Journal de notre bordLettre no 133 (le 15 septembre 2011)Bonsoir à toutes et à tous, La crise prend une tournure tellement inquiétante que même les économistes libéraux, à moitié libéraux, protectionnistes à fond ou à moitié, bref tous les économistes qui se préoccupent de sauver le système capitaliste, tous sont affolés. « Il faut virer la Grèce de la zone euro » dit l'un. « Non, dit l'autre, ce serait pire ! » « Il faut un peu d'inflation ! » « Non, rétorque un autre, l'inflation pourrait devenir galopante et être un remède pire que le mal ! » Bref chacun des membres de la corporation des experts en sauvetage du capitalisme cherche la formule magique où il y aurait un peu d'inflation mais pas trop, un peu de contrôle de la finance mais pas trop, un peu d'austérité pour tous les peuples mais pas trop, un peu de protectionnisme mais pas trop, etc. Ils s'accordent au moins sur un point : on va dans le mur. Là-dessus au moins, on ne peut pas les contredire. Pour le reste, leurs peurs, leurs contradictions dans leurs discours, leurs propositions futiles et ridicules de contrôler ce qui est par nature incontrôlable, de coordonner des États qui sont évidemment en concurrence à l'image des capitalistes qu'ils servent, d'endiguer ce qui déborde déjà en abondance, tout cela devrait normalement nous faire rire aux éclats. Cela devrait nous redonner confiance si le capitalisme n'avait pas jusqu'alors un peu trop réussi à nous rendre tristes, inquiets, habités par un sentiment d'impuissance, alors que ce sont les fragilités, les aberrations et l'absence patentes de recours pour le capitalisme qui s'étalent dorénavant devant les regards de tout le monde. Que le vent de la révolte souffle du Chili à la Grèce en passant par l'ensemble des pays arabes devrait aussi nous redonner confiance. Comment en sortir ? Nous peinons à nous dégager des notions même qui sont au cœur du fonctionnement du capitalisme. C'est une des tâches urgentes que de nous émanciper de l'emprise de mots et de notions qu'on nous présente comme évidentes et incontournables. Nous devons commencer par abolir dans notre tête des notions comme « la croissance », la « compétitivité », « la dette », « l'argent » qu'on nous présente comme des données naturelles, des divinités devant lesquelles nous devrions nous sacrifier. Pas de sacrifices pour tout ce qui alimente le capital et conduit donc l'humanité à sa perte. Il faut nous préparer au grand refus et créer des liens sociaux, débarrassés de toute motivation marchande. Il faut dénoncer inlassablement la supercherie consistant à considérer comme coupable le vilain capital financier pour encenser le bon capital industriel. Parlons-en du « bon capital industriel » dont il faudrait faciliter la croissance et la compétitivité ! De quels industriels parle-t-on ? De Tepco à Fukushima ? De BP au large de la Louisiane ? De Lagardère et Dassault qui vendent des armes aux régimes les plus répressifs ou aux États les plus endettés comme la Grèce ? De Servier qui vend des médicaments qui rendent malades ou conduisent à la morgue ? De Monsanto qui ravage des millions d'hectares et ruine des millions de paysans ? Ah, le beau, le magnifique capitalisme industriel que voilà, qui n'aurait rien à voir avec le monde délirant de la finance…En fait, c'est grâce aux acrobaties financières et à l'endettement des États et des ménages que le capital industriel a eu un sursis qu'on peut qualifier d'historique. Sinon, cela fait bien vingt ans qu'il se serait écroulé faute de clients. Par tous les moyens nécessaires, petits ou grands, connus ou inattendus, il faut couper les vivres au capital et aux individus qui le représentent, qu'ils soient financiers, industriels ou gouvernants. Mais de cette négation se dégage aussi une affirmation qu'on peut formuler rapidement et dont on doit surtout débattre. Nous voulons une société de valeurs d'usage et non de valeurs d'échange parce qu'elles créent des marchandises lesquelles créent du capital, lequel crée toutes les catastrophes écologiques et humaines qu'on sait. Nous voulons une société sans travail car c'est le travail qui crée le capital, lequel détruit la société dont il se nourrit. Nous voulons vivre dans une société où il n'y aura ni argent, ni évaluations stupides mais des gens (ni travailleurs, ni chômeurs, ni exploiteurs) se livrant à toutes sortes d'activités nécessaires, utiles et agréables. ________________________________ Collusions Démocratie ouvrière La Chine grinçante et sanglante Un été sans les hommes Textures et lumières In situ _________________________________ COLLUSIONS La collusion entre les hommes d'affaires, les gouvernants et les services secrets n'est plus à démontrer car elle s'étale chaque jour dans la presse sous forme de « scandales » à répétitions dénoncés par des journalistes indépendants et parfois aussi des magistrats, des militants ou de simples citoyens révoltés par ces pratiques. Mais il leur est difficile de dire la vérité, toute la vérité, sans que des destitutions, des menaces et parfois des violences ou des assassinats n'interviennent de la part des mafias étatiques et affairistes. « Les yeux de Lira » d'Eva Joly et Judith Perrignon (éd Les arènes, avril 2011, 317 pages) aborde ces questions sous la forme d'un roman policier bien mené et bien documenté. Sachant le peu d'appétence des lecteurs pour les livres plus ou moins creux des hommes et femmes politiques, l'éditeur n'a sans doute pas eu tort d'ajouter un bandeau : « Polar ». Quoi qu'il en soit, cette histoire sordide, située en 2010, nous mène et nous malmène de Lagos (Nigeria) à Londres, de Saint-Pétersbourg à Nice, des îles Féroé à Versailles. Il s'en dégage un petit panorama international édifiant des connexions entre banquiers, industriels, gouvernants corrompus (y compris en France ou en Angleterre évidemment) et services secrets. La facette attachante et non moins réelle de cette course-poursuite au cœur de la mondialisation capitaliste est celle représentée par le combat des personnes qui, en dépit des dangers, dénoncent ces connexions et finissent par s'entraider. DÉMOCRATIE OUVRIÈRE Il ne faut pas rater la série de cinq entretiens avec Charles Piaget diffusés par France Culture cette semaine de 20h à 20h 30. On a la possibilité de les entendre pendant quelques jours sur le site Internet de cette radio à la rubrique « A voix nue ». Car ce que nous raconte le syndicaliste de Besançon n'est pas seulement un témoignage pour comprendre l'histoire du mouvement ouvrier et de luttes marquantes. Il y a là un petit trésor pour qui veut lutter aujourd'hui dans les meilleures conditions qui ne peuvent être que celles de la démocratie authentique, sans rivalités personnelles ou organisationnelles, sans hiérarchie ni autoritarisme paralysant. La démocratie est un comportement, une volonté d'être efficace et respectueux des autres et non un blabla sans les actes, un baratin « unitaire » qui ne concerne que les leaders qui le débite pour faire joli. Charles Piaget, qui est à la fois un homme simple, concret et malicieux, a l'intelligence des autres. Il n'aime pas les « cadors » et il déteste qu'on décide à la place des gens. Mais peut-être est-il nécessaire de préciser que Charles Piaget, 83 ans, est quelqu'un qui a joué un rôle décisif dans les luttes de l'usine Lip à Besançon depuis les années 50 jusqu'aux années 80 du siècle dernier. Ses années de jeunesse et de formation professionnelle révèlent que la période qui a suivi la fin de la Deuxième guerre mondiale a été très dure pour les travailleurs. L'usine Lip qui fabriquait des montres était dotée, comme bien d'autres, d'un patron combinant le paternalisme et la manière forte. « L'usine est une machine à diviser » dit Charles Piaget en évoquant les méthodes de Lip. La semaine de soixante heures voire plus, le harcèlement patronal, la facilité avec laquelle chacun pouvait être licencié, les salaires ridiculement bas, tout cela indique que l'expression « les trente glorieuses » de l'État providence est une vaste escroquerie. Le rôle de Piaget et de ses camarades pendant plusieurs décennies a été de contribuer à créer du collectif là où il y avait de la concurrence entre les travailleurs face aux intimidations parfois très brutales du patron. Et il leur a fallu être inventifs et courageux pour remonter la pente, surmonter leur propre peur, imposer des droits élémentaires, souder les salarié(e)s en les informant, en organisant la désobéissance collective, en écoutant tous les points de vue, jusqu'à entreprendre des grèves et des mobilisations originales et impressionnantes dans les années 68 et bien au-delà. LA CHINE GRINÇANTE ET SANGLANTE L'esprit de moquerie féroce à l'égard de tout ce qui est absurde et inhumain est loin d'avoir déserté la littérature. La jeune romancière Ling Xi d'origine chinoise et vivant à Paris depuis 1998 en offre un exemple éclatant dans « La Troisième Moitié » (Maurice Nadeau, mars 2010, 247 pages). Elle a écrit ce premier roman en français, ce qui représente déjà un défi. Mais il y en a un second. Pour vendre beaucoup de livres et être invitée sur les plateaux télévisuels, se faire éditer par Maurice Nadeau est un des plus mauvais choix de carrière qu'on puisse imaginer. Car, si le monde littéraire et même le Ministre de la culture ont célébré chaleureusement le centenaire de Nadeau et admiré son exigence, son talent de découvreur, et même certains, son engagement dans le mouvement trotskyste et la résistance, de là à diffuser correctement les livres qu'il édite et à en parler dans ses émissions et ses chroniques, il y a une marge à ne pas franchir. Le label Nadeau n'est pas vendeur et en plus, ça a toujours fait rire l'intéressé de perdre de l'argent en éditant des écrivains talentueux ou géniaux mais inconnus ou réputés trop difficile. Revenons à l'audacieuse Ling Xi qui nous parle de ses anciens compatriotes dans « La Troisième moitié ». Nous sommes au début en 2001, date à laquelle la ville industrielle chinoise de W., qui n'a vraiment rien pour plaire, acquiert cependant une renommée en devenant la ville la plus peuplée au monde. On suit le destin de gens de peu, ouvriers, femmes de ménage, gargotiers, paysans, chiffonniers. Dans un retour en arrière qui va de 1943 à 2002, Ling Xi nous livre un tableau condensé, dans un style brillant et original, de toutes les turpitudes et stupidités des gens au pouvoir et de tous les malheurs qui se sont abattus sur la population chinoise au cours de cette période. Évoquant par exemple la crise économique terrifiante qui a frappé les gens dans la zone contrôlée par le général Tchang Kaï-Chek, cette image vient sous sa plume : « Le cheval fou de l'inflation, sourd au décret gouvernemental, traînait dans la poussière de son galop dément une population prisonnière de ses étriers, exsangue, affolée. » La Chine de Mao puis celle du capitalisme débridé est croquée à belles dents féroces. A-t-on le droit de rire de choses aussi atroces et lamentables ? Oui, car ce rire grinçant est une forme de cri, de hurlement contre une société injuste. Il va falloir suivre attentivement les oeuvres à venir de cette écrivaine si on en juge aussi par la conférence qu'elle a donnée en août dernier sur les problèmes de traduction. Dans le dernier numéro de la « Quinzaine littéraire », on en trouvera des extraits portant sur le passage du chinois au français sous le titre « Errances linguistiques ». UN ÉTÉ SANS LES HOMMES Dans son dernier roman, l'écrivaine américaine Siri Hustvedt apporte de nouvelles couleurs à son talent d'analyste de ses personnages. La grande question pour elle est : « Pourquoi devenons-nous ce que nous sommes ? ». « Un été sans les hommes » (Actes Sud, mai 2011, 216 pages) s'aventure avec bonheur vers les contrées de l'humour et d'une raillerie légère. Siri Hustvedt a d'ailleurs ponctué son histoire de quelques dessins allant dans ce sens, sans doute aussi pour marquer l'évolution vers un état meilleur de son héroïne. Car cela commence très mal pour la poétesse Mia, âgée de 55 ans, mariée à Boris, un neuroscientifique réputé qui vient de lui annoncer qu'il avait besoin d'une pause dans leurs relations. La « pause » dont il a besoin est en fait une jeune française séduisante rencontrée par Boris dans le cadre de son travail. D'où un état psychotique violent chez Mia qui va l'amener à quitter New-York pour retrouver sa mère, laquelle vit dans une maison de retraite dans le Minnesota. Cette vieille dame est entourée d'octogénaires aux personnalités contrastées. Elles souffrent physiquement et moralement mais n'ont pas décidé de baisser la garde et de sombrer dans les plaintes perpétuelles. En proposant un atelier d'écriture de poèmes à des jeunes adolescentes, Mia découvre un monde de relations déroutantes. La romancière, qui se passionne de longue date pour la psychanalyse et la neurobiologie, a donc construit un récit où seules des femmes de plusieurs générations jouent un rôle actif, avec des sentiments complexes, mal maîtrisés. Certaines frôlent la folie ou la dépression mais elles s'en évadent par leur élan propre, leur capacité au bon moment à écouter les autres et elles-mêmes, et à transformer leurs fragilités en bonnes raisons de vivre et d'aimer. TEXTURES ET LUMIÈRES Tout comme la Bretagne, le littoral normand a eu le désagrément cet été d'avoir plus que son content de pluie, de vent et de ciel couvert. Toutefois le scintillement du soleil sur la mer existait en permanence. Pour cela il fallait aller à Fécamp au musée de la Bénédictine pour découvrir un espace lumineux et apaisant, à savoir une exposition des œuvres récentes de l'artiste coréenne Bang Hai Ja. Elle dure jusqu'au 25 septembre et c'est ensuite à la galerie Guillaume à Paris qu'on pourra continuer à admirer ses œuvres. À Fécamp, une vidéo nous la présente au travail aujourd'hui, en symbiose avec la nature et avec les matériaux naturels qu'elle utilise, pigments, papiers coréens et textiles non tissés fabriqués par des moniales bouddhistes et peints des deux côtés. Elle est née à la campagne dans une famille de lettrés et après des études universitaires à Séoul, elle a choisi en 1961 de s'installer à Paris pour découvrir les peintres de l'abstraction lyrique. Certaines de ses œuvres sont marquées par l'influence de Paul Klee, tout comme l'avait été certaines toiles du peintre chinois Zao Wou-ki dans sa jeunesse. Bang Hai Ja semble avoir visé et atteint un point d'harmonie entre l'Orient et l'Occident, abolissant en fait ces deux notions pour créer une œuvre à part où les espaces de la nature sont en osmose avec les espaces intérieurs. Parmi les beaux livres qui lui ont été consacrés ou qu'elle a illustrés, nous pouvons signaler celui qui est le plus petit et le moins onéreux, « Les Mille Monts de Lune » qui est un recueil de poèmes de Corée présentés par Charles Juliet (Albin Michel, 2003) avec une postface de l'artiste. Voici un extrait d'un poème du XVIe siècle dont le contenu n'est pas encore fortement inscrit dans notre trépidante actualité mais qui représente un beau projet pour l'avenir : « Être libre du matin au soir Flâner tranquillement, détaché des choses Marcher sur les mille monts de lune Suivre les nuages infinis » IN SITU Nous vous invitons à aller sur notre site pour lire deux textes mis en ligne depuis la dernière lettre sur deux films excellents : « Une séparation » d'Asghar Fahradi et « Habemus Papam » de Nanni Moretti. Bien fraternellement à toutes et à tous Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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