Journal de notre bordLettre no 128 (le 24 mars 2011)Devant le déferlement des événements planétaires, la tête nous tourne et nous sommes confrontés à une multitude de drames, de défis passionnants et aussi d'appréhensions, pour ne pas dire d'angoisses. Par rapport aux événements qui viennent de se passer et se poursuivent au Japon, en Libye, à Gaza, à Bahreïn, au Yémen, en Syrie, en Côte d'Ivoire ou en France, personne n'éprouve la moindre difficulté à avoir une opinion. Formuler des jugements est à la portée de tout un chacun et procure un apaisement relatif : nous nous donnons l'illusion de savoir quoi penser de tout cela, quoi dénoncer, quoi rejeter et cela nous permet de vaquer ensuite à nos occupations la conscience tranquille (ou pas du tout tranquille, selon notre personnalité). Nos slogans sont prêts et nous pouvons les décliner à l'envi : « Dégage X ! », « A bas Y ! », « Plus jamais Z ! ». Nos textes de protestation contre telle ou telle répression, l'affirmation de notre solidarité pleine et entière avec le peuple A, B ou C sont sincères et sont la moindre des choses. Nous les avons sous le coude en permanence et nous pouvons les sortir pour toutes les situations présentes et à venir. Prendre position est facile, plus ou moins selon les sujets. Mais comprendre ? Mais quoi faire ? Comment être utile ? Là, les choses se compliquent. Car bien souvent nous sommes d'abord dominés par un sentiment d'impuissance. Nous dénonçons bien sûr Sarkozy et ses collègues impérialistes de se donner des airs de sauveteurs humanitaires en Libye tandis que son porte-voix Guéant vend la mèche sur cette nouvelle équipée guerrière en employant le mot croisade. Le sort du peuple libyen est le cadet de leurs soucis. Total, Lagardère et Dassault peuvent se frotter les mains. Mais cependant, nous sommes taraudés par le fait que nous ne sommes pas capables d'aider le peuple libyen à ne pas se faire massacrer par Kadhafi et sa bande. Ceci dit, nous sommes tout aussi incapables d'aider les populations insurgées à Bahreïn, au Yémen, en Syrie, à ne pas se faire massacrer et à se débarrasser de leurs dictateurs et de l'emprise impérialiste. Que faisons-nous pour la population en Côte d'Ivoire où les groupes capitalistes français continuent à se remplir les poches ? Pour assumer notre place et notre responsabilité dans le grand tourbillon actuel des révoltes et des catastrophes, il nous faut dépasser ce sentiment d'impuissance (inavoué, bien sûr) car sinon, nous ne voyons plus où sont nos possibilités d'intervention tout à fait tangibles. Celles et ceux qui se préoccupent de changer la société radicalement ne sont pas au spectacle du monde pour déplorer les erreurs et les faiblesses des gens en lutte et pour compter les points. Il ne doit pas y avoir une coupure entre « eux » et « nous ». Il ne peut y avoir que « nous, hommes et femmes de tous les pays et de tous âges », en lutte pour une autre société débarrassée du capital et des relations sociales qu'il nous impose. Faisant partie du monde, nous agissons conjointement pour le comprendre et le changer, avec tous les moyens disponibles ici et maintenant, sans être dans cette position d'extériorité, voire de condescendance, consistant à vouloir « aider », être passivement « solidaires » de « pauvres gens » de lointaines contrées. Il faut renverser la proposition et changer la perception de notre place dans le monde. Depuis le début de l'année, ce sont les peuples du Maghreb, du Moyen-Orient et du Japon, qui nous « aident » avec leur courage, leur énergie et leur créativité collective à nous sortir de notre morosité, de notre fatalisme, de notre scepticisme sur la capacité des jeunes et des classes populaires à s'émanciper. Il faut bien dire qu'ils ne nous ont pas encore assez « aidés » à être moins désabusés, moins enfermés dans nos frontières nationales, moins intellectuellement arrogants, moins ignorants de ce qui se passe dans leurs pays. Mais ils s'y emploient, avec leurs luttes collectives acharnées pour sauver des vies, nourrir et soigner des gens comme au Japon, pour gagner leur liberté et des conditions d'existence décentes au sud et à l'est de la Méditerranée. Tout ce processus est d'une extrême difficulté. Les forces réactionnaires intérieures et extérieures peuvent l'emporter ici ou là, momentanément ou durablement. Mais si nous n'avons guère été capables en France de nous enthousiasmer réellement pour les révolutions en Tunisie et en Égypte par exemple, sans vraiment comprendre que nous disposions d'un levier pour combattre le racisme ici, il serait au moins décent de ne pas les dénigrer en supputant déjà leur défaite, en plaquant des considérations sommaires sur des événements porteurs d'expériences riches et pleines d'espoir pour tout le monde. Pour ne pas être dans un rapport d'extériorité avec eux, avec les peuples en mouvement d'une manière ou d'une autre, cela demande de nous informer et de nous interroger sur une foule de questions, de particularités de l'histoire et de la vie sociale et politique de ces peuples-là. Cela demande très probablement des remises en cause de nos schémas et stéréotypes de pensée, une réactivation permanente de notre esprit critique. Il semble que pour que les armes de la critique ne rouillent pas et ne tombent pas en poussière, il faut sans aucun doute les remanier, les affûter sans répit, en construire de nouvelles. Ce qui suppose aussi de porter un regard nouveau sur nos propres luttes, refus et résistances quotidiennes. Si nous le voulons, elles finiront par se connecter à celles qui se déploient actuellement et n'ont pas fini de le faire. ________________________________ Dernier avertissement Gens de Shanghai Relation de confiance Une langue venue d'ailleurs _________________________________ DERNIER AVERTISSEMENT Quelque deux cent vingt variétés de cerisiers vont fleurir dans quelques jours au Japon. Cela ne sera pas le cas dans la région de Sendai au nord-est. Dans les autres régions, cet événement annuel magnifique, propice habituellement à une grande convivialité et à de joyeux pique-niques dans tous les parcs de ce pays sera vécu sur fond de désastre et de gâchis. Les retombées radioactives prendront le pas dans les esprits sur la pluie de pétales des cerisiers. Il faut se déprendre des considérations qui opposent la nature aux hommes par nature prédateurs et destructeurs de la nature. La floraison des cerisiers au Japon est en fait le résultat harmonieux d'une longue collaboration entre les possibilités offertes par la nature et l'intervention patiente, inventive et minutieuse de nombreuses générations humaines. La nature n'a ni âme ni intention bénéfique ou maléfique. Les humains ne viennent pas au monde avec l'intention sournoise et délibérée de détruire la nature. Nous ne devons pas méconnaître la nature ni calomnier inutilement l'ensemble du genre humain. C'est un système de pouvoirs visant exclusivement au profit qui actionne les humains à l'échelle mondiale pour en faire des marionnettes malfaisantes ou inconscientes des dégâts provoqués sur la nature et sur eux-mêmes. Il nous faut viser ce système et tout faire pour nous en libérer. La catastrophe en cours de Fukushima devrait sonner pour tous les gens de bon sens comme un dernier avertissement. Pourquoi n'avons-nous pas entendu les précédents avertissements de Hiroshima, Nagasaki et Tchernobyl ? Pourquoi avoir écarté avec désinvolture le fait que Hiroshima (tout comme Auschwitz), ouvrait une ère nouvelle, c'est-à-dire comme l'exprimait le philosophe Günther Anders en analysant la société liée à un tel événement, ne laissait à l'humanité qu'un délai pour se ressaisir mais n'avait plus véritablement un avenir (« L'obsolescence de l'homme », éd de l'encyclopédie des nuisances, écrit en 1956, traduit en 2002). En associant sans comprendre les implications, la notion de progrès à celle de développement des forces de production (avec les forces de compulsion consuméristes qui les accompagnent), nous avons laissé la bride sur le cou aux irresponsables, les bureaucrates soviétiques et les oligarques actuels, les affairistes capitalistes, leur personnel politique (y compris ceux se disant frauduleusement socialistes) et les scientifiques complaisants qui se sont mis à leur service. On ne proposera pas ici de mettre en prison les gens du lobby nucléaire et les chefs d'État qui continuent avec impudence à défendre la nécessité à la fois des centrales nucléaires et des armements nucléaires qu'ils ont en main. Mais il est évident que nous devons les considérer comme des ennemis du genre humain, au même titre que les gens qui ont assuré pendant des décennies la promotion de l'amiante, du plomb dans l'essence ou de médicaments qui ne soignent que les profits. Les dangers de tous ordres sont tels qu'on ne se ralliera pas à ceux qui prônent seulement l'injection plus ou moins homéopathique d'énergies dites alternatives alors qu'il s'agit de promouvoir une société alternative, des relations sociales et économiques alternatives totalement libérées du joug du marché, pour donner une chance aux générations futures d'admirer sereinement le retour des cerisiers en fleur et autres spectacles naturels et humains susceptibles de rendre heureux. GENS DE SHANGHAI Le réalisateur chinois Jia Zhang Ke est un témoin, au sens le plus noble de ce mot, de l'histoire de la Chine passée et en cours. Nous avions eu l'occasion de recommander du même cinéaste, « Still Life » et « The World ». Nous retrouvons la qualité de son regard et de son écoute des gens les plus divers dans « I wish I knew, histoires de Shanghai » qui, on l'espère devrait sortir en DVD dans quelque temps. Il peut sembler au premier abord qu'il n'y a là qu'une série d'interviews de personnes ayant vécu à différentes époques à Shanghai. Mais chaque rencontre est reliée à la suivante par des séquences de pérégrinations dans la ville d'une femme belle, pensive et triste dans des lieux que le réalisateur a dépouillé de toute connotation touristique. La fameuse promenade du « Bund » est montrée en plan frontal comme un lieu blafard et désert. Ce blues visuel met en relief les destins individuels d'hommes et de femmes qui pour certains se sont retrouvés à Hong Kong ou à Taïwan. Le spectateur qui ne connaîtrait pas les principaux événements qui ont marqué l'histoire de la Chine au XXe siècle et à la fin du XIXe siècle peut être parfois un peu perdu. Mais il ne s'agit pas d'un documentaire mais d'une enquête humaine et artistique, au plus près du ressenti des gens qui puisent dans leurs souvenirs. RELATION DE CONFIANCE Les handicaps ne peuvent pas être surmontés uniquement par des techniques. Le film de Tom Hooper, « Le discours d'un roi », en donne une excellente illustration. Soit un duc anglais dans les années trente du siècle dernier censé, dans certaines occasions, faire un discours, éventuellement radiodiffusé. Bien involontairement, notre homme va se retrouver roi à la suite de l'abdication de son frère. Mais il souffre d'un handicap : il bégaie. Dans cette histoire vraie, plusieurs relations vont se tisser pour tenter de résoudre ce problème. La femme du futur roi est d'une détermination infaillible pour trouver la bonne personne susceptible d'aider son mari. La dernière chance réside chez un homme plutôt anti-conformiste d'origine australienne. Cet acteur raté (ce qui ne veut pas dire sans talent) va essayer d'aider le duc en lui faisant bien comprendre qu'au préalable, une relation égalitaire est nécessaire entre eux. Pour établir une relation de confiance, l'abolition au moins temporaire du positionnement hiérarchique est indispensable estime ce psychologue authentique qui, du reste, n'est pas un docteur et refuse d'être appelé docteur. C'est une relation risquée où l'on peut aller trop loin ou pas assez loin. Le patient doit être à la fois en confiance avec son interlocuteur (respectueux et respecté) et moralement courageux. C'est la voie difficile (mais pas royale) pour retrouver confiance en soi, en dénouant soi-même, en temps voulu, ses nœuds de souffrance intérieure. UNE LANGUE VENUE D'AILLEURS L'amour d'une langue peut conduire très loin et transformer une vie. Dans les années soixante-dix, le jeune Akira Mizubayashi est insupporté par la langue de bois qui a cours à l'époque dans son pays, le Japon. Il a besoin d'habiter une langue signifiante, savoureuse, qui l'arracherait aux conformismes qui l'entourent. Ce sera, par choix tout personnel encouragé par son père, la langue française. Sa rencontre avec le français est vraiment d'ordre amoureux et elle lui ouvrira bien sûr les portes de l'amour se déclinant sur tous les plans : rencontres culturelles et personnelles. Akira Mizubayashi nous en livre les moments les plus significatifs dans « Une langue venue d'ailleurs » (éd Gallimard, 270 pages, décembre 2010). Les chemins pour pénétrer le français sont ardus et souvent amusants. Ses efforts s'accompagnent d'une passion pour la musique et tout particulièrement pour les « Noces de Figaro » de Mozart. Le jeune homme décide que la femme qu'il aimera devra ressembler à la charmante Suzanne des « Noces ». Notre auteur francophile nous fait partager sa passion pour Jean-Jacques Rousseau qui deviendra le sujet de sa recherche littéraire. De fil en aiguille, l'auteur fait de grandes rencontres en particulier avec Jacques Proust, Maurice Pinguet, Louis Althusser et le grand critique genevois Jean Starobinski. Nous avons aussi le plaisir de faire connaissance avec sa femme qui est bilingue à sa façon, sa fille qui l'est d'une autre et enfin, sa sympathique chienne dont l'intelligence est indubitablement bilingue dans toutes les situations. La musique de la langue est aussi la musique d'une existence particulière. Celle de Mizubayashi sonne avec un panache stylistique précieux où subsiste comme un parfum du Japon. L'auteur est parvenu à ses fins. Il n'est ni français ni japonais. Il revendique « sans honte ni tristesse » son « étrangéité ». « Je suis étranger ici et là et je le demeure ». Ce livre est un joli coup porté contre toutes les bêtises concernant l'identité nationale ou l'identité culturelle. Par les temps qui courent et qui trébuchent, nous avons aussi bien besoin de la passion pour la littérature, pour Mozart, Jean-Jacques Rousseau, Diderot ou Stendhal qui est au cœur de ce livre. Bien fraternellement à toutes et à tous Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/lettres/Lettre_128_24-03-2011.html