Journal de notre bordLettre no 142 (le 26 juin 2012)Bonsoir à toutes et à tous, Pouvons-nous changer nos vies et changer le monde par en haut ou par en bas ? La réponse chaque jour est assez flagrante : par en bas, uniquement et définitivement par en bas. L'actualité nous en fournit des exemples à foison. Considérons les fameux « sommets » de Chicago, du Mexique, de Rio ou de Bruxelles. En dehors des dépenses de kérosène, des frais de bouche et de logement des « grands de ce monde » payés par nous pour donner l'illusion qu'ils abordent les problèmes de fond à bras le corps, on ne voit pas qu'il se soit passé quoi que ce soit de concret lors de ces rituels hypocrites. Ils se contentent d'exhiber leur impuissance à contrôler un système par essence incontrôlable. Même les chefs du système financier ne contrôlent rien, c'est dire. Examinons à présent les consultations électorales qui théoriquement permettent à nous, gens d'en bas, de déléguer notre volonté à des gens d'en haut ou au moins de la leur faire connaître. Certains s'en abstiennent et le cœur des commentateurs politiques s'élève alors et déplore sur un ton lugubre l'état calamiteux de « la démocratie ». D'autres électeurs ne délèguent rien du tout mais s'emparent du bulletin de vote pour dégager les pires ou leur faire barrage, faute d'action collective, genre révolution ou grève générale, pouvant en faire office. N'oublions pas ceux qui cherchent aussi à promouvoir les pires politiciens, par ressentiment, frustrations, inconscience, xénophobie, ce qui finit par faire un tout. En définitive, bien peu votent avec confiance et conviction. Quand ils le font, ils ont toujours matière à être déçus ou écœurés par la suite. En France par exemple, le nouveau gouvernement s'est mis rapidement à plat ventre devant les exigences de la Shell d'effectuer des forages miniers en Guyane. Les électeurs égyptiens qui ont massivement voté pour un candidat socialiste nassérien ont vu leurs aspirations contrecarrées par les petits arrangements entre les militaires et les islamistes. Au Paraguay, le président de gauche élu en 2008 vient d'être expulsé de sa fonction par un parlement dominé par les propriétaires fonciers, les 2 % qui détiennent 80 % des terres arables de ce pays. Nous ne retrouvons la confiance et la conviction qu'en luttant pour de bonnes raisons et de beaux projets, sans nous laisser troubler ou berner par les gens d'en haut et leurs institutions. La Grèce rebelle n'est plus une exception en Europe. Les mobilisations de salariés se multiplient un peu partout, notamment en Espagne avec la lutte des mineurs et des « indignados ». Il est impossible de recenser tous les points de grèves et de mobilisations. L'Europe sociale tout entière a commencé à entrer progressivement en ébullition. La multiplication des plans de licenciements et des fermetures d'entreprises est telle qu'on ne va plus seulement assister à une série de luttes déterminées et isolées mais à une rafale de mouvements de colère qui ne s'inclineront pas devant les limites d'une entreprise, d'une agglomération ou d'un pays. Nous ne pouvons plus seulement mener des luttes de type « Fort Alamo » se concluant par des défaites cuisantes. En y réfléchissant, être en bas, comme le sont les salariés, les chômeurs, les jeunes avec un diplôme ou une formation mais sans emploi ou rémunération décente, c'est se trouver au bon endroit pour transformer les soubassements de la société. Cela passera par une globalisation, une mondialisation des luttes. Les 1 % veulent « sauver la zone euro », nous faire payer leurs dettes, préserver leur droit à polluer et à exploiter à tout va, pour sauver leurs profits. Nous qui sommes en bas et de plus en plus agressés, voire détruits par eux, nous devons nous considérer comme les seuls sauveurs du monde. Quand un accident ou une catastrophe se produit, les sauveurs qui vont sur le terrain prennent des risques mais ils sont confiants en eux, déterminés, parce qu'ils sauvent des vies et soignent des gens. Au travers de chaque résistance concernant les emplois, les salaires, les logements, les espaces naturels, les expulsions de migrants, les atteintes de toutes sortes à la dignité des personnes, nous agissons en sauveurs indispensables de ce qu'il y a de plus précieux au sein de l'humanité et dans la nature. ____________________________________ Marge de manœuvre La formation de la classe ouvrière anglaise Les pieds sur terre Koto et guimbarde La petite Venise In situ ____________________________________ MARGE DE MANŒUVRE Les commentateurs politiques ont relevé ce paradoxe à propos de François Hollande qui dispose de soutiens confortables au Parlement, au Sénat et à la tête de presque toutes les régions et la plupart des grandes villes. Il détiendrait, avec le Parti socialiste, « tous les pouvoirs » ! Mais ils ont ajouté aussitôt que, dans le contexte très dégradé de la situation économique de la France et de l'Europe, Hollande n'aurait en fait aucune marge de manœuvre. Finalement, il n'aurait aucun pouvoir ; si ce n'est, à la rigueur, de faire du chiraquisme soft, avec une rhétorique feutrée et contournée ne changeant rien sur le fond. Il est déjà dans la position du roi aux échecs qui ne peut même pas bouger d'une case sans se faire mettre échec et mat. Tel est le destin de celui qui s'est fait élire pour obéir aux volontés du CAC 40 et autres grands groupes capitalistes, tout comme le souriant Obama l'a été pour obéir consciencieusement à Wall Street. Les gouvernants ne sont que des communicants des désirs des grandes entreprises financières, industrielles et commerciales. On leur laisse le choix des mots pour mettre en scène et en application leurs exigences. Et l'on peut toujours compter sur la même police pour réprimer ou harceler les grévistes, les immigrés et les éléments rebelles de toutes sortes. Après cette séquence électorale qui s'achève momentanément, la marge de manœuvre des classes populaires n'a pas été définie par les politologues. C'est bien dommage car elle est considérable. Les refus, les révoltes, les révolutions commencent sans prévenir en leur sein. Et après, personne ne pourra plus leur assigner une limite ou un terme avant d'en avoir fini avec la dictature du capital et de ses bénéficiaires. LA FORMATION DE LA CLASSE OUVRIÈRE ANGLAISE Près d'un demi siècle plus tard, l'œuvre majeure de l'historien anglais Edward Palmer Thompson va finir par être très connue en France. Cet homme est décédé en 1993. Son œuvre principale, « La formation de la classe ouvrière anglaise », a été publiée en anglais en 1963. Il aura fallu attendre 1988, c'est-à-dire vingt-cinq ans, pour qu'elle soit publiée en France une première fois. Elle n'a pas alors rencontré beaucoup d'échos dans l'hexagone, en dépit des efforts de quelques chercheurs comme Pierre Bourdieu et Miguel Abensour, auteur de la première préface. Dans l'édition de poche qui vient de paraître aux éditions du Seuil vingt-quatre ans après la première qui était épuisée, François Jarrige expose très clairement les raisons intellectuelles et politiques qui expliquent ce décalage. Edward P. Thompson avait rompu avec le Parti communiste anglais après la répression de l'insurrection hongroise de 1956. Sa perception de militant et d'historien de la classe ouvrière ne collait ni avec les schémas du structuralisme en vogue dans les années soixante et soixante-dix, ni avec ceux des marxismes orthodoxes rigidifiés. Elle ne pouvait en plus que déplaire souverainement aux historiens et philosophes peu ou prou anticommunistes. Est-ce bien raisonnable de lire un ouvrage « de poche » qui compte 1164 pages ? Très certainement car Thompson a écrit un livre plein de sève, extrêmement vivant et précis, où l'on voit vivre et lutter les radicaux de toutes sortes qui ont occupé avec énergie la scène politique et sociale en Angleterre dans la période choisie par l'historien qui va de 1790 à 1830 et au-delà. On y rencontre des marins mutinés, des travailleurs agricoles confrontés aux expropriations des enclosures, les tisserands à bras, les artisans, les luddistes brisant les machines et dont Thompson offre un tableau rompant avec « l'immense condescendance de la postérité ». Là où son érudition fait merveille, c'est lorsqu'il cite abondamment les déclarations des acteurs des luttes (ceux qui la poursuivent courageusement jusqu'à la potence comme ceux qui y renoncent), leurs façons de s'organiser, leurs liens avec l'héritage politique et religieux de la Révolution anglaise du XVIIe siècle et leurs connexions avec la Révolution française. LES PIEDS SUR TERRE On parle souvent des gens des milieux populaires comme étant « invisibles » aux yeux des médias et d'une partie des sciences sociales, ce qui est vrai. Mais plus que cela, les gens qui ne sont pas porte-parole de quelque chose sont « inaudibles ». On les range dans des catégories sociales, sans leur donner la parole et surtout sans jamais vraiment les écouter, en s'abstenant de les approuver ou de les contredire. C'est en quoi les enquêtes radiophoniques menées par Sonia Kronlund, ses collaboratrices et collaborateurs de l'émission « Les Pieds sur terre » sont d'une indéniable originalité. Le reporter écoute, s'intéresse mais ne commente pas. Il n'y a pas cette tentation « militante », bien intentionnée mais lassante ou cadrée, de souligner en rouge ce qu'il faut comprendre, admirer ou détester. Cette émission de 28 minutes passe du lundi au vendredi de 13 h 30 à 14 h sur l'antenne de France-Culture. Ce n'est pas le meilleur créneau pour avoir une large audience. Mais peu importe car il est possible d'entendre ou de podcaster un grand nombre de ces émissions le plus souvent d'un très grand intérêt sur le site www.franceculture.fr/emission-les-pieds-sur-terre. La démarche n'a rien de neutre ou de misérabiliste. L'équipe des reporters veut clairement casser les préjugés et redonner une parole à chaque personne particulière, donc une forme de dignité ou au moins la possibilité de les comprendre. Ce sont en général des gens ignorés, stigmatisés ou mis de côté : des prostituées de conditions très différentes, des licenciées, un maton, des taulards, une travailleuse à domicile, un ancien de la guerre d'Algérie, des « désobéissants », des jeunes de call-center, un immigré afghan de dix ans, un policier voulant respecter des règles humaines, un agriculteur homosexuel, des grévistes, des électeurs de Le Pen, un représentant en alcool pour une grosse entreprise et même quelques spécimens désopilants de gens de la haute… La palme revient à cette dame qui a comme chien de compagnie un robot japonais qui malheureusement parle trop bien anglais pour elle. Beaucoup de choses inattendues émergent de ces reportages, touchantes, révoltantes ou hilarantes. À l'occasion du dixième anniversaire de son émission, Sonia Kronlund a recueilli dans un livre intitulé « Les Pieds sur terre, nouvelles du réel » (éd Actes Sud/France Culture, février 2012, 366 pages) un certain nombre de ces histoires que l'imagination la plus débridée d'un romancier ou d'un sociologue n'aurait pu imaginer. Les paroles ont très bien effectué leur passage sur le support des pages d'un livre qui, comme le dit Sonia Kronlund, est pour elle « un exercice d'admiration pour ceux qu'on n'a pas l'habitude d'admirer, un hommage à l'intelligence et au courage de gens simples que l'ont dit ordinaires mais qui sont les personnes les plus surprenantes qui soient ». LA PETITE VENISE La poésie n'est pas perdue pour tout le monde puisque dans le film « La petite Venise » d'Andrea Segre (1 h 38), elle est le premier trait d'union entre Li, une jeune travailleuse chinoise qui a dû laisser son enfant de huit ans au pays et Bepi, un vieux pécheur d'origine yougoslave. Li aime à célébrer un poète des temps anciens en allumant de petites lanternes qui partent au fil de l'eau. Les copains de bar de Bepi l'ont surnommé le poète car il a l'habitude de faire rimailler les mots. La rencontre a lieu dans un café de Chioggia sur la lagune vénitienne où Li est serveuse après avoir été ouvrière dans une usine de vêtements et où Bepi vient boire un café arrosé d'alcool de prune, bavarder ou taper le carton. Une tendre amitié va naître entre le vieux pécheur et la jeune femme. Est-ce tolérable dans une société où les immigrés chinois sont encadrés par une mafia d'une impitoyable compétitivité, où la médisance de certains bougres et la vulgarité brutale d'individus d'extrême droite ne tolèrent pas les écarts de délicatesse qui sont une offense à leur bassesse ? Les acteurs sont magnifiques, de même que la musique de François Couturier et la qualité des images, en particulier sur la lagune au petit matin, à l'heure où partent les pêcheurs. KOTO ET GUIMBARDE La musicienne japonaise Mieko Miyazaki joue d'un instrument traditionnel à cordes et à chevalets mobiles, le koto. Elle compose également de nombreux morceaux. Depuis des années et en particulier son installation à Paris, elle s'est plu à rencontrer des musiciens d'autres horizons esthétiques. Une de ses collaborations surprenantes et réussies se trouve sur le CD « Trio Miyazaki, Saï-Ko » (CD daqui). Une harmonie très séduisante s'est établie entre son koto, le violon de Manuel Solans et l'accordéon de Bruno Maurice. Un autre métissage musical a attiré notre attention lors de l'émission Movimento sur France Culture, samedi dernier de 14 h à 15 h. Wang Li, un virtuose chinois de toutes les guimbardes possibles en métal ou en bambou mais aussi de la flûte à calebasse était un des invités de l'émission. Il a fait la rencontre du clarinettiste Yom qui joue dans un style klezmer original, avec une sonorité particulièrement veloutée. De son côté Wang Li réussit avec ses instruments traditionnels à assurer à lui tout seul une solide section rythmique comme on dit en jazz. On les retrouvera dans leur album récent, « Green Apocalypse » (Buda Musique). IN SITU Pour continuer à contourner une vision falsifiée des évènements en Égypte, nous vous invitons à nouveau à consulter régulièrement le site de la revue Carré Rouge, www.carre-rouge.org, dont un nouveau numéro doit paraître très prochainement. Pour nos lectrices et lecteurs de la région parisienne qui souhaiteraient passer le samedi 30 juin à la fois de façon enrichissante et festive, nous leur conseillons d'aller sur le site des éditions Libertalia et de prendre connaissance de ce flyer : http://editionslibertalia.com/IMG/pdf/flyer-30juin-solo.pdf Sous le titre décoiffant, « Nous sommes la crise », l'après-midi et la soirée permettront de voir deux documentaires, de participer à la présentation du livre de John Holloway, « Crack Capitalism », et de finir la soirée avec toutes sortes de musiques décoiffantes. Bien fraternellement à toutes et à tous, Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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