Journal de notre bordLettre no 130 (le 7 juin 2011)Bonsoir à toutes et à tous, C'est un « complot international » ! Des centaines de milliers de jeunes et de moins jeunes sont en train de se mobiliser et de « comploter » contre le système de domination capitaliste et ses institutions. Ces gens donnent corps, là où ils sont, à une démocratie directe, authentique, pour imposer et construire les conditions d'une vie décente et même heureuse, sans chômage, sans exploitation, sans discriminations. Le printemps des peuples, commencé en Tunisie puis en Égypte dès janvier dernier, ne pouvait pas être un feu de paille. Nous vivons dans un monde de plus en plus interconnecté sur tous les plans. Personne ne lutte bien longtemps dans son coin. Personne n'invente un nouveau mode d'action, personne ne subit une répression sans que d'autres ne le sachent ailleurs. Et cela donne envie de protester ou de s'inspirer de l'expérience des autres. À l'instar de l'occupation de la place Tahrir au Caire, celle de la Puerta del Sol à Madrid, celle de la place de Syntagma à Athènes et celles de la plupart des villes grecques indiquent qu'un ébranlement profond gagne à présent l'Europe. La lutte est multiforme selon les moments et les pays : grèves, occupations des rues et des places, réflexions, débats, délibérations en assemblées, élaborations de revendications, actions diverses. Ces mouvements passent en souplesse de la toile internet à la place centrale, au quartier, à l'entreprise. Cette effervescence s'amenuise ici et rebondit plus tard ou ailleurs. Il est criant que ces nouveaux mouvements ne suivent pas les canaux habituels. Ils se développent sur l'agora, cet espace public où tout le monde peut s'exprimer et être entendu, où les avant-gardes autoproclamées ne sont pas à l'aise et où les politiciens ne sont pas les bienvenus. Car comme le disait un occupant madrilène sur sa pancarte : « Nous faisons de la politique avec un P majuscule. » Les couleurs nouvelles de ces mouvements et de leurs formes démocratiques obligent à chercher, à inventer, à proposer sans être un donneur de leçons. D'autant plus que les profiteurs du système ne sont pas inactifs. L'armée égyptienne et tous les fondamentalistes craignent et combattent les forces dynamiques qui luttent avec persévérance pour la liberté et la justice sociale. La répression s'abat sur le peuple syrien avec une férocité qui essaie de briser, de devancer la puissance de libération qui pourrait surgir d'un mouvement touchant toutes les villes. Ce mouvement dure depuis trois mois sans faiblir, au grand dam des grandes puissances mais aussi des régimes des pays qui entourent la Syrie. L'ennemi est partout le même sous des visages différents, du Maroc au Japon, de l'Islande à la Chine. C'est ce capitalisme sénile, fragilisé, qui se fait passer pour irremplaçable mais ne peut pas se passer de son fric, de ses flics, de ses armées et de notre tolérance, laquelle est en chute libre. L'ennemi capitaliste est clairement identifié, lui qui licencie, qui fait payer ses dettes aux peuples, qui les affame en retirant ses capitaux, qui pille les ressources et dégrade l'environnement. La crise a révélé au grand jour tous les rouages de cette machinerie infernale et incontrôlable. La prise de conscience collective progresse à grands pas. Mais elle se heurte aussi à des obstacles importants qu'il est vital de comprendre pour les vaincre. ________________________________ Les prédateurs Sister Carrie Mozart, sociologie d'un génie Variations In situ Sur les 88 touches d'un piano _________________________________ LES PRÉDATEURS Certains commentateurs se sont demandés si Dominique Strauss-Kahn s'était comporté au Sofitel de Manhattan en « homme des cavernes ou en crétin ». Cette interrogation est doublement fausse. Rien n'indique qu'au paléolithique, à l'époque des cavernes ornées comme à Lascaux, le comportement des hommes à l'égard des femmes était celui de prédateurs, d'individus les considérant comme des choses consommables à leur gré. Il y a de grandes chances pour qu'un tel comportement de toute puissance, humiliant et destructeur psychologiquement, ait émergé plus tard, dans des sociétés patriarcales, hiérarchisées et dominées par la propriété privée. Nous ne sommes pas sortis d'une telle société où des mâles, dont certains ayant un vernis de culture et un compte en banque consistant, se croient tout permis à l'égard des femmes. Et où certaines femmes aliénées à de tels hommes de pouvoir couvrent leurs agissements pour défendre les « intérêts supérieurs » de telle famille, tel parti, telle entreprise ou telle institution. Martine Aubry aurait dû réserver son appel vibrant à la décence à son ami DSK, et cela depuis des années. Par ailleurs DSK n'est pas un « crétin ». Il a très intelligemment mené sa barque à la tête du FMI pour faire passer des plans dans plusieurs pays saccageant les services publics, étranglant les classes populaires et renflouant les banques. Mais son intelligence a buté sur un obstacle qu'il ne pouvait pas soupçonner, avec sa mentalité de membre d'une coterie, celle des grands prédateurs politiques et financiers, bardés d'experts en communication. Une femme de ménage d'origine africaine a eu le courage de dire qu'elle avait été maltraitée. Hier le procès de DSK a été instruit dans la rue, par les femmes de ménage de New York qui ont manifesté devant le tribunal. Elles ont crié leur indignation et témoigné que les actes outrageants et les viols à leur égard sont fréquents dans ces hôtels de luxe où elles travaillent dur pour un faible salaire. Elles se cassent le dos à retourner les matelas, à nettoyer des lieux laissés dans un état répugnant par des gens richissimes qui les considèrent comme des esclaves. Si elles ne « font » pas les chambres à la cadence imposée, elles se font licencier. Vous pensez si l'une d'elle avait le temps et l'envie d'être « consentante » (thèse de la défense de DSK) et d'être « séduite » en plein travail par l'ex-patron du FMI, par l'ex-futur président de la République française ! Cette affaire nous incite à avoir les idées claires sur ce qui distingue la justice d'une part d'un appareil judiciaire d'autre part. Qu'il soit français ou américain, un appareil judiciaire rend « sa » justice, le plus souvent selon des lois discutables et selon les préjugés des juges ou des jurés, en particulier leurs préjugés de classe. La vraie justice dans les rapports humains et notamment dans les rapports entre les hommes et les femmes, c'est à tout un chacun de s'en préoccuper dans la vie quotidienne. Il serait triste que ce soit seulement une minorité de femmes courageuses et de militantes déterminées qui se préoccupe du respect des femmes et de leurs droits. Il doit être dit que dans cette affaire DSK, bien des femmes et des hommes ont éprouvé un dégoût, se sont sentis offensés et n'ont pas l'intention de laisser la misogynie sous toutes ses formes perdurer, s'étaler et regagner du terrain. SISTER CARRIE Si vous n'avez jamais entendu parler du romancier américain Theodore Dreiser (1871-1945), c'est tout à fait normal. Il y a des raisons à la fois éditoriales et politiques qui s'entrecroisent. Dreiser a connu la misère dans son enfance, il a été apprenti cuisinier, garçon de courses avant de pouvoir se lancer dans le journalisme et la littérature. Son premier roman « Sister Carrie » a été publié en 1900. Il a été publié 105 ans plus tard en français ! Nous disposons à présent d'une édition en poche dans la collection Points (2010, 700 pages). Le nombre de pages peut effrayer mais selon la formule consacrée qui devient, à tort ou à raison, un gage de qualité, « ça se lit comme un roman policier » avec des rebondissements étonnants. « Sister Carrie » a fait scandale immédiatement, de telle sorte que son éditeur s'est arrangé pour vendre le moins d'exemplaires possibles (500 en tout). L'héroïne du roman n'avait pas toutes les vertus pouvant faire tomber les préjugés des lecteurs conformistes et puritains. Mais on peut aussi faire l'hypothèse qu'un roman qui n'était pas une « success story » et ne chantait guère les louanges du fringant capitalisme américain du début du XXe siècle risquait d'assombrir l'humeur optimiste de trop de lecteurs. Après un long moment de découragement bien compréhensible, Dreiser publia un autre très bon roman «Jenny Gerhardt », tout aussi incorrect selon les critères précédemment évoqués. Il a été traduit en français en 1947 mais n'a pas été réédité depuis (bonne chance à ceux qui aiment chercher un livre rare chez les bouquinistes). Nous parlerons une autre fois de ses autres romans. Mais avant de revenir à « Sister Carrie », il faut préciser que Theodore Dreiser s'est engagé à fond dans des luttes politiques qui ne pouvaient ni l'enrichir ni lui faciliter l'existence, en protestant contre le lynchage du syndicaliste révolutionnaire des IWW, Franck Little, en faisant campagne en faveur des anarchistes Sacco et Vanzetti, en protestant contre l'expulsion des USA de l'anarchiste Emma Goldman, en allant faire un voyage en Union soviétique, etc. Mais même s'il était mal vu, Dreiser était un teigneux qui avait de l'énergie à revendre. Pour apprécier le roman « Sister Carrie », nous vous conseillons de lire la préface de l'écrivain américain Douglas Kennedy seulement après avoir lu le roman. Elle n'est pas indispensable pour comprendre de quoi il s'agit. Elle a surtout le défaut de raconter l'intrigue et de proposer une interprétation assez contestable. Ceci dit elle rend justice à Dreiser comme grand pionnier du roman réaliste américain ayant influencé Hemingway, Dos Passos, Steinbeck, Scott Fitzgerald et quelques autres. Pour écrire ce premier roman, Dreiser s'est placé sous l'influence (avouée par un de ses personnages) de Balzac et Maupassant. Dreiser a trop de sympathie pour ses personnages, même quand ils sont médiocres ou hors jeu, pour qu'on puisse le comparer à Zola. D'autre part, il puise dans sa propre existence l'histoire de Carrie, cette jeune provinciale qui débarque à Chicago toute émerveillée par cette ville moderne en pleine croissance. Au début, on peut être un peu agacé par les commentaires de Dreiser sur les faits et gestes de ses personnages sur le ton de la badinerie moralisante. Mais ensuite, par l'effet d'entraînement de son récit, ses commentaires se font plus rares et il déploie une vraie subtilité psychologique pour rendre compte du conflit entre les besoins humains et les exigences de la société marchande. On comprend de l'intérieur les ressorts de ses personnages épris de confort voire de luxe, de reconnaissance, d'amour, dupés par leur fascination du monde des marchandises et des spectacles mais y résistant parfois à leur façon. MOZART, SOCIOLOGIE D'UN GÉNIE Le sociologue Norbert Elias (1897-1990) était bien conscient d'avoir choisi un titre paradoxal et même provoquant en intitulant son étude inachevée sur Mozart de « Sociologie d'un génie » (« Mozart Sociologie d'un génie », réédition au Seuil, 250 pages, janvier 2010). Il ne partageait pas l'opinion qui fait de la sociologie une science réductrice ne devant pas porter son analyse sur une individualité aussi exceptionnelle que celle de Mozart. « La sociologie est pour moi une science qui doit nous aider à mieux comprendre et à expliquer ce qui nous paraît incompréhensible dans notre existence sociale. » (page 24) Et d'ajouter un peu plus loin : « Il appartient aux techniques du sociologue de donner une image claire des contraintes sociales qui ont pesé sur l'individu. » D'entrée de jeu, Elias considère le destin de Mozart comme tragique. La tension entre sa volonté d'être un artiste à la fois libre, alors que son statut de musicien est celui d'un serviteur, et reconnu par la noblesse de cour qui l'emploie n'a cessé de s'accentuer à mesure que son génie se déployait. Car après l'époque de l'admiration amusée pour un enfant prodige, vint l'hostilité à l'égard de l'artiste qui est trop original et ne se soumet pas. Il se trouve confronté aux humiliations puis à l'indifférence. Elias explique en finesse les raisons du comportement de clown de Mozart ou les raisons de son inclination pour la scatologie. Il est cependant dommage qu'il n'ait pas intégré à son analyse le sens de l'engagement de Mozart dans la franc-maçonnerie et une forme d'idéal de fraternité universelle que cela représentait et qu'on retrouve notamment dans son opéra « La Flûte enchantée ». VARIATIONS La revue « Variations » revient en force (d'analyse critique) avec une nouvelle et riche livraison où au fil des contributions, il est aussi bien question de ce que fut la dictature en Argentine en 1976, de la saga des groupes de rap en France à partir du film « La Haine », de Machiavel, Kropotkine, Claude Lefort, John Holloway, Xavier Mathieu ou Anselm Jappe. Mais le mieux est sans doute de donner la parole au comité de rédaction de cette revue qui nous en présente le contenu. « CherEs lecteurs et lectrices, Variations - revue internationale de théorie critique, est heureuse de vous proposer sa quinzième livraison : "La Haine", riche de contributions inédites en langue française. Les auteurs de ce numéro explorent cette passion triste dans un moment où le monde se voit tiraillé entre des soulèvements porteurs d'espoirs d'une part et les contritions réactionnaires de l'autre. C'est au cours de cette tension que voit le jour ce numéro de Variations, où l'approche développée par la théorie critique se pose en sentinelle. Au sommaire de ce dossier : Hitler dépeint en victime par Frederic Jameson ; Éloge de la raison, les lumières de Thilo Sarrazin par Hans Horch ; Rompre par John Holloway ; Désajointement. L'existence, son amour et sa haine par Frédéric Neyrat ; Qui a peur du peuple ? Le débat entre l'agoraphobie et l'agoraphilie politique par Francis Dupuis-Déri ; Quinze ans après La Haine par Julien Bordier ; La haine du prolétariat par les classes dominantes par José Chatroussat ; La haine, cette (violente) muse par Daniel Veron ; 76 par Lucia Sagradini. Ainsi que : Au sujet de la vie mutilée. Précarité, flexibilité, discours sécuritaires par Alexander Neumann ; Retour sur la notion d'expérience prolétarienne par Nicolas Poirier dans le hors-champ de la revue, suivi de recensions d'ouvrages. Comme toujours, cette livraison de Variations est entièrement libre et gratuite, à retrouver tout comme ses archives sur : www.theoriecritique.com Bonne lecture, Le comité de rédaction » IN SITU Le texte sur le film « We want sex equality » de Nigel Cole a été mis en ligne (comme promis) après la parution de notre dernière lettre. Deux autres articles ont été mis en ligne depuis. L'un d'eux présente le film iranien de Shirin Neshat, « Women without men ». Ce qui est aussi l'occasion pour apporter des éléments d'information historiques et politiques sur le mouvement féministe en Iran. Un autre article revient sur la critique du roman de Arturo Pérez-Reverte, déjà publiée sur notre site, pour développer le contexte historique de ce récit se situant à l'époque napoléonienne ainsi que le contexte politique actuel de sa réception en Espagne. SUR LES 88 TOUCHES D'UN PIANO Dans la floraison actuelle des très bons pianistes de jazz de la jeune génération, nous vous conseillons d'écouter Aaron Goldberg. Il y a environ une dizaine d'années, ce musicien new-yorkais a mûri un style plein de verve imaginative auprès du saxophoniste Joshua Redman. Son dernier disque en trio avec Reuben Rogers à la basse et Eric Harland à la batterie, ou en quartet pour trois plages avec le saxophoniste Mark Turner, s'intitule « Home » (CD Sunnyside, 2010). Il y a chez lui un punch fruité digne d'Ahmad Jamal et une délicatesse dans les ballades (dont certaines composées par lui) qui le situe dans la galaxie des Bill Evans et autres Fred Hersch. Aaron Goldberg a écouté et assimilé les meilleurs pianistes en partant d'Erroll Garner pour aller jusqu'à Keith Jarrett et en passant par Thelonious Monk et probablement par John Cage. Finalement, il s'est frayé son chemin bien à lui. À une première écoute, on se dit que ce disque est bon et varié. A une deuxième écoute, le charme s'accentue et à la cinquième on se dit qu'il serait temps d'en parler à celles et ceux qui pourraient l'apprécier également. Ce qui vient d'être fait. Bien fraternellement à toutes et à tous Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/lettres/Lettre_130_07-06-2011.html