètent en boucle qu’il faut payer la dette, payer la dette, payer la dette…celle des États qui ont renfloué les banques et les grands groupes capitalistes, lesquels ont exfiltré en quelques clics d’ordinateurs leurs profits aux îles Caïman, aux îles Vierges, à Monaco, aux Bermudes, en Suisse, à Hong Kong, à la City ou à Wall Street. Si encore les masses de salariés, de chômeurs et d’étudiants précarisés se contentaient de lutter par des moyens classiques, il n’y aurait pas encore péril dans les demeures du capital bien protégées par des hordes de flics... Mais une autre menace se profile, beaucoup plus radicale celle-là. Les grévistes, les squatters, les occupants de zones à défendre contre les ravages du fric, les révoltés et les désobéissants de tous les âges et de toutes les origines professionnelles ou géographiques innovent, apprennent à se connaître, à s’organiser et à partager leurs idées. Ce faisant, chacun mesure l’efficacité de la solidarité et apprécie sa saveur, bien souvent avec fierté et dans la joie de vivre quelque chose d’intense et de nouveau qui préfigure une autre Europe et un autre monde. _______________________________________________________________ En Égypte comme en Tunisie, la révolution est toujours en route Karoo Du style tardif In situ _______________________________________________________________ EN ÉGYPTE COMME EN TUNISIE, LA RÉVOLUTION EST TOUJOURS EN ROUTE Quoi de neuf en Égypte ? L’envoyée spéciale de Radio France, Vanessa Descouraux, nous apprend ce matin que des touristes ont péri du côté de Louksor parce que leur montgolfière a pris feu. C’est évidemment bien triste. Mais c’est à peu près comme si un historien de la Révolution française focalisait notre attention sur la mort d’un groupe d’aristocrates étrangers dans un accident de calèche dans le Val de Loire, en omettant de nous informer qu’au même moment une foule populaire attaquait le château de Versailles pour renverser la royauté. Puisque les médias français s’obstinent à filtrer la réalité politique et sociale effervescente qui touche plus que jamais l’Égypte et la Tunisie, il faut redire ici qu’il s’agit encore et toujours de révolutions en cours où s’exprime de plus en plus une volonté de changement social. Ces révolutions sont réprimées de façon violente et même sanglante ; mais elles n’ont pas fini de nous étonner, si jamais nous nous intéressons à elles. En Égypte en ce moment, les grèves et manifestations s’étendent dans toutes les régions. L’insurrection civique est partie de Port Saïd et a gagné d’autres villes. Les grèves concernent diverses professions et catégories sociales : ouvriers du textile, des briqueteries et de l’électricité, employés des transports, chauffeurs de taxi, fermiers, enseignants, étudiants, boutiquiers. Face à l’annonce gouvernementale de diminuer les subventions sur le pain, les boulangers ont menacé de faire très prochainement une grève nationale si les Frères Musulmans au pouvoir ne reviennent pas sur leur décision. Le mouvement a en fait un caractère insurrectionnel dans un certain nombre de villes comme Port Saïd, Suez, Mahalla et Kafr el Sheikh. A Ismaïlia, les habitants ont décrété la grève des factures d’électricité. La haine d’une bonne partie de la population à l’égard du régime des Frères Musulmans a plusieurs causes dont celle d’augmenter brutalement de nombreuses taxes et impôts conformément au désir du FMI. Conséquence de quoi, depuis décembre dernier, des commissariats, des sièges de Frères Musulmans, des bâtiments gouvernementaux sont attaqués et souvent brûlés par des manifestants en colère. Par ailleurs, un mouvement de femmes se structure, en particulier au Caire où des manifestantes ont brandi de grands couteaux, signifiant par là qu’elles n’entendaient pas se laisser harceler et agresser par qui que ce soit et que personne ne les chasserait de l’espace public comme s’y efforcent les Frères Musulmans, les voyous qu’ils paient et leurs alliés salafistes. Des changements en profondeur s’opèrent qui étaient encore difficilement imaginables il y a quelques mois. Ainsi un débat sur l’athéisme a eu lieu dans une mosquée au cœur du Caire avec une présentation de 40 minutes par un jeune athée de 18 ans, les participants écoutant attentivement ses arguments en faveur de l’athéisme ! Le débat, intense, a duré quatre heures. Voir le témoignage en anglais sur le lien suivant : http://www.worldaffairsjournal.org/blog/kristin-deasy/debating-atheism-heart-cairo Tous ceux qui avaient doctement pronostiqué un scénario à l’iranienne en Égypte et en Tunisie, une contre révolution islamique inévitablement triomphante, en sont pour leurs frais et seraient bien inspirés de revoir leurs instruments d’analyse et leur vision du monde tel qu’il bouge actuellement. KAROO Le roman « Karoo » de Steve Tesich (1942-1996) (éd Monsieur Toussaint Louverture, 608 pages, février 2012) est un règlement de comptes féroce de l’auteur avec les États-Unis juste avant sa mort, une sorte de testament au vitriol. Ce pays lui avait offert la réussite comme scénariste de films à succès et comme romancier. Ensuite survint la guerre en ex-Yougoslavie qui donna lieu à un déchaînement de propagande guerrière traînant dans la boue sans faire le détail tout ce qui était serbe. Il semble que Tesich, qui avait quitté la Serbie avec ses parents lorsqu’il était encore un gamin, ait mal vécu cet épisode. Mais il est fort probable que bien des aspects du fonctionnement de la société américaine lui avait provoqué bien avant cela un sentiment de nausée. Son héros, Saul « Doc » Karoo, est un consultant en scénarios basé à Manhattan qui est particulièrement apprécié par les nababs d’Hollywood. Il a l’art de donner du punch à des scénarios écrits par d’autres, en rajoutant ou en élaguant les récits pour en faire des marchandises faciles à consommer : « Je simplifie la condition humaine » dit-il cyniquement. Il est un de ces mercenaires intellectuels au service de l’industrie du spectacle qui ne se contente pas de proposer des produits « qui marchent », médiocres ou lamentables, mais qui, si on le lui demande, peut aussi procéder au saccage d’œuvres artistiques novatrices et de qualité. Riche, roublard, brillant, gros fumeur et grand buveur, Karoo est affligé d’une incapacité pathologique à être dans une relation sincère et responsable. Il peaufine son divorce avec sa femme Dianah comme une série télévisée badine et divertissante. Il fuit tout échange intime avec son fils adoptif Billy en manque d’affection. Il craint que « quelque chose de réel n’ait lieu ». Mais il ne peut jamais échapper à la vigilance de sa lucidité implacable vis-à-vis de lui-même. Cet homme qui ne parvient pas à s’enivrer quelle que soit la quantité d’alcool qu’il absorbe est la métaphore parfaite du capital qui a beau absorber compulsivement de la plus-value à l’échelle mondiale, il en reste toujours insatisfait et en état de sidération. Le tournant décisif et troublant du récit apparaît lorsque Karoo tente de passer du cynisme désespéré à une forme de rédemption. L’humour sarcastique dont le lecteur pouvait éventuellement se régaler s’évapore. Karoo se promet de ne pas céder aux exigences de son boss hollywoodien, pour faire preuve au moins une fois d’une forme de courage, d’honnêteté élémentaire et de dignité. Là se trouve un vrai suspense où notre « héros » se trouve enserré dans un terrifiant non-dit. En dépit du nombre de pages, ce roman s’avale très vite comme un cocktail d’excellente qualité mais qui laisse ensuite un goût amer dans la bouche. On vous aura prévenu. DU STYLE TARDIF Edward W. Saïd mort en 2003 fut un intellectuel exceptionnel, à la fois palestinien et cosmopolite, pianiste, ami de Daniel Barenboïm et engagé sur plusieurs fronts politiques et culturels. Il enseignait la littérature comparée à l’université Columbia de New York. C’est dans ce cadre qu’il a présenté en 1995 une série de conférences qui viennent d’être traduites en français sous le titre, « Du style tardif » (éd Actes Sud, 313 pages, août 2012). Il avait emprunté le thème du « style tardif » au philosophe allemand, Theodor W. Adorno. Contrairement à ce qu’on pourrait supposer superficiellement, le style tardif chez certains grands créateurs n’a rien d’apaisé. L’artiste découvre avec parfois effarement que les tensions et contradictions qu’il mettait en musique ou en texte en parvenant à les porter vers un dépassement plus ou moins sublime ou harmonieux, porteur d’un contenu universel, se heurtent soudain à l’impossibilité d’une telle conciliation. L’exemple du style tardif de Beethoven analysé avant Saïd par le penseur allemand Adorno est particulièrement éloquent au travers de ses derniers quatuors à cordes, sa Missa Solemnis ou ses dernières sonates pour piano. Pour Saïd, « Adorno incarne à lui seul « le tardif », avec la farouche détermination qui était la sienne de demeurer envers et contre tout un intellectuel dérangeant, hostile aux idées reçues, contrariant au sens que donne Nietzsche à ce qualificatif » (p. 177). Du reste, tout au long de ses conférences, Adorno ne va pas cesser d’accompagner ses réflexions, avec parfois une certaine distance ironique mais avant tout une délectation admirative. On a parfois l’impression de suivre des guirlandes de pensées complexes et délicates qui enveloppent et donnent un sens nouveau à des œuvres de haute culture comme « Cosi fan tutte » de Mozart, les derniers opéras de Richard Strauss, « La mort à Venise » de Britten comparé à la nouvelle de Thomas Mann ou la deuxième interprétation des « Variations Goldberg » de Bach par Glenn Gould. Inutile de préciser que la réflexion de Saïd est sans frontières, en ce sens que les domaines du politique, du social, de l’esthétique et de la psychologie individuelle entrent en fusion, lui autorisant des rapprochements particulièrement éclairants comme dans sa mise en regard du « Guépard » du romancier Lampedusa avec « le Guépard » du cinéaste Visconti où le point de vue du marxiste Gramsci sur l’Italie du Sud intervient. On aura compris que le style tardif qui n’est pas définissable en une formule indique cependant toujours de la part d’un artiste un décalage, un refus d’être pleinement et confortablement de son temps, une position où l’œuvre ne peut pas se refermer sur elle-même si elle veut rester vivante. Saïd, qui savait que son cancer était sans rémission possible lorsqu’il a rédigé ses dernières conférences, nous livre ainsi son propre style tardif, avec un non-conformisme suprêmement élégant. IN SITU Pour lire une analyse actualisée et pertinente sur les développements récents de la situation en Égypte, nous vous recommandons de vous rendre sur le site http://www.carre-rouge.org/ pour lire « Des journées de janvier qui préparent des événements considérables » par Jacques Chastaing. Nous avons apporté quelques modifications à notre rubrique « liens » en l’actualisant et en l’étoffant. Bien fraternellement à toutes et à tous, Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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