Journal de notre bordLettre no 146 (le 29 janvier 2013)Bonsoir à toutes et à tous, L’intervention militaire française au Mali donne l’opportunité à François Hollande d’endosser le costume d’un chef de guerre, donc d’un chef d’État respectable aux yeux des classes dirigeantes. Pas plus que Sarkozy déclenchant des frappes aériennes en Libye, la décision d’intervenir de Hollande n’obéit à des motifs humanitaires. La France, comme les autres puissances impérialistes, sait très bien ne pas intervenir quand ses intérêts ne sont pas en cause. L’écrasement du peuple syrien par le régime de Bachar al Assad arrange ces puissances. Donc elles n’interviennent toujours pas pour aider ce peuple sous une forme ou sous une autre. Elles ne veulent surtout pas que des populations en révolte réussissent à prendre leur sort en mains pour construire une société d’égalité et de justice. A tout prendre les États impérialistes préfèrent encore un chaos sanglant permettant aux composantes les plus réactionnaires de tirer leur épingle du jeu, même si cela complique un peu la bonne marche de leurs affaires. Si l’État français s’est malgré tout décidé à intervenir au Mali, après avoir observé flegmatiquement depuis près d’un an ce pays s’enfoncer dans un marasme terrifiant où les bandes armées fondamentalistes menaient leurs exactions au Nord et les clans corrompus se disputaient le pouvoir au Sud à Bamako, c’est parce que les intérêts des 125 sociétés françaises installées au Mali auraient fini par être menacés, à court comme à long terme ; de même que sa crédibilité comme protecteur de tous les régimes pourris de la Françafrique permettant son exploitation et son pillage. Mais en s’emparant de la ville de Konna le 10 janvier, les groupes djihadistes ont forcé la main au gouvernement français car ils pouvaient dès lors foncer sur Bamako et instaurer un régime de terreur dans le style des Talibans. Et alors, non seulement les richesses en or et en coton, les ressources en pétrole, en gaz, en uranium, en terres rares, en manganèse et phosphate que détient le Mali seraient passées sous le nez des grands groupes français et occidentaux, mais un régime djihadiste malien aurait pu pousser plus loin son avantage vers d’autres pays et notamment le Niger où se trouvent des gisements importants d’uranium exploités par Areva et cruciaux pour le fonctionnement des centrales nucléaires françaises. La situation au Mali n’est pas devenue déplorable seulement depuis mars dernier. C’est un dispositif d’ensemble comprenant la France, le FMI, la Banque Mondiale, les chefs de l’armée malienne et diverses bandes de notables maliens corrompus et s’enrichissant dans divers trafics dont celui de la cocaïne transitant par le Mali vers l’Europe, qui a ruiné l’ensemble des populations de ce pays situé au 175e rang sur 187 sur « l’indice de développement humain ». Les pratiques de corruption et de népotisme se sont répandues, touchant même bien des ONG, associations et syndicats. La survie de nombreuses familles est finalement en grande partie assurée par les 100 000 immigrés maliens travaillant en France dont nombre d’entre eux sont en situation « irrégulière » contrairement au soldats français envoyés au Mali et au 6 000 ressortissants français installés à Bamako. Les plans imposés il y a plus de quinze ans, de privatisation et finalement de destruction des services de transports, de santé et d’éducation, ont brisé les possibilités de développement au bénéfice de toute la population et de cohabitation harmonieuse entre les multiples composantes du peuple malien qui en font la richesse humaine et en particulier artistique. Le poids de l’histoire remontant à l’époque de l’esclavage et du colonialisme, au lieu de se dissiper, revient en force et se trouve ravivé en des mépris, des rivalités, des racismes, une montée en force de l’intégrisme, des particularismes et des activités mafieuses pouvant déboucher sur de nouveaux drames, voire des génocides. Ces faits, il faut les avoir à l’esprit et les faire connaître sans relâche, comme il se doit. Ils signalent une réalité sociale et politique d’une détestable complexité pour les esprits voulant la réduire à des slogans et des prises de position sommaires. En France, nous pouvons condamner l’intervention de l’armée française au Mali et affirmer doctement que les conséquences risquent d’en être catastrophiques, ce qui est probable. Nous ne sommes pas quittes pour autant avec le dossier malien et nos responsabilités. Car il faut bien dire que nous ne sommes pas bien placés pour critiquer les Maliens qui ont été soulagés par cette intervention militaire de la France parce qu’ils et elles trouvaient intolérables que les djihadistes suppriment l’école à leurs enfants, interdisent la musique, qu’ils coupent les mains ou les pieds à des gens accusés de vol, qu’ils violent, fouettent et emprisonnent des gamines non voilées, qu’ils violent ou lapident des femmes et qu’ils aient l’intention de généraliser ces pratiques barbares à l’ensemble du Mali. Nous sentons bien qu’il y a quelque chose d’un peu faible, de pas très glorieux, à simplement jouer les dénonciateurs platoniques de l’intervention militaire française et de prodiguer aux Maliens le conseil de s’organiser et de se battre eux-mêmes (seuls ?) contre les intégristes, contre leur armée pratiquant diverses exactions et contre leurs clans prédateurs qui se disputent le pouvoir à Bamako. En fait, nous sommes confrontés à notre grande ignorance des réalités humaines, sociales et historiques de ce pays constitué de Songhaï, Peuls, Armas, Bellahs, Bambara, Malinké, Dogon, Soninké, Sarakollé, Touaregs, Bozos, Maures, Arabes, Toucouleurs, métis divers... Il nous est toujours plus facile de prendre position contre les agissements d’un pouvoir en place que d’imaginer des pratiques et des luttes positives, constructives pour régler les problèmes. En d’autres termes, nous sommes confrontés à notre déficit d’internationalisme. Cela nous oblige plus que jamais à le combler et pour cela, à essayer de comprendre des situations complexes, à écouter les autres et en l’occurrence les différents points de vue des Maliens. Il s’agit d’un passage obligé pour tenter ensemble, et non chacun chez soi, de sortir du bourbier où se mêlent diverses formes de barbarie impérialiste, intégriste et ancestrale, et dans lequel nous ont plongés les puissances de l’argent et leurs États. ___________________________________________ « Les employés » de Kracauer « Les employés » de Balzac Le théâtre abyssal de Nathalie Sarraute Le long de la plage Steve Reich vers d’autres horizons In situ ____________________________________________ « LES EMPLOYÉS » DE KRACAUER De ses origines au début du XIXe siècle à ses caractéristiques actuelles avec l’open space et les nouvelles technologies, le monde des employés s’est beaucoup transformé, tout en gardant quelques traits fondamentaux : l’ennui, la sensation de vacuité, d’incurie, le poids de la hiérarchie, la concurrence plus ou moins féroce ou mesquine entre les employés. Cela a inspiré bien des écrivains majeurs, Balzac sur lequel nous reviendrons plus loin, Gogol avec notamment sa nouvelle poignante « Le Manteau », Melville avec son étrangement subversif « Bartleby », Maupassant et Tchekhov dans de nombreuses nouvelles, sans oublier Kafka qui place l’essentiel de ses œuvres au cœur même de la machine bureaucratique réifiant les rapports humains. Dans le domaine de la sociologie, quelques recherches avaient précédé celle du penseur allemand Siegfried Kracauer, « Les employés » (éd Les Belles Lettres, septembre 2012) qu’il publia en 1930 sous forme d’articles aux titres surprenants : « Petite pause d’aération », « Déjà ! Hélas...!», « Sans formalisme, et avec classe »... Mais son enquête rompait avec les travaux antérieurs et reste d’une originalité inaltérée comme on pourra en juger grâce à cette réédition suivie des recensions à l’époque de Walter Benjamin et d’Ernst Bloch ainsi que d’une correspondance de Kracauer avec Theodor W. Adorno. Kracauer donne l’impression d’avoir parcouru Berlin le nez au vent, sans a priori théorique ce qui ne veut pas dire sans méthode, pour saisir la façon de penser, de travailler et de se distraire des employés dans les secteurs du commerce, de la banque, des services ou des transports. Il est en rupture à la fois avec une sociologie chosifiant les gens, les plaçant dans des catégories et les expliquant par des statistiques, et avec un marxisme simplificateur qui ne s’intéresse qu’à la présence ou non de la conscience de classe sur le lieu de travail et dans la sphère syndicale et politique. La subjectivité des employés que rencontrent Kracauer échappe aux assignations d’un tel marxisme et d’une telle sociologie. Il use de l’ironie en virtuose pour révéler le grotesque et l’efficacité des méthodes de management dans ces secteurs, la faiblesse des positionnements syndicalistes, les tactiques individuelles pour ne pas être confondu avec les prolétaires manuels, pour échapper à l’abrutissement au travail ou pour s’inventer une autre vie au cinéma ou dans un cabaret. La peur du déclassement, du chômage et de la misère, l’espoir brisé d’une ascension sociale, l’infamie de certains licenciements, les raisons de suicides d’employés, bien des éléments qu’on découvre à la lecture de ce livre vivant et profond montrent dans quelles failles les nazis se sont engouffrés. Tant par son approche que par ce qu’il révèle, ce livre demeure d’une singulière actualité. « LES EMPLOYÉS » DE BALZAC Le qualificatif d’écrivain réaliste pour définir Balzac est gênant en ce qu’il peut vouloir dire que ce romancier se contenterait de rendre compte de la réalité ou se soumettrait à elle. Or il n’en est rien. En tant qu’artiste, Balzac a un tempérament de rebelle, comme Beethoven en musique ou Courbet en peinture. Il prend la réalité sociale à bras le corps pour lui faire rendre gorge ses simulacres, ses mensonges, ses manipulations tortueuses et mettre au jour les motivations différentes de chacun des personnages qui la constituent. Dans son roman « Les employés » (1838), il débarque dans le monde poussiéreux et renfermé des bureaux d’un ministère agité par des luttes internes. Cela nous vaut une confrontation d’une prodigieuse vitalité de l’écrivain avec ce milieu étouffant qui, au passage, met en lumière des tendances historiquement constituées par l’empire napoléonien et qui continuent à s’épanouir sous la Restauration et jusqu’à aujourd’hui sous la Ve République. Nous assistons à la croissance inexorable de la bureaucratie d’État en synergie avec le développement de grandes fortunes monétaires et du crédit. En utopiste nostalgique de la royauté dépourvue de bureaucratie, Balzac plaide à l’occasion pour une administration plus rationnelle, moins dépensière, moins nombreuse mais avec des employés plus jeunes et mieux payés ! Même si le style, le mode d’investigation et l’époque sont bien différents, Balzac est aussi captivant à lire que Kracauer car il ne noie pas le poisson dans des généralités. Il propulse en avant des personnalités fort différentes dans leur façon de se mouvoir au sein de l’institution bureaucratique. Rabourdin est un chef de bureau sérieux et compétent qui a conçu discrètement tout un plan de réforme de l’administration de l’État, plus efficace et moins coûteuse. En toute logique, la place de chef de division dans le ministère où il officie depuis longtemps devrait lui revenir. Baudoyer est un chef de bureau incapable et arriviste. Il vise à terme la députation. De proche en proche, la rivalité de fait entre Rabourdin et Baudoyer implique leurs épouses respectives qui cherchent à abattre leurs meilleures cartes pour faire gagner leur mari. Dans les coulisses, bien des gens finissent par s’en mêler, des usuriers, des dignitaires de l’Église, des journalistes soutenant le pouvoir ou dans l’opposition, et bien sûr le personnel des employés qui ont aussi leurs intérêts à défendre. Balzac nous régale d’une série de portraits d’employés, l’un honnête, l’autre faux-jeton, l’un besogneux, l’autre mauvais coucheur, l’un dilettante et prolixe en bons mots et l’autre fier et à l’écart de toute cette agitation. Les répliques fusent aux quatre coins du bureau faisant monter la tension et le suspense. On trouvera ce roman en collection de poche (folio, 2009) mais on peut aussi accéder à l’intégralité du texte sur http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Employés. LE THÉÂTRE ABYSSAL DE NATHALIE SARRAUTE Nous vous proposons d’aller six fois au théâtre gratuitement ! Pour cela, il vous suffit de télécharger sur le site de France Culture la totalité des pièces de théâtre de Nathalie Sarraute remarquablement mises en ondes par Jacques Lassale avec de grands acteurs. Ces pièces ont été diffusées les 6, 13, 20 et 27 janvier, avec en plus des commentaires éclairants du metteur en scène, de Nathalie Sarraute elle-même et quelques lectures d’extraits de ses romans tels que « Les fruits d’or » ou « Vous les entendez ? ». Cinq pièces sur six avaient été écrites pour la radio car ce sont avant tout les voix qui comptaient pour Nathalie Sarraute et en rien les décors et les costumes. Lorsque plusieurs personnes prennent la parole, derrière un événement langagier infime s’ouvrent des abysses, de possibles catastrophes. La conversation semble tourner autour de sujets anodins lorsque soudain le silence de quelqu’un, un petit mensonge imprudent ou une certaine intonation pour dire « c’est bien ça » ou « c’est beau » peut faire vriller toutes les relations vers des zones dangereuses où le ton monte, les allusions assassines et les reproches affluent, les mises en accusation arrivent en rangs serrés. Dans le théâtre de Sarraute, c’est ce que chacun pense très fort et ne dit pas ou ne peut pas s’empêcher de dire qui affleure alors que ces mots-là auraient dû rester dans la sphère de ce for intérieur, de ce préconscient que les relations sociales censurent ou refoulent... quand tout se passe « normalement ». Ce qui rend par moment ces pièces extrêmement drôles et même féroces, ce sont les mouvements de dérapage, de glissade sur des banalités, qui aboutissent à des chocs échappant au contrôle des interlocuteurs. Non moins drôles sont les mouvements laborieux de rétablissement d’un personnage, de restauration de la bonne entente générale. Comme si rien ne s’était produit de fâcheux, de blessant ou d’inconvenant. Mais parfois l’impensable se produit et rien ne peut empêcher la rupture « pour un oui ou pour un non ». http://www.franceculture.fr/emission-fictions-theatre-et-cie/ LE LONG DE LA PLAGE La rencontre du pianiste américain de jazz Marc Copland, 64 ans, et de l’écrivain français Michel Butor, 87 ans, était improbable. Mais à l’écoute du CD qui en a résulté, elle coule de source. Les interviews respectives des deux protagonistes dans le n° de janvier de Jazz Magazine Jazzman indiquent à merveille en quoi la rencontre était plausible et pouvait aboutir à un beau résultat. Michel Butor a l’habitude de collaborer avec des plasticiens mais en plus il aime la musique et en particulier le jazz. Les compositions de Marc Copland lui ont fait penser à Schumann et Schubert et l’ont inspiré pour créer des textes au cours de ses promenades au bord de la mer. De son côté Marc Copland appréciait déjà hautement plusieurs poètes français comme Verlaine, Baudelaire et Prévert avant de rencontrer Butor. Il a finalement choisi d’improviser directement tandis que l’écrivain lisait ses poèmes d’une voix sobre à la claire élocution qui ne vient pas concurrencer les interventions lyriques du pianiste. Les poèmes de Butor sonnent comme des haïkus qui comprendraient sept vers, refusant toute éloquence superflue. L’album s’intitule « Le long de la plage » (CD Vision Fugitive) car comme le héros de la Belle Meunière de Schubert, Butor est un « Wanderer », un promeneur plein d’images dans la tête mais aussi de soucis concernant les dégradations infligées à la nature. Et comme on sait, un disque est composé de différentes plages où les mots, les notes et les silences s’entrecroisent et se promènent harmonieusement. STEVE REICH VERS D’AUTRES HORIZONS Steve Reich fait partie de ces compositeurs américains tels que Phil Glass, John Adams et Terry Riley qui ont été qualifiés de « minimalistes » ou de « répétitifs » de façon plutôt dévalorisante. Qu’importent les étiquettes et les hiérarchies culturelles, avec le temps et l’émergence d’une nouvelle génération d’auditeurs et d’interprètes, certaines de leurs compositions sont suffisamment convaincantes pour ne plus avoir besoin d’être défendues. La musicienne japonaise Kuniko nous livre une interprétation originale, pleine de couleurs variées et d’énergie, d’œuvres de Steve Reich pour percussions et marimbas. Elle est seule aux mailloches jouant sur vibraphone ou marimba, et aussi sur steel pans dans « electric counterpoint ». Mais grâce à sa virtuosité et à la superposition de bandes magnétiques où elle s’est enregistrée, nous sommes pris dans une floraison de lignes mélodiques et rythmiques séduisantes. Son CD s’intitule « Kuniko plays Reich » (CKD Linn Records 2011). Steve Reich lui-même a été surpris et enthousiasmé par le résultat. Pourquoi pas nous ? IN SITU Depuis la dernière lettre, nous avons mis en ligne un entretien, Paroles d’ « Indigné » et une analyse d’Amador Fernandez-Savater, « Le 15-M et la crise de la culture consensuelle en Espagne. » Bonne année à toutes et à tous ! Merci et bienvenue à nos nouveaux abonnés, Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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