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Journal de notre bord

Lettre no 139 (le 11 mars 2012)

Bonsoir à toutes et à tous,

Ce que nous appelons ici la catastrophe de Fukushima, les
Japonais l'appellent la catastrophe du 11 mars 2011. Leur
appellation a un caractère plus large et peut-être plus
universel. À cette date-là, une série d'événements a
commencé à se produire qui ne concernent pas que la
préfecture de Fukushima ou le seul Japon.

De leur côté, le gouvernement et les médias japonais se
plaisent à parler en boucle de la « crise nationale ». C'est
une façon de mettre tout le monde dans le même carcan
mental, de forger la même pseudo-unité entre les victimes et
les profiteurs, les gens solidaires et conscients des enjeux
et les menteurs irresponsables qui dirigent l'État et les
grandes entreprises. Le poète Yo Henmi a déclaré dans un
grand quotidien qu'il détestait cette mise en avant, à tout
propos, d'une « crise nationale », car dit-il « la liberté
d'agir et de penser de l'individu en pâtit ».

Ce qui s'est passé il y a un an et dans les semaines qui ont
suivi a provoqué un séisme politique et humain de longue
portée. La vérité finit par émerger avec une force
grandissante. On apprend par exemple que des experts ont
touché des millions de yens de Tepco pour délivrer au public
une version rassurante. Dans la zone sinistrée, les
policiers avaient reçu la consigne de ne rien dire aux
habitants sur le danger des radiations, pour « ne pas les
effrayer ».

Les gouvernants et les communicants des entreprises sont
formatés sous toutes les latitudes pour duper les
populations et désamorcer tout risque de colère collective
contre eux. Mais la colère existe et s'intensifie au Japon.
Les manifestations anti-nucléaires, pétitions, dénonciations
sur la toile se multiplient. Des écrivains, des journalistes
indépendants, des intellectuels expriment de plus en plus
leur rage contre l'État et les entreprises, dénonçant «
l'empire du Mensonge et de la Bêtise », appelant à « ôter
notre collier, ce collier qui a pour nom servitude et
opportunisme ». Ce sont des signes tangibles de refus de la
logique dominante, pour refonder toute notre façon de vivre
sur de nouvelles bases.

Près de 20 000 personnes ont péri. La vie de 330 000
sinistrés est dévastée, sans perspective pour la plupart
d'entre eux d'un logement et d'un travail décents. Des
milliers d'entre eux mourront d'un cancer dans les années à
venir. On compte déjà 1 300 personnes qui se sont suicidées.
Ce n'est pas nous qui sommes catastrophistes mais la réalité
engendrée par un système dans lequel nous sommes immergés.

Il est temps de sortir du nucléaire. Bien plus, il est temps
de sortir du capitalisme. Cela ne peut se concevoir qu'en
attisant les braises de l'esprit critique, celle que chacun
de nous a en lui et qu'il peut partager avec d'autres.
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Les forçats d'aujourd'hui
Une question mordante : pourquoi ?
Un musicien déchu
Oh les beaux jours
In situ
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LES FORÇATS D'AUJOURD'HUI
Lorsqu'on entonne « L'Internationale », on peut avoir
l'impression trompeuse que des expressions comme « les
damnés de la terre » ou « les forçats de la faim » relèvent
d'un langage et d'une réalité d'un autre temps. Il n'en est
rien, comme l'illustre de façon implacable l'enquête récente
de Christophe Boltanski, « Minerais de sang, les esclaves du
monde moderne » avec des photographies de Patrick Robert
(Grasset, janvier 2012, 346 pages).

La romancière Vicki Baum avait publié en 1943 un livre,
« Le Bois qui pleure », où elle suivait le parcours mondial du
latex de son exploitation forestière jusqu'aux usines de
pneumatiques. Christophe Boltanski a essayé de suivre pour
sa part le trajet accompli par la cassitérite, le principal
minerai de l'étain, depuis la région Est du Congo jusqu'à sa
destination finale, de l'étain en pointillés transmettant
bien l'électricité dans nos téléphones portables, nos
radios, nos téléviseurs…

Nous pouvions nous en douter mais ces objets usuels sont
gorgés de sang et de sueur. Il suffit de savoir que la
plupart des mineurs, dans cette région proche du Rwanda,
gagnent un dollar et demi par jour, sont souvent de jeunes
adolescents, sont surveillés et parfois abattus par des
soldats. Car la concurrence fait rage pour faire main basse
sur la cassitérite. Toutes les factions armées de la région,
divers intermédiaires de toutes nationalités veillent à ce
que l'exploitation, l'acheminement et la transformation du
minerai se fassent au moindre coût pour un profit maximum.
Les cours sont fixés à cinq mille kilomètres de là, au
London Metal Exchange. Des groupes comme Bolloré ou Henkel
ramassent leur part non négligeable au passage.

Ce livre bien écrit jette au passage un éclairage salutaire
sur les causes des massacres qui affectent cette région de
l'Afrique des Grands Lacs depuis la colonisation du Congo
par la Belgique. Elle fit, selon l'estimation des
historiens, dix millions de mort tandis que les guerres des
vingt dernières années ont fait cinq millions de morts.
L'Afrique détient de grandes richesses en particulier
minières depuis deux siècles. Ceci explique cela.


UNE QUESTION MORDANTE : POURQUOI ?
« Dans un pays quelconque, un enfant meurt de
sous-alimentation. Pourquoi ?
Son père, un ouvrier est au chômage. Pourquoi ?
L'usine dans laquelle il travaille est fermée. Pourquoi ?
Un autre pays - très éloigné de celui où l'enfant est mort -
fabrique le produit moins cher. Pourquoi ?
Il peut se permettre de payer des salaires moindres.
Pourquoi ?
Les syndicats n'y sont pas puissants. Pourquoi ? Pourquoi ?
Pourquoi ? Pourquoi ? »

Les lignes qui précèdent ont un fort parfum d'actualité.
Elles constituent le début d'une conférence prononcée en
1938, à New York, par Günther Anders, sur l'art de John
Heartfield, célèbre pour ses photomontages démasquant les
nazis. On trouvera ce texte avec d'autres tout aussi
remarquables de Georg Grosz, John Heartfield et Wieland
Hertzfelde dans un recueil intitulé « L'art est en danger »
(éd Allia, janvier 2012, 79 pages).

Pour revenir à la façon qu'à Anders d'asséner les « Pourquoi ? »
qui s'enchaînent implacablement comme on tape avec un
marteau sur un burin, il y a là une bonne méthode pour ne
pas s'en laisser compter, pour ne pas lâcher le morceau et
pour relier ensemble tous les éléments du puzzle qui nous
enserre.

Essayons un peu pour voir : « Il faut élire un président de
la république. Pourquoi ? Il nous demandera de nous
sacrifier pour payer la dette de l'État. Pourquoi ? »
Et ainsi de suite, à vous de jouer.


UN MUSICIEN DÉCHU
Nous sommes en 1858 à Saint-Pétersbourg. Léon Tolstoï pousse
la porte d'une demeure aristocratique et nous introduit dans
une salle de bal où un événement inhabituel va se produire.

Délaissant leurs divertissements tapageurs, leur ennui et
leur torpeur spirituelle de fin de soirée, les auditeurs
mondains découvrent soudain un monde intérieur lumineux,
insoupçonné. Un vagabond s'est en effet introduit dans la
pièce, jouant merveilleusement du violon, réveillant des
souvenirs enfouis, suscitant des émotions inouïes. Est-il
possible d'aider ce musicien misérable ? Seule la musique
semble pouvoir métamorphoser, le temps d'un morceau, ce
personnage déchu, blessé, et ses auditeurs égoïstes ou
blasés.

Ce récit de Tolstoï, « Un musicien déchu » offre un bonheur
de lecture pour une somme modique (éd Mille-et-une-nuits, 93
pages).


OH LES BEAUX JOURS
Jusqu'au 29 mars au théâtre de La Madeleine à Paris et
ensuite dans quelques villes de province, Catherine Frot
joue dans « Oh les beaux jours » de Samuel Beckett. Elle
relève, avec une verve délicate, le défi de jouer seule sur
scène, ou presque, le personnage de Winnie, créée par
Madeleine Renaud en 1963.

Cette femme, nous dit Beckett, a « la cinquantaine, de beaux
restes, blonde de préférence, grassouillette » et elle
farfouille fréquemment dans son cabas pour récupérer un
objet lui permettant de se refaire une beauté ou d'évoquer
un souvenir.

Être « winner », c'est être gagnant. Est-ce le cas de Winnie ?
Elle gagne des miettes de bon temps sur celui qui la
défait et la rapproche de la fin. Au premier acte, elle est
déjà prise à la taille et au deuxième, ça ne va pas
s'arranger.

Mais pourquoi se laisser abattre ? D'autant en plus qu'elle
peut encore parler à son époux, Willie, soixante ans, pas
causant, qui ne peut plus et ne veut plus grand-chose le
pauvre. Si ce n'est, en fin de parcours, une demande ultime
de marque d'amour.

Pas de leçon chez Beckett, pas de message métaphysique. Nous
sommes dans le nu de la condition humaine. Juste un constat :
bavards ou taiseux, nous sommes touchants et ridicules.

Catherine Frot est d'une vitalité drôle et émouvante. Le
dispositif scénique est d'une sombre beauté, avec un ciel
romantique blafard et un monticule de couches de lave
pétrifiée (ou de vieux livres décomposés) d'un effet baroque
très réussi.


IN SITU
Le mois dernier, nous avons mis en ligne sur notre site un
texte de John Holloway intitulé « La Grèce nous montre
comment protester contre un système en échec ».

Nous allons également mettre en ligne une critique du film
« Elena » d'Andreï Zviaguintsev.

Bien fraternellement à toutes et à tous,

Samuel Holder

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